• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 6 (résultats). Durabilité et modes de pilotage …

1) Mode de pilotage ingénierique

Il correspond au cadre techno-centrique de la grille de lecture de Bawden. Il s'observe surtout dans quelques exploitations (4, 39 et 59), appartenant aux groupes 4 et 5 de la typologie des logiques de fonctionnement, s'inscrivant dans une logique conventionnelle.

Les principaux objectifs des agriculteurs sont la recherche d'une productivité et d'un revenu élevés à court terme, de bonnes conditions de travail. Les moyens utilisés deviennent aussi parfois des objectifs (l'agrandissement pour « développer l'exploitation », la mécanisation, les performances techniques).

La représentation des processus de production est proche de celle qui prévaut en agriculture conventionnelle productiviste. On attend du sol, des plantes, des animaux qu'ils fournissent des rendements proches du maximum. Ce qu'ils produisent, considéré comme des exportations, est permis par les apports réalisés (importations : engrais, aliments). Dans ce cadre, en schématisant, on ne se représente pas le sol ou l'animal comme un système dont la production dépend surtout des processus internes d'équilibre dynamique, mais comme une "boîte" dont les "outputs" dépendent des "inputs", dans une vision réduction-niste et non systémique. Ceci va de pair avec une logique de court terme.

Ainsi M. 4 opte pour la race Romane pour avoir trois agnelages en deux ans, apporte une fertilisation conséquente sous forme d'engrais organiques, privilégie les cultures parce qu'elle sont plus rentables que les prairies au dépens de l'alimentation des brebis. Ce mode de fonctionnement n'est pas sans inconvénients. M. 4 constate que certains lots de brebis ne sont pas en bon état corporel parce que l'alimentation n'est pas suffisante. Pour résoudre ce problème, une solution consisterait à augmenter les surfaces en prairies en les incluant dans les rotations avec les cultures, mais M. 4 s'y refuse parce que cela diminuerait d'autant les surfaces en cultures jugées plus rentables. Cette solution aurait pourtant des avantages pour les cultures, puisqu'elle permettrait de bénéficier des effets des prairies dans la maîtrise des adventices, la diminution des risques de maladies par l'allonge-ment des rotations, l'enrichissel'allonge-ment du sol en matière organique et éventuellel'allonge-ment en azote avec des légumineuses. La proposition récente des voisins pour que M. 4 récolte du foin chez eux a finalement résolu le problème d'alimentation des brebis. La solution a donc été trouvée en restant dans un cadre de raisonnement réductionniste, sans reconception globale du système qui aurait permis d'intégrer des effets d'interaction internes au système dans une logique de plus long terme.

M. 59, quant à lui, doit faire face à un phénomène de baisse des rendements des cultures, qu'il attribue au fait que « la fertilité des sols diminue parce les exportations ne

sont pas compensées par les apports ». Mais pour résoudre ce problème, M. 59 semble

prairies et opte pour des apports de fientes de volaille venant de l'extérieur de l'exploitation pour les cultures ; ces fientes ayant l'inconvénient d'être pauvres en matière organique. Les ressources en matière organique de l'exploitation vont de plus être considérablement réduites dans un avenir proche, si comme cela est prévu, M. 59 utilise tout ou partie de son fumier pour produire du biogaz. Le résidu liquide de la digestion du fumier est davantage un fertilisant qu'un amendement humique permettant d'entretenir la fertilité du sol. La recherche d'une forte productivité, et de revenus supplémentaires par la production de biogaz, entre en contradiction avec les principes agronomiques de l'AB. Le recours aux intrants, s'il répond aux objectifs de production, n'apporte pas de solutions agronomiques à long terme, et s'inscrit dans un fonctionnement plus réductionniste que systémique.

Les stratégies de maintien consistent à atteindre des niveaux de production et de revenus élevés, de manière à pouvoir faire face aux coups durs, par exemple à pouvoir surmonter une mauvaise année (par les réserves financières ou par la possibilité de diminuer le revenu), et à avoir des capacités de financement d'investissement nouveaux (par l'autofinancement ou par les capacités à rembourser des emprunts). Cela correspond en terme de processus au pouvoir tampon. La spécialisation s'inscrit dans ces stratégies de maintien, en ce qu'elle permet à l'agriculteur d'acquérir une grande maîtrise du système de production, par le développement de compétences pointues, d'équipements les plus adaptés possibles.

Les stratégies d'adaptation consistent notamment à adapter l'assolement et les achats d'intrants en fonction des prix du marché. M. 39 a ainsi doublé la surface en lentilles (de 10-15 ha à suite à 25-30 ha) suite à la hausse des cours, mais il reconnaît que cette évolution dont l'objectif est avant tout économique peut être une source de problèmes agronomiques à l'avenir : « Mais bon, ce qui m'inquiète c'est que je suis en train de

repro-duire le schéma de la rotation courte que je fais sur le blé. Je suis en train de le reprorepro-duire sur la lentille. A un moment donné il y a l'appât du gain. ». M. 4 achète chaque année des

céréales ou protéagineux pour l'alimentation des brebis, en fonction des cours du moment :

« on cherche à faire bouffer au meilleur marché ».

Au niveau agronomique, l'intensification par les intrants peut être une stratégie d'adaptation. Ainsi chez M. 59 l'apport de fiente de volailles est une intensification supplé-mentaire pour répondre au problème de baisse de rendements des cultures.

L'agrandissement des structures d'exploitation et l'amélioration des capacités et performances des outils de production sont également des moyens utilisés dans les straté-gies d'adaptation. Pour Mr 4, l'augmentation de la surface utilisée, en faisant du foin chez ses voisins, est un moyen de trouver une source d'alimentation pour les brebis. M. 39, confronté à la présence de folle avoine dans les récoltes, fait le choix de s'équiper d'un trieur rotatif efficace contre la folle avoine, d'un coût d'environ 30 000 euros. La stratégie est également de développer les capacités rapides d'intervention dans les travaux culturaux

(travail du sol, semis, binage, etc) par un suréquipement (des équipements ayant des capacités importantes par leur puissance, leur largeur de travail, etc ; ou un nombre d'outils supérieur aux besoins réels). M. 39 préfère par exemple gagner du temps en ayant un nombre important de tracteurs ; certains sont attelés en permanence à un outil le temps d'un chantier.

Les processus à l'œuvre dans ces stratégies sont ceux de la flexibilité, même si celle-ci n'est pas toujours de grande ampleur. Flexibilité dans l'assolement et dans le choix des intrants. Flexibilité par le suréquipement.

Dans le mode de pilotage ingénierique, l'exploration et l'innovation s'observent surtout dans le domaine des équipements. Il s'agit d'améliorer les performances des outils, par des innovations technologiques (bineuse auto-guidée dans l'exploitation n° 4, semoir avec système de contrôle électronique dans l'exploitation n° 39). Mais ce sont essentielle-ment des innovations "clés en main" proposées par l'industrie de l'agro-équipeessentielle-ment. Une toute autre logique vaut pour la réalisation du digesteur de matière organique de M. 59 et ses voisins. Ceux-ci ont dû concevoir le projet en grande partie par eux-mêmes, avec l'aide d'experts, faute de modèles adaptés à leurs objectifs et à leurs situations.

Types de changements

En résumé, les processus de changements constituant le mode de pilotage ingénie-rique présentent plusieurs caractéristiques. Ils sont essentiellement réactifs et de type repro-ducteur. Des changements transformateurs surviennent parfois, notamment du fait des limites d'un fonctionnement trop conventionnel, mais ils restent partiels et limités à quelques aspects du système. Les pratiques agronomiques reposent sur un mode de raison-nement plutôt réductionniste, dans un horizon de court terme, et ne donnent pas lieu à un élargissement du collectif en prenant en compte de nouveaux acteurs non humains interve-nant dans les processus biologiques.

Lien avec la durabilité processuelle

Le mode de pilotage ingénierique repose indéniablement sur des stratégies et processus permettant aux exploitations de se maintenir, de s'adapter et d'explorer. En cela il répond à certaines caractéristiques de la durabilité processuelle. Mais ces capacités de maintien et d'adaptation sont essentiellement le pouvoir tampon que confère la taille des exploitations et leurs capacités d'investissement, la flexibilité d'intervention par les équipements, et la flexibilité de l'assolement et des intrants en fonction du marché. La grande absente est la résilience agro-écologique. Par ailleurs, on peut dire que ce mode de pilotage intègre peu les principes de la durabilité (articulation court terme - long terme, prévention, approche globale), et privilégie certains aspects de la durabilité (viabilité) au détriment de certains autres (surtout agronomiques).

Figure 6.1 : mode de pilotage ingénierique

Objectifs

revenus conséquents, bonnes conditions de travail, capitalisation, perfor-mances techniques, productivité

Représentation, conception de l'exploitation

Boîte avec inputs - outputs

Mode de pilotage ingénierique Stratégies de maintien logique intensive

productivité des terres moyenne à importante

mécanisation poussée (sur-dimension-nement et sophistication)

spécialisation

---Processus

absorption des aléas grâce à la taille et aux capacités d'investissement

Stratégies d'adaptation et d'exploration intensification en intrants nouveaux équipements agrandissements (surface) ---Processus

adaptation des intrants et de l'assolement en fonction du marché

flexibilité d'intervention par le sur-équipement

Types de changement

changement reproducteur

changements réactifs (en fonction des problèmes et des opportunités) changements sectoriels

Pas de prise en compte de nouveaux acteurs et actants dans le collectif de l'exploitation

Innovations