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2.4.1 Approches à base de morphème vs approches à base de

lexème

De la discussion portant sur les unités en jeu dans la morphologie (cf. 2.2), il s’ensuit que les approches de Matthews (1991), d’Aronoff (1976, 1991, 1994)38, d’Anderson (1992) et de Villoing (2002) sont toutes basées sur le lexème.

Matthews (1991:122-126 [1974]) considère qu’une analyse morphologique basée sur le morphème comme unité primaire est problématique pour une langue telle que l’anglais. Cette opinion n’est cependant pas partagée par Hockett (1954), ni par Bauer : « […] many of the

37 Scalise & Guevara (2004) n’utilisent que le terme de « word » dans leur travail, nous le remplaçons par « lexème ».

38 Aronoff (1994:7) se corrige d’avoir utilisé dans Aronoff (1976) le terme de « word-based morphology » au lieu de « lexeme-based morphology ».

experiments deal with languages such as English and German, where the morpheme construct is not obviously insufficient. » (2001b:101). La théorie

basée sur le morphème suppose une relation biunivoque entre forme et sens alors que la théorie basée sur le lexème accepte une relation plus indirecte entre forme et sens pour autant que cette dernière théorie tolère une séparation entre la construction d’une forme et la construction de son sens (Aronoff 1992:18).39 Aronoff signale aussi que :

Matthews (1991:ch. 10) emphasizes that the ancient Latin and Greek grammarians had no notion of morphemes. One can view the work of Matthews and his followers as an attempt to do morphology without morphemes, in the ancient manner. (Aronoff 1994:172, n. 5)

Il résulte de la distinction entre mot et lexème qu’au lieu de parler de la formation des mots40, il faut selon Matthews (1991:37 [1974]) plutôt parler de la formation des lexèmes. La formation des lexèmes correspond ainsi à la branche de la morphologie qui traite des relations existant entre un lexème complexe et un lexème plus simple (qui peut lui-même être complexe), par exemple UNAGEING vs AGEING. De même, la composition peut se définir comme la branche de la morphologie qui concerne les rapports existant entre un lexème composé et au moins deux lexèmes plus simples, par exemple SALMON-FALL vs SALMON et FALL (Matthews 1991:37 [1974]). La formation des lexèmes et la composition peuvent de cette manière être considérées comme des sous-domaines de la morphologie lexicale41, qui à son tour peut se définir comme l’étude des relations morphologiques existantes entre les lexèmes. Les différentes formes des mots, par exemple l’opposition entre singulier (sea) et pluriel (seas), contrastent les unes avec les autres dans ce qui est normalement nommé un paradigme, comportant ainsi toutes les formes différentes du même lexème (SEA). De la sorte, la morphologie flexionnelle peut se définir comme la branche morphologique qui s’intéresse aux paradigmes et qui a pour objectif de rendre compte de l’opposition sémantique entre catégories, comme le singulier et le pluriel, et des traits formels (les flexions incluses) qui les distinguent (Matthews 1991:37-38 [1974]).42

39 Pourtant, Aronoff (1994:179, n. 31) mentionne que ce n’est pas uniquement l’approche à base de lexème qui permet une relation complexe entre forme et sens ; Marantz (1984), par exemple, qui adhère à l’approche DM (cf. 2.4.2), la permet aussi.

40 Matthews (1991:41 [1974]) choisit le terme de « formation des mots » au lieu de celui de morphologie dérivationnelle, entre autres parce qu’il ne veut pas se borner à l’emploi du terme de morphologie dérivationnelle excluant la dérivation flexionnelle (1991:61-62 [1974]).

41 Matthews (1991:40 [1974]) signale que ce terme est aussi adopté par une approche morphologique américaine qui dans le cas extrême suppose que toute morphologie, incluant la morphologie flexionnelle, doit se traiter lexicalement.

42 À la réserve que tous les pluriels ne sont pas flexionnels ; la distinction entre morphologie dérivationnelle et morphologie flexionnelle n’est pas aussi nette. Bauer (2001b:103) s’appuie sur Beard (1982), qui affirme que le pluriel anglais est dérivationnel. Baayen, Lieber et

Beard (1998:54) précise que les problèmes de l’asymétrie morphologique, se manifestant entre autres par l’exponence multiple et le morphème zéro, constituent pour la morphologie structuraliste ce que Bazell (1949, 1952) nomme « the Correspondence Fallacy », c’est-à-dire la supposition qu’une analyse à un certain niveau linguistique correspond d’une manière isomorphe aux analyses à d’autres niveaux. Afin d’échapper à ce défaut, Beard (1966) propose une hypothèse qui sera ultérieurement connue sous le nom de « Separation Hypothesis » posant que les unités lexicales se restreignent aux thèmes N, V et A, comprenant tous des représentations sémantique, phonologique, et grammaticale, mais séparées et autonomes les unes des autres (Beard 1998:55, ) cf. aussi Beard 1981, 1987). Par exemple, la séparation entre opérations phonologiques et opérations grammaticales explique la morphologie zéro comme dérivation sans affixation, et le morphème zéro comme le résultat d’affixation sans dérivation (Beard:ibid.). Aronoff (1994:9) émet l’idée qu’une morphologie dite séparatiste est plus compatible avec le lexème comme unité de base qui traite aussi du son et du sens comme étant deux systèmes différents, qu’avec le morphème se basant sur un rapport direct, mais arbitraire, entre son et sens.

La morphologie à base de lexème découle ainsi de deux suppositions non structuralistes : le morphème n’est pas l’unité primaire de la langue ; la morphologie est un objet distinct de la syntaxe (suivant l’hypothèse lexicaliste). Selon Aronoff (1994:13) : « Morphology deals with forms.

Syntax deals with grammatical constructions and categories ». Dans sa

version modernisée de Bloomfield (1933), Aronoff (ibid.) affirme que le point central de la morphologie concerne le rapport arbitraire entre le signifié et le signifiant des formes liées. Aronoff (1994:13) trouve le terme de Zwicky (1986) « morphological realization »43 adéquat pour expliquer ce point. L’approche à base de lexème fait donc une distinction entre l’aspect morpho-phonologique qui s’occupe de la détermination morphologique des formes ou de « morphological spell-out » (Aronoff 1994:39), et de l’aspect morpho-syntaxique. D’après Aronoff (1994:16), s’appuyant sur Anderson (1992), la composition est ainsi un type de formation des lexèmes qui opère au niveau des catégories grammaticales sans faire référence au contenu morphologique de la construction, correspondant ainsi à la syntaxe interne des lexèmes. La dérivation et la flexion sont par contre comprises par la réalisation morphologique, mais ne réalisent pas les mêmes éléments : la dérivation concerne les éléments syntaxiques internes des lexèmes, tandis que la flexion concerne les éléments syntaxiques externes des lexèmes (Aronoff 1994:16). Mentionnons que Spencer (2004) énumère également des

Schreuder (1997:866-867) montrent que les arguments peuvent se généraliser. Haspelmath (1996) suppose que le suffixe adverbial -ly est flexionnel et Bauer (1988:86), Dressler (1989) et Plank (1994) estiment que flexion et dérivation sont des catégories prototypiques.

43 Ce qu’Aronoff a nommé antérieurement « phonological operations » ; Beard (1995) utilise le terme de « morphological spelling component » (Aronoff 1994:13).

arguments allant à l’encontre des approches morphémiques, et en faveur de l’approche de Paradigm Function Morphology que propose Stump (2001).

Mentionnons aussi l’approche de Whole Word Morphology élaborée par Ford & Singh (1991) et Ford, Singh & Martohardjono (1997) et présentée par exemple dans Neuvel & Singh (2001) et Singh & Neuvel (2003), approche qui essaye donc d’éviter les notions complexes et abstraites de morphème et de lexème.

La question de choisir laquelle des unités mentionnées (lexème, mot ou morphème) est l’unité primaire sera, comme il ressort de ce qui précède, d’une grande portée pour l’analyse morphologique. D’après Aronoff (2000), l’unité servant d’entrée à la morphologie constitue encore une question de débat. Soulignons que nous adhérons à une approche à base de lexème.

2.4.2 Sous-spécification lexicale

Une autre approche consiste à considérer les unités lexicales comme sous-spécifiées pour la catégorie grammaticale. Chomsky (1970) utilise des entrées lexicales sous-spécifiées afin d’autoriser des unités lexicales44 liées par dérivation à partager les mêmes sous-catégorisations (cf. Aronoff 1994:20). Barner & Bale (2002) optent aussi pour la sous-spécification des unités lexicales. Ils (2002:772) adhèrent à l’approche dite Distributed

Morphology, DM, représentée entre autres par Halle & Marantz (1996

[1993]), Marantz (1997) et Harley & Noyer (2000), et selon laquelle les racines lexicales (p.ex. √grow et √destroy) ne portent pas de marque catégorielle. C’est dans la syntaxe que les racines s’attachent aux têtes fonctionnelles et reçoivent une catégorie grammaticale (Barner & Bale 2002:781). L’approche DM est non lexicaliste, c’est-à-dire qu’elle suppose que les mots sont créés dans la syntaxe et que le lexique est éclaté dans des listes non computationnelles et distributionnelles qui comportent indépendamment des racines, des formes sonores et des sens spécialisés, à l’opposé d’une approche lexicaliste qui suppose que les mots sont créés dans le lexique par des processus distincts des processus syntaxiques (Barner & Bale 2002:773). Barner & Bale (2002:776-779) discutent le problème de surgénéralisation pouvant résulter de la sous-spécification lexicale, en s’appuyant sur l’argument que le langage enfantin présente souvent des emplois d’un verbe dans un contexte nominal (Where’s the shoot?) et d’un nom dans un contexte verbal (Mommy trousers me). Une question à débattre pour une approche sous-spécifiée concerne cependant l’aphasie : les aphasiques témoignent souvent d’une difficulté à produire soit des noms soit des verbes (cf. Barner & Bale 2002:779-781 abordant ce sujet). Selon Barner & Bale (2002:783-788), en facilitant la tâche d’acquisition, la

44 Aronoff (ibid.) utilise le terme de « lexeme ». Nous l’avons remplacé par « unité lexicale » qui est théoriquement plus neutre.

spécification lexicale offre une solution du problème de bootstrapping relatif à l’acquisition de la langue première ; c’est-à-dire que l’enfant doit lui-même, à partir des données linguistiques primaires, fixer les paramètres de la grammaire universelle, en d’autres mots, aller des formes sonores à la syntaxe (cf. Grimshaw 1981, Pinker 1987, Bloom 1999). Scalise & Guevara (2005:33) caractérisent l’approche DM plutôt comme un programme de recherche que comme une théorie définitive ; remarque qui vaut aussi pour le minimalisme, à leur avis. Lieber & Scalise (2007:13-14) critiquent l’approche de DM de s’occuper surtout de la flexion au lieu de se charger de la dérivation et de la composition. Ils (ibid.) notent de plus qu’en rejetant l’hypothèse lexicaliste, cette approche doit expliquer pourquoi les données touchant l’interaction entre syntaxe et morphologie sont aussi limitées : une interaction plus libre aurait été attendue.

Schwarze (2003), qui lui-même parle en faveur d’un modèle de « morphologie lexicale d’unification » dans le cadre de Lexical Functional

Grammar, remarque que les modèles alternatifs, par exemple DM et Realizational Morpholgy (cf. Stump 2001), se sont formés afin d’éviter les

problèmes que pose le morphème pour le rapport entre forme et sens. Ces modèles, que Schwarze regroupe sous la notion de « morphologie exponentielle », partagent l’idée que les unités morphologiques se définissent uniquement au niveau fonctionnel ou sémantique. Des règles de réalisation traduisent ces unités, invisibles et consistant en configurations de traits, en chaînes phonologiques et graphiques : « il n’y a plus ni morphèmes, ni morphes, ni combinatoire, ni structure hiérarchiques au niveau du mot » (Schwarze 2003:188). D’après Schwarze (2003:189), ce modèle réduit donc le problème de segmentation et élimine le niveau d’analyse existant dans le structuralisme.

Remarquons que l’idée d’un thème sous-spécifié a également été proposée par Serbat (1988). Celui-ci (1988:65) trouve très traditionnelle l’approche qui consiste à attribuer une catégorie grammaticale45 à la base — cette tradition se retrouve déjà chez les anciens grammairiens comme Priscien (K. II 127, 20 pp.), et elle est formulée en termes modernes par Tesnière (1969 [1959]).46

Il est important de noter que dans son prolongement, l’approche de sous-spécification peut impliquer que la morphologie disparaisse de la grammaire, ce domaine n’ayant plus de raison d’être. Ces types d’approches ne trouvent pas de place dans notre travail.

45 Serbat (1988:65) utilise le terme de « partie du discours », mais nous préférons le terme de « catégorie grammaticale ».

46 Cette voie est aussi suivie par Guilbert dans son introduction au Grand Larousse de la Langue Française (1971-1978) : tous les dérivés sont des transformations de phrases sous-jacentes.