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I C'est dans la bouche rose et tendre qu'est le verbe Elle seule peut vaincre, avertir, consoler Dans l'enfant qui bégaie on entend Dieu parler Victor Hugo La légende des siècles – Les Petits

Lili avait deux ans et tu ne l'avais jamais entendue babiller, hurler ou pleurer. Chaque fois qu'elle voulait quelque chose, elle la pointait du doigt et faisait oui de la tête. Dès qu'on lui remettait l'objet espéré ou qu'on la soulevait pour qu'elle l'atteigne, elle vous regardait droit dans les yeux et elle souriait. Ses parents ne semblaient pas se soucier qu'elle se contente d'agiter ses doigts dans les airs, de remuer sa petite main en cercle et de sourire sans jamais formuler les habituels « papa » ou « maman ». Tu avais l'âge qu'avait ta mère quand elle jeta au feu la carte de souhaits aux trois boules de Noël. Le temps des Fêtes approchait, et tu te rendais deux fois semaine dans l'appartement qu'habitait cette famille pour réchauffer le souper que la dame avait préparé, le servir au mari – qui repartait aussitôt après avoir mangé –, faire la vaisselle, nourrir Lili, lui donner son bain et la mettre au lit.

À ta première visite, la dame t'avait rapidement fait faire le tour de l'appartement en t'indiquant où se trouvait le nécessaire pour effectuer les tâches à accomplir. Au moment de franchir la porte, elle t'avait avertie que son mari n'aimait pas parler.

Malgré l'inconfort ressenti chaque fois que la dame s'en allait, tu avais fini par t'accoutumer au silence du mari, à la manière dont il repoussait son assiette pour te signifier qu'il avait terminé, et même à la façon qu'il avait d'attendre, les yeux rivés à la nappe, que tu sois dos à lui, occupée à rincer la vaisselle, pour se lever, mettre son paletot et sortir.

T'attacher au mutisme de Lili s'avéra plus simple. Son silence avait une odeur de pyjama frais lavé et de poudre pour bébé. Ses joues et sa bouche naturellement roses semblaient avoir été peintes à la main par un fabriquant de poupées. Sitôt que tu la faisais manger, alors que le soleil déclinant filtrait par la fenêtre, elle s'amusait à tenter d'attraper les poussières en virevolte dans la lumière. Ne pas l'entendre crier ou chigner t'allait parfaitement. Tu n'avais personne à qui le confier, mais garder des enfants te collait la peur au cœur : peur que les parents ne rentrent pas, qu'ils meurent dans un accident de la route, peur de te retrouver avec de potentiels orphelins sur les bras. À cela s'ajoutait l'angoisse anticipée du trajet du retour à pied, en pleine noirceur. Tu ne possédais rien qui fasse de toi une candidate portée par la grâce. Garder Lili n'avait rien de lourd, mais rester là à patienter jusqu'au retour de la dame te plongeait dans une sorte d'agonie à laquelle tu n'allais jamais t'habituer.

Les semaines s'écoulaient dans le semblable au revoir de la dame, le semblable bruit de porte refermée derrière elle, le semblable mutisme du mari et ses semblables disparitions, te laissant seule face au silence de leur enfant.

Tu étais parvenue à meubler le lieu de ta voix en expliquant à Lili tout ce que vous alliez accomplir : finir de nettoyer le comptoir en répétant : Guenille, essuie-moi ! , ranger la vaisselle en additionnant les assiettes, jouer à laisser tomber les ustensiles dans le tiroir, faire s'embrasser Monsieur et Madame Chaudrons, secouer la nappe en prétendant lever les voiles du bateau- cuisine, et lui donner son bain en chantant Colchique dans les prés.

Tu te disais qu'elle allait peut-être finir par parler.

Puis, un soir, tu avais plongé tes yeux dans les siens avant de lui demander le plus sérieusement du monde :

« Toi, Lili, quand tu vas te mettre à parler, est-ce que tu vas bégayer ? »

Lili avait collé son front contre le tien, tu avais éclaté de rire et elle t'avait applaudie.

Quelques semaines plus tard, dans la précipitation du jour, dans la noirceur qui s'imposait de plus en plus rapidement, une fois la suite des semblables choses accomplie, tu avais manqué d'élan. Pas de Guenille, essuie-moi !, aucune chute d'ustensiles, pas de jeu de débarbouillette-marionnette ; pas non plus de coucou sous la table ou de glouglou dans le bain. Une fois le rangement effectué, tu te retrouvas avec la petite qui sentait bon le bébé, et la dévorante sensation d'être avalée par le silence.

Lili avait beau battre des mains, bouger ses petits doigts, pointer des objets et des jeux, te prendre par le cou, te donner des becs mouillés, tu n'avais aucune envie d'être là et, pour tout dire, aucune envie d'être tout court. Tu étais devenue un corps mécanique répondant à une savante géométrie d'angles, de calculs et de distances, trente pas pour te rendre d'une pièce à l'autre, deux mouvements pour te pencher, trois de plus pour prendre l'enfant dans tes bras. Le jour s'effeuillait, la noirceur de la saison gagnait du terrain et se frayait un sentier en toi. La Matanie appartenait désormais au passé et, sans que tu puisses le comprendre, tu manquais d'air, de vent, d'horizon et d'eau salée.

Tu avais mis Lili au lit depuis un bon moment, et tu la croyais endormie. Tu avais éteint toutes les lumières de l'appartement, sauf une lampe sur la table

pesait et lire te paraissait vain. Tu détestais l'idée de passer le temps tout autant que celle d'être, là, dans un appartement inconnu, dans un divan inconnu, à attendre qu'une inconnue rentre chez elle pour que tu puisses enfin ne plus attendre tout ce qui, désormais, t'était connu. Tu te levais pour te rendre à la fenêtre et retournais t'asseoir, te relevais pour vérifier l'heure à l'horloge de la cuisine, revenais sur tes pas, repassais devant la fenêtre du salon et regagnais le divan. Trop tôt pour t'étendre et tenter de dormir, trop hasardeux d'allumer la télé puisque tu risquais de réveiller Lili, trop pénible d'imaginer qu'il te faudrait entendre ta voix s'exercer à lui chanter une chanson pour la rendormir.

Retour sur les devoirs à faire. Abandon immédiat.

Tu n'arrivais pas à te concentrer ou même à désirer quoi que ce soit. Tu te retrouvais tout entière contenue dans le profond désir de disparaître, de ne pas exister. Tu imaginais que tu te précipitais chez les voisins, que tu prétextais une urgence t'obligeant à rentrer immédiatement, que tu laissais Lili à leurs bons soins et que tu courais dehors, à bride abattue, en route vers une destination étrangère pour te prouver qu'il devait bien y avoir en ce monde une raison de vivre qui saccagerait le sentiment que tu avais de ne rien habiter.

Tu devais en être au troisième plan échafaudé et ravalé, à la dixième excursion en douce entre l'horloge de la cuisine, la fenêtre du salon et le coussin renfoncé du divan. Tu avais fini par te raisonner et t'obliger à faire au moins une partie de tes devoirs, quand tu l’as entendue marmonner.

Tu as d'abord songé que le son provenait du bout du couloir commun à tous les appartements. Mais ça venait de l'intérieur ; tout près de toi. En cessant de respirer un court moment, tu as cru que tu entendais le silence bourdonner dans

tes oreilles, mais ce n'était pas le silence, et ça n'avait rien d'un bourdonnement. C'était sa voix. Ce ne pouvait être que la voix de Lili.

Tu t'es approchée de la porte pour constater que ça venait bien de la chambre. C'était à peine audible, délicatement texturé, solennel et paisible.

L’oreille soudée à la porte, tu sentais qu’il y avait là un phénomène relevant du prodige ou de tout autre féerie imbriquée dans le grand secret des choses. Elle parlait et, surtout, elle attendait qu’on lui réponde. Tu avais des pulsations au bout des doigts, comme si les battements de ton cœur s'étaient tous rués là.

Tu tournas la poignée de la porte que tu entrouvris avec précautions pour ne brusquer ni la solennité du rituel, ni la fragile voix chantante, ni ce qui conférait à la voix de la fillette une empreinte de gravité.

Lili se tenait debout dans son lit ; main tendue vers la fenêtre, elle agitait les doigts.

Puis, comme si cela allait de soi, elle se retourna pour te dire : « Ça ne pique pas. »

Main tendue, doigts toujours en mouvement, face à la fenêtre, Lili convoquait la Lune, lui faisait signe d'approcher et de venir se nicher dans sa main. Quand, après avoir dit « Viens Lune, viens », elle se tourna de nouveau vers toi pour te répéter que ça ne piquait pas, la tendresse et l'amour infini que tu lisais dans ses yeux firent s'envoler les ombres qui noircissaient en toi.

par-delà les histoires fondatrices de ton imaginaire, tu venais d’être happée par un puissant tourbillon où tout se confondait : la Lune, la nuit, le ciel, le lit, les étoiles, Lili, sa voix, les livres que tu aimais, les murs de l'appartement, l'horloge de la cuisine, le divan, tes devoirs, la porte, la fenêtre et ton propre corps.

D'un seul coup, à cet instant précis, avec la puissance des Grandes Mers, ou celle présidant à la montaison des saumons, la poésie entrait en toi, loin de l’épanchement sur les textes, du désir nostalgique de romance, étrangère à toute représentation que tu te faisais des poèmes lus à voix haute, pour installer dans ton sang ce mystérieux pont qui relie le visible et l'invisible, l'immensément grand et l'infiniment petit, le silence et le langage, les mots et leurs sens.

La joue collée contre la porte entrebâillée, les doigts resserrés sur la poignée, le cœur en éveil, tu expérimentais le surgissement d'un monde par la fenêtre d'une chambre. Tu assistais à la magie de la lumière caressant une main d'enfant ouverte, au miracle du temps accoucheur d'instants, l'une et l'autre dotés du pouvoir de transformer le semblable dans toutes ses semblableries, l'urgent désir de ne plus exister vibrant en toi quelques minutes plus tôt, et leurs sédiments associés au sentiment de ne pas appartenir à la Terre.

Tout s'inversait.

Les yeux rivés sur la petite qui répétait, comme une comptine, « Viens, Lune, viens » tu ne voulais plus être ailleurs que là, entendre autre chose que la seule et unique vérité peu à peu déployée : la Lune ne piquait pas.

Tu es restée immobile jusqu'à ce que Lili se recouche d'elle-même et qu'elle se rendorme, ou qu'elle t'adresse un dernier baiser soufflé, ou peut-être as-tu attendu que la Lune se déplace et qu’elle délaisse la fenêtre de la chambre pour refermer la porte. Pour le reste, les cahiers dans le sac, l'arrivée de la dame, le trajet du retour : tout s'estomperait dans une sorte de brume à l'image de celles qui s'emparent du large quand la mer gaspésienne se fait chagrin et qu'en guise de consolation le ciel se dépose sur l'horizon.

Dans le brouillard remuant encore autour de ce soir-là réside la sensation d’avoir mis un temps infini à rentrer, d’avoir regardé le firmament plus longuement, d’avoir eu conscience que tes pas sur le trottoir s'ajoutaient à des millions d'autres l'ayant foulé avant toi, et à des millions de pas à venir.

La Lune, la voix et la main tendue de Lili, comptent parmi les chocs de l'existence qui confèrent aux objets, aux astres, aux murs, aux planchers, aux peurs, aux ombres, aux frissons, au temps et aux doigts d'enfants leur plus parfaite lumière ; un bouleversement décisif suffisamment percutant pour nous ramener à ce monde que nous habitons si peu.

Lili possédait une voix.

Elle parlait, savait dire « lune », semblait persuadée qu'elle pouvait lui commander de nicher dans sa paume, et avait peut-être même, pour ce que tu en savais, la capacité d'entendre la réponse de l'astre.

Lili ne bégayait pas.

II

Le sourire de ta mère à l'hôpital, quelques semaines avant sa disparition ; son visage lumineux en voyant ta fille à tes côtés, et la joie dans ses yeux simplement à parler de son envie de manger du fromage Oka, une douceur, une fantaisie, qu'elle devait à ton grand-père.

Tu avais vu ses bras s'arrondir devant elle pour illustrer la grosseur des meules rapportées à la maison. Tu t'interdisais de l'interroger de peur qu'elle s'interrompe et se taise comme elle le faisait chaque fois qu'elle « s'échappait ». Chez elle, la montaison des souvenirs suivait un courant imprécis, farouche, imprévisible, sans lien avec un état d'esprit ou un contexte particuliers. Le barrage s'affaissait, le territoire de l'enfance reprenait ses droits et libérait quelques fragments épars de Matanie.

Ce jour-là, elle s'adressait à ta fille, lui confiait une fraction du mystère de ton grand-père. Il rentrait toujours les bras chargés de quelque chose impossible à trouver autour, des étrangers transitaient par sa barber shop, de soir, de fin de semaine, y déposaient des victuailles, et sans doute bien d'autres choses aussi. Il avait côtoyé des brigands, des gens bien, des « grosses poches » s'étaient assises dans sa chaise de barbier et, non, ce n'était pas une légende, il avait bel et bien agi à titre de barbier pour Al Capone.

Elle t'ignorait pour mieux laisser couler la parole sans renier pour autant son refus de te transmettre les parcelles de vie que tu espérais qu'elle te confie.

Tu mourais d'envie d'ajouter que l'épouse de Capone était Irlandaise et que le lien entre Louis-Harmel et le célébrissime gangster avait dû s'établir par le biais des fils et des filles d'Irlande établis à Boston, assurément lors du séjour prolongé

du grand-père en terres états-uniennes. Trois années d'exil te paraissaient suffisantes pour en envisager l'hypothèse. Mais tu avais gardé le silence pour éviter de te retrouver rabrouée ou, pire, qu'elle expédie toute l'histoire au néant d'un revers de la main en concluant que de toute façon ça ne valait pas la peine d'en parler.

En te faisant oublier, tu voyais là une possibilité qu'elle poursuive sa lancée, et que les fils décousus des histoires se renouent.

Phirin, le Cordonnier-pas-de-pattes, La Sourde, les Forbes, La Pipi, repeuplèrent la chambre d'hôpital. Sans s'en rendre compte, ta mère déposait ça et là des galets sur le chemin, de précieux détails confirmant ce que tu possédais d'imagerie du territoire de vos enfances respectives. Peu de rappel de Mary Murray, mais une brève évocation des orages qu'elle non plus n'avait jamais craints et de la fenêtre devant laquelle ta mère prenait place, elle aussi, comme toi, comme ta cousine, en compagnie de ta grand-mère.

En sortant de la chambre, dans le couloir, le sourire de ta fille, et son visage illuminé.

III

La fenêtre aux orages n'existe plus.

La fenêtre devant laquelle tu te tenais, hier, pour observer la mer, est celle de la maison de ton frère, plus bas sur le fleuve, à quelques heures de la Matanie. Le territoire surlilois où tu venais passer tes étés a disparu, renfloué, refaçonné, travesti en une sorte de quartier gazonné.

IV

Une semaine après le décès de ta mère, tu avais retrouvé la mer déchaînée, furieuse, grosse de toutes les chicanes qu'elle mène avec elle-même, acharnée à faire le grand ménage de ses fonds, résolue à rejeter hors d'elle scories et hantises.

Tu étais restée là des heures à la regarder s'affoler, ériger des murs d'eau et de houle se fracassant contre les gros rochers, effectuer de légers retraits pour mieux décharger sa colère et recracher ses eaux sur le quai, résolue à malmener l'unique barge amarrée. Tu avais vu des individus se précipiter pour l'empêcher d'en sectionner les amarres et de la renverser, des carrures d'hommes en lutte contre le vent et les forces décuplées des hautes mers. En détournant ton regard vers la bouche béante de la baie, tu avais vu se former une dentelle d'écume en parure sur la grève.

V

Le lendemain, tu étais sortie de la maison pour aller marcher sur le plein dans la lenteur imposée par la marée montante, murmurante. Tu t'approchais du ruisseau dont tu ignores s'il était vrai ou faux, s'il s'était façonné naturellement ou s'il avait été creusé pour permettre au surplus d'eau de s'écouler lentement vers la mer. Tu t'étais arrêtée de nombreuses fois, uniquement pour balayer des yeux l'horizon, pour déceler sur la nappe apaisée les imperceptibles frôlements de brise, ces caresses que tu te plais à baptiser « des frissonnances ». Tes yeux s'étaient baladés du vrai-faux-peut-être-vrai ruisseau à la vaste étendue redevenue calme. Tu imaginais que le babillement du ru cherchait à rejoindre les chuchotis de la marée.

Tu avais songé à Roland Barthes. J'ai une maladie, avait-il écrit, je vois le langage. Un ricanement en toi, imperceptible pour quiconque t'aurait aperçue.

VI

Une botte abîmée sur la grève.

Tu t'étais arrêtée pour l'observer.

Ses lacets étendus, deux bras chétifs reposant sur le sable.

Tu avais repris le pas, te retournant occasionnellement pour voir tes traces mouillées derrière, et tu avais marqué plusieurs autres arrêts.

Ici, les empreintes auraient pu être creusées par des mains de géant, ou par un homme transformé en arbre, dont les doigts branchus auraient eu pour extrémités des feuilles sèches.

Là, des coquillages recréant l'illusion d'un squelette d'animal.

La mer elle-même, telle une grande soupe d'écume et de varech.

La mer, tu l'as toujours su, s'adonne à l'art de la peinture et de la sculpture sur sable. Tous les refoulés de son ventre composent des tableaux éphémères. De loin, parfois, il t'arrive de croire qu'il s'agit d'un collier échappé par une passante, d'un bijou que tu aimerais porter, d'un tableau à accrocher au mur de ta chambre.

VII

Voir les vagues s'amener lentement pour venir lécher le bout de tes chaussures, sourire chaque fois qu'elles ratent la cible, les regarder se retirer, revenir, accomplir leur destinée de vagues lécheuses d'orteils, demeurer ainsi dans l'abandon au mouvement des eaux te ramène toujours à plus grand que toi.

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