• Aucun résultat trouvé

Le développement durable et l’Europe nordique, une relation particulière

1. Du modèle suédois au modèle nordique

Indépendamment du développement durable, cette première partie revient sur l’émergence et le contenu de l’expression « modèle social », d’abord appelé « modèle suédois » puis « nordique »

(Focus 4.1). Du contenu et de l’évolution de ce modèle, peuvent être tirés des enseignements permettant de mieux aborder, par la suite, la question du rapport entre les nations nordiques et le concept de développement durable.

Focus 4.1 : Scandinaves, nordiques, fennoscandiens : des adjectifs aux réalités différentes

L’adjectif « nordique » ne recouvre pas la même signification que celui de « scandinave ».Le premier a une portée géographique plus étendue que le second. La Scandinavie fait référence à la Suède, la Norvège, le Danemark et l’Islande, auxquels on peut ajouter l’archipel autonome danois des Îles Féroé. Au-delà de leur proximité géographique et d’une « confondante imbrication historique » (Boyer, 2002a1), ces pays sont, principalement, unis par deux critères. Le premier est linguistique, puisque selon le scandinaviste Régis Boyer, les Scandinaves sont « ces germains du Nord qui se comprennent sans effort entre eux » (ibid.). Le second est culturel dans la mesure où les habitants des pays scandinaves partagent le « même corpus de croyances, de mythes, de rites, [les] mêmes coutumes, [la] même vision du monde, de l’homme et de la vie» (ibid.), le même « sens de la confédération et de l’association », ainsi que la « primauté du droit, de la loi librement consentie et [de la] faculté inaliénable que possède tout homme libre de donner son opinion sur tout » (ibid.). À ces liens linguistiques et culturels initiaux, s’ajoutent des liens sociaux et politiques, qui tissés au fil de leur histoire, ont abouti à la constitution d’une « fratrie scandinave », un « tout » qui ne doit cependant pas occulter « des parties distinctes » (Toudoire-Surlapierre, 2005, p. 24). La Scandinavie est donc cette région septentrionale d’Europe unie malgré de légitimes originalités « locales » (Boyer, 2002c). Cette définition exclut donc la Finlande de la Scandinavie, puisqu’il s’agit d’un pays de langue finno-ougrienne, bien qu’il y existe une minorité suédophone, en revanche, la Finlande peut être qualifiée de « nordique ». L’espace nordique dépasse donc la Scandinavie, pour s’ouvrir davantage vers les régions côtières de la mer Baltique (notamment l’Estonie qui se revendique ainsi) et vers l’ouest : le Groenland (territoire autonome danois) ainsi que les petits archipels britanniques de l’Atlantique Nord (Shetland, Orcades, Hébrides) aux forts liens historiques et culturels avec la Scandinavie. Il s’agit donc d’un adjectif dépassant le critère linguistique et faisant résolument référence à l’espace septentrional de l’Europe. L’adjectif « fennoscandien » permet de désigner sans ambiguïté l’espace géographique composé de la Norvège, de la Suède, du Danemark de l’Islande, des îles Féroé et de la Finlande, cet espace que les habitants de ces pays nomment eux-mêmes ‘’Norden ‘’.

1.1. Un modèle intermédiaire

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, l’expression « modèle nordique » s’impose progressivement, devenant au fil du temps un « étendard à la social-démocratie, représentant

75 une ‘’voie intermédiaire’’ crédible et efficace entre le capitalisme et le communisme » (Strobel, 2003, p. 15). L’expression « modèle nordique » est issue de la locution « modèle suédois », répertoriée pour la première fois en 1967, dans un ouvrage de Jean-Jacques Servan-Schreiber, intitulé Le défi américain, dans lequel l’auteur présente le cas suédois comme un modèle économique et social alternatif, différent des modèles américains et japonais (Stråth, 2006). L’auteur pointe la dimension sociale des relations industrielles comme la source des très bons résultats économiques du pays scandinave (ibid.). Le modèle suédois fait alors référence à « un format centralisé de relations industrielles (entre partenaires sociaux) et à une politique salariale ambitieuse destinée à favoriser la mobilité de la main-d’œuvre et la productivité » (Strobel, 2003, p. 9). Enfin, elle propose aussi un système de protection sociale élevée (ibid.). Sans parler de « modèle suédois », la Suède est déjà l’objet de l’intérêt des observateurs internationaux, dès 1936, lorsque Marquis W. Childs publie un ouvrage intitulé Sweden The Middle Way , dans lequel il présente la société suédoise comme un modèle intermédiaire, situé entre le socialisme et le capitalisme (Stråth, 2006). À l’époque, la Suède se complaît dans l’image qu’elle renvoie, celle d‘un pays « protestant, progressiste et axé sur les travailleurs » en opposition avec « une Europe catholique, conservatrice et centrée sur le capital » (ibid., p. 393).

1.2. Un modèle fruit de la social-démocratie

Le modèle suédois s’est développé sous le pouvoir du parti social-démocrate, parti du peuple et non d’une classe sociale. Ce parti s’est structuré autour du concept de folkhemmet, dans lequel la société est une famille où tous les membres doivent contribuer à l’intérêt commun et supérieur2 (Stråth, 2006). La logique marxiste, d’opposition entre travail et capital, n’a donc pas sa place dans ce raisonnement. Le discours de lutte des classes est dépassé par celui du bien-être national (ibid.). Il en résulte une société moins polarisée, à la capacité de dialogue plus grande. À ce titre, l’étude des protestations sociales et des demandes de démocratisation, plus anciennes, faisaient déjà apparaître de larges coalitions populaires, où certes les travailleurs étaient les moteurs, mais sans jamais exclure les autres et notamment les agriculteurs (ibid.).

Dans les années 1980, l’adjectif «suédois » est remplacé par celui de « scandinave » puis de « nordique » (ibid.), formant ainsi l’expression « modèle nordique » élargissant ainsi le cadre reflétant l’appropriation partagée d’un modèle socio-culturel. Ce modèle nordique évoque pour certains un exemple, pour d’autres un avertissement (ibid.). Ce modèle se bâtit sur une coalition entre mouvements ouvriers et agrariens et sur la mise en place de compromis et de la négociation collective. L’objectif étant de faire s’accommoder entre eux des intérêts opposés : croissance économique, égalité sociale et développement démocratique, pour enclencher un cercle vertueux : rentabilité – solidarité – égalité (ibid.)

76

Dans ces pays, où les concepts de société et d’État se superposent (ibid.), les partis politiques, le syndicalisme et les mouvements associatifs forment un système d’action central, clé de voute du fonctionnement de ces sociétés (Strobel, 2003). L’exceptionnelle longévité au pouvoir (seuls ou en coalition) des partis socio-démocrates est une des clés du succès de ce modèle (ibid.) qui permet l’établissement d’un État-providence, reposant principalement sur l’impôt et sur une politique de redistribution forte et universelle, via des prestations sociales fondées sur la nationalité ou la résidence, et non sur le revenu ou l’emploi (ibid.). Ainsi, en Suède par exemple, les personnes les plus riches peuvent également bénéficier des allocations ou de l’aide pour les personnes âgées (Biela-Enberg, 2017). Enfin, des aspects organisationnels ont également participé à cet essor comme la décentralisation précoce de la gestion publique des prestations et services sociaux (Strobel, 2003), laissant une marge de manœuvre importante aux initiatives locales (Larguèche, 2007). Il s’agit donc d’un modèle qui concilie l’esprit du capitalisme, avec une certaine utopie du socialisme sans remettre en cause l’héritage culturel idéalisé du paysan libre et indépendant (Stråth, 2006), particulièrement exacerbé en Norvège.

1.3. Un modèle social menacé

L’idée de modèle perdure encore aujourd’hui, surtout vue l’Europe continentale, dans la mesure où les pays nordiques semblent, depuis l’après-guerre, présenter une situation économique et sociale particulièrement favorable, échappant aux maux de leurs voisins (Larguèche, 2007). De nombreux classements internationaux, plaçant sur leur podium les pays nordiques, alimentent cette idée.3 Pourtant, le modèle social nordique semble aujourd’hui être menacé, de l’extérieur mais aussi de l’intérieur. La chute du communisme a brisé cette position d’intermédiaire et place ce modèle en porte-à-faux. L’Union européenne est perçue comme une menace, en portant atteinte au système de relations professionnelles et de démocratie consensuelle, en imposant de nouvelles contraintes économiques et en remettant en cause une identité culturelle encore marquée par le luthérianisme et le puritanisme (Strobel, 2003). En interne, la tendance à l’ouverture vers le haut de l’éventail des revenus effrite « la passion de l’égalité ». Pour la première fois, une distance s’installe entre la social-démocratie et sa base ouvrière (ibid.), le paysage syndical se morcelle (Larguèche, 2007). L’urbanisation et l’individualisme qu’elle engendre, mettent à mal la solidarité traditionnelle.

Synthèse

L’expression « modèle nordique », qui s’est imposée progressivement depuis le milieu du XXe siècle, prend naissance dans le regard des observateurs étrangers, pour qualifier les mécanismes ayant

3 Selon l’ONU et son World Happiness Report de mars 2017, la Norvège, le Danemark et l’Islande sont les trois pays à la population la plus heureuse au monde. Selon le PNUD, la Norvège occupe en 2017 la première place mondiale en matière d’IDH (Indice de Développement Humain). Selon Reporteurs sans frontières, la tête du classement mondial relatif à la liberté de la presse est occupée par la Norvège, la Suède et la Finlande. Enfin, selon le Forum Economique Mondial, l’Islande, la Finlande et la Norvège sont les champions mondiaux de l’égalité homme-femme.

77 permis l’établissement d’un État-providence en Suède. Ce dernier a ensuite été importé en Norvège et au Danemark, la proximité culturelle (c’est-à-dire l’assimilation de la société à une famille) facilitant les choses. Reposant sur la longévité politique de la social-démocratie, ce modèle, bien spécifique aux pays nordiques, est par la suite entretenu par les intéressés eux-mêmes, proposant une voie intermédiaire entre le capitalisme et le communisme. Aujourd’hui, ce modèle présente des signes de faiblesse.