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IV. Le traitement des mots d’action

IV.2. Modèle de l’apprentissage « hebbien »

Dès 1996, Pulvermüller (1996a) propose que le langage soit représenté dans le cerveau par des « réseaux fonctionnels » ou « assemblées de cellules » se mettant en place selon le principe de l’apprentissage associatif, dit aussi de « corrélation » (Hebb, 1949). Selon Hebb (1949), l’activité synchrone de plusieurs neurones résulterait en la formation d’une assemblée de cellules sous- tendant les processus cognitifs de haut niveau. En d’autres termes, « lorsque deux neurones ou

systèmes sont fréquemment activés de manière simultanée, le poids de leurs connexions synaptiques serait renforcé de sorte que l’activité d’un de ces neurones ou systèmes suscite automatiquement l’activation de l’autre ». Ces neurones connectés réciproquement agiraient alors en tant qu’unité

fonctionnelle, l’activation d’une fraction de cette unité conduisant à l’activation de l’unité tout entière. En outre, le renforcement synaptique pourrait s’établir aussi bien entre des neurones adjacents qu’entre des neurones situés dans des aires corticales distantes, postulat supporté par des études neuroanatomiques (Braitenberg & Schüz, 1991, et Deacon, 1992, cités dans Pulvermüller, 1996a). Prenons l’exemple d’un objet : il peut être défini par de multiples caractéristiques telles que sa forme, sa texture, sa couleur, ou encore sa fonction, chacun de ces traits étant représenté via des modalités différentes dans des régions corticales plus ou moins distantes les unes des autres. Le principe d’apprentissage « hebbien » permettrait d’établir une représentation multimodale distribuée de cet objet, impliquant tous les neurones dont l’activité était synchrone au moment de sa

perception. Un réseau de neurones fortement connectés, chacun contribuant à des processus sensoriels et moteurs spécifiques liés à l’objet, deviendrait alors la représentation corticale de cet objet. Aussi Pulvermüller (1996a, 1999a, 2001a) a-t-il suggéré que le langage, et plus particulièrement les informations phonologique et sémantique relatives aux mots, soient représentés par de tels réseaux neuronaux. Chaque type d’assemblée de cellules, ayant une localisation corticale précise, serait ainsi sélectif d’une fonction cognitive et d’un type particulier d’information à traiter.

IV.2.1. L’information phonologique

Lors de la production verbale, les gestes articulatoires, recrutant le cortex moteur inférieur et les aires préfrontales adjacentes, seraient associés aux sons produits conjointement, activant les aires temporales supérieures. L’apprentissage « hebbien » conduirait alors à la formation d’un réseau neuronal distribué au niveau du cortex périsylvien, liant les aires de contrôle des programmes moteurs linguistiques et les aires auditives (Figure 4.1). Ce réseau constituerait les aires « classiques » du langage. De surcroît, bien que comprenant également des neurones dans l’hémisphère droit, il serait latéralisé dans l’hémisphère gauche, dominant du langage. Ce processus serait à la base de la répétition de mots, les programmes articulatoires moteurs étant activés suite à la présentation auditive de la même forme verbale que celle codée par le réseau. Par ailleurs, le modèle ne prévoit aucune activation de tels réseaux neuronaux lors du traitement de pseudo-mots ne possédant aucune représentation lexico-sémantique. Cette prédiction a été confirmée dans une étude en MEG (Pulvermüller et al., 1996b) ayant rapporté des patterns d’activation distincts dans les aires périsylviennes gauches lors du traitement de mots et de pseudo-mots. Elle semble également congruente avec les résultats obtenus en TMS de Fadiga et al. (2002) quant à des changements d’excitabilité de l’aire motrice de la langue plus prononcés lors de l’écoute de mots en regard de pseudo-mots.

Figure 4.1 : Réseau fonctionnel de la forme verbale des mots liant les aires de contrôle des programmes articulatoires aux aires auditives. Ce réseau périsylvien, constituant les aires « classiques » du langage, est latéralisé à gauche. Les cercles représentent les groupes de neurones et les lignes représentent les connexions réciproques entre ces groupes. Pris de Pulvermüller (2001a).

Le principe d’apprentissage « hebbien » suppose que les mots utilisés dans les contextes d’objets et d’actions conduisent à la formation de réseaux neuronaux impliquant les aires périsylviennes du langage et les aires de traitement de ces objets et actions. Par exemple, le nom d’un animal serait associé à son image visuelle, alors qu’un verbe serait associé à l’action qu’il désigne. Les modalités sensorielle et motrice via lesquelles les mots sont appris apparaissent donc primordiales dans l’établissement des réseaux fonctionnels liés au sens des mots. Dans son modèle, Pulvermüller (1996a, 1999a, 2001a) postule que les mots fréquemment rencontrés dans le cadre de la perception

visuelle, à savoir majoritairement les noms (« mots de vision »), soient représentés par des assemblées neuronales distribuées sur les aires langagières et le cortex visuel temporo-occipital. A l’inverse, les mots fréquemment perçus dans le contexte d’actions corporelles, les verbes pour la plupart (« mots d’action »), seraient codés par des réseaux distribués dans les aires langagières et les aires frontales motrices (Figure 4.2). Plus précisément, au cours de l’enfance, les mots d’action

sont appris dans le contexte de la performance motrice, à savoir qu’ils sont fréquemment utilisés en étroite relation avec les actions exécutées (i.e. mot produit avant, pendant ou immédiatement après l’action ; Tomasello & Kruger, 1992). Autrement dit, lorsqu’un enfant exécute une action, ses parents tendent à produire, ou l’incitent à produire, le mot, généralement un verbe, associé à cette action. Au niveau cortical, le programme moteur nécessaire à la réalisation de l’action et la représentation neuronale du mot prononcé par les parents seraient donc simultanément activés, de sorte que les connexions synaptiques se renforcent entre les aires motrices et prémotrices et les aires classiques du langage. De la même manière, lors de la désignation d’un objet par l’enfant, ses parents tendent à, ou l’incitent à, produire le nom associé à cette image visuelle, conduisant à la formation de réseaux fonctionnels liant les aires langagières aux aires de traitement visuel.

Il faut noter que, contrairement à ce qu’il pourrait paraître, ce modèle n’est pas de type « tout ou rien », la majorité des mots possédant à la fois des associations visuelles et motrices. Ces associations peuvent toutefois être réparties le long d’un gradient, avec par exemple, des mots possédant de nombreuses associations visuelles et moins d’associations motrices ou inversement. En conséquence, le modèle prévoit que la densité de neurones localisés dans les aires visuelles et motrices devrait varier en fonction du caractère plus ou moins prononcé de telle ou telle association. Autrement dit, un mot fortement associé à des actions et, de façon moindre, à des images visuelles, activerait préférentiellement les aires corticales motrices et prémotrices, mais aussi, plus faiblement, les aires visuelles.

Figure 4.2 : Réseaux fonctionnels de mots à fortes associations motrices ou visuelles. Pour les « mots d’action », les assemblées neuronales seraient distribuées sur les aires périsylviennes du langage et le cortex moteur, tandis que pour les « mots de vision », elles impliqueraient les aires langagières et les aires visuelles. Pris de Pulvermüller (2001a).

Les études d’imagerie cérébrale (Chao & Martin, 2000 ; Grafton et al., 1997 ; Martin et al., 1995, 1996) et d’EEG (Dehaene, 1995 ; Preissl et al., 1995 ; Pulvermüller et al., 1999bc) sont venues étayer ce modèle, en démontrant des patterns d’activation distincts lors du traitement de « mots de vision » et « d’action ». Ainsi, la dénomination silencieuse d’images d’animaux active principalement les lobes temporal inférieur et occipital, tandis que pour des images d’outils, les activations se produisent sélectivement dans le cortex prémoteur, dont l’activité est liée à l’utilisation de ces outils (Martin et al., 1996). Pulvermüller et ses collègues (1999b) ont pour leur part décrit des réponses électrophysiologiques différentes lors du traitement de noms à fortes associations visuelles et de verbes à fortes associations motrices dans une tâche de décision lexicale8. Alors que les noms ont suscité une activité sélective dans les régions occipitales, l’identification des verbes a activé les régions centrales motrices. Une deuxième étude (Pulvermüller et al., 1999c) a également permis de démontrer des activations distinctes lors du traitement de noms à fortes associations visuelles et motrices. Aucune différence dans les réponses corticales n’a en revanche été observée entre les noms et les verbes associés à des actions, suggérant que les réseaux fonctionnels de traitement des mots reflètent les propriétés sémantiques et non

grammaticales de ces mots (nous reviendrons sur ce point dans le Chapitre V).

Considérant que la topographie des réseaux fonctionnels reflète le sens des mots, Pulvermüller (2001a, 2005a) a émis l’hypothèse selon laquelle des mots se référant à des actions réalisées avec différentes parties du corps devraient être représentés par des assemblées neuronales distinctes. Les verbes d’action peuvent en effet désigner des actions de la main ou du bras (e.g. écrire), de la jambe (e.g. marcher) ou encore de la bouche (e.g. parler). Le cortex moteur étant organisé de manière somatotopique (Penfield & Rasmussen, 1950), de bonnes raisons laissent à penser que cette

8 La tâche de décision lexicale consiste à décider si un stimulus, généralement présenté visuellement, est un mot de la langue maternelle des sujets ou un pseudo-mot (i.e. séquences de lettres n’appartenant pas à cette langue). La réponse est communément donnée en appuyant avec la (les) main(s) sur une (des) touche(s) prédéfinie(s).

proposé une « somatotopie sémantique des mots d’action », selon laquelle les mots désignant des actions de la jambe seraient en partie représentés dans les aires motrices dorsales, alors que ceux désignant des actions de la main/bras et de la bouche trouveraient leurs corrélats neuronaux dans les aires motrices latérales et plus ventrales respectivement (Figure 4.3).

Figure 4.3 : Topographie corticale des réseaux neuronaux représentant des mots se référant à des actions réalisées avec différentes parties du corps. Cette topographie suivrait l’organisation somatotopique du cortex moteur (Penfield & Rasmussen, 1950). Les mots d’action de la jambe seraient représentés, outre dans les aires langagières (ronds blancs), dans les régions motrices dorsales (ronds bleus), alors que les mots d’action du bras et de la bouche activeraient les aires motrices latérales (ronds rouges) et ventrales (ronds verts) respectivement. Pris de Pulvermüller (2005a).

En résumé, Pulvermüller (1996a, 1999a, 2001a, 2005a) considère donc que les systèmes du

langage et de l’action développent des liens fonctionnels réciproques chaque fois que des actions sont associées à des processus linguistiques spécifiques. En d’autres termes, lorsque le traitement

de l’information relative à l’action et au langage est simultané, des réseaux fonctionnels distribués se mettraient en place, permettant un traitement rapide et interactif de l’information au travers des différentes aires corticales constituant ce réseau.

IV.2.3. Les prédictions

Quatre grandes prédictions sont avancées par l’auteur. Premièrement, il propose, tout comme le modèle du système miroir, que la perception, auditive ou visuelle, de mots d’action recrute les aires

corticales impliquées dans le contrôle et l’exécution des actions désignées par ces mots. En outre,

cette activation devrait dépendre de la sémantique des mots, à savoir qu’elle devrait refléter la

somatotopie du cortex moteur lorsque les mots désignent des actions réalisées avec différents

effecteurs. Deuxièmement, il suggère que la propagation d’activation au sein même d’une assemblée de neurones représentant les mots d’action soit un processus rapide, de telle sorte que les

aires sensori-motrices soient activées précocement lors du traitement et de la compréhension de ces mots. Troisièmement, en raison des connexions fortes liant les aires langagières aux aires motrices,

il prédit que l’activation du cortex moteur soit automatique, ne nécessitant aucune attention particulière des sujets dans la tâche expérimentale en cours. Quatrièmement, les assemblées de neurones étant formées de connexions réciproques entre les aires, des changements fonctionnels au

niveau des cortex moteur et prémoteur devraient se traduire par une influence spécifique sur le traitement des mots d’action.

Bien que les deux modèles – système miroir et apprentissage « hebbien » – soient construits sur des principes différents, tous deux prédisent donc un recrutement des aires corticales motrices impliquées dans l’exécution des actions lors du traitement des mots d’action. Par ailleurs, cette activation devrait suivre l’organisation somatotopique du cortex moteur et prémoteur, les mots se référant à des actions réalisées par différentes parties du corps étant supposés activer les représentations motrices spécifiques de ces effecteurs. Pour le premier modèle (Buccino et al., 2005 ; Rizzolatti & Arbib, 1998 ; Tettamanti et al., 2005), ce recrutement serait basé sur l’existence d’un système miroir de reconnaissance des actions à l’origine du langage humain. Pour le second (Pulvermüller, 1996a, 1999a, 2001a, 2005a), les corrélats neuronaux des mots d’action incluraient, par le biais d’un apprentissage, le cortex moteur. Nous présenterons les études, menées à l’aide de diverses techniques expérimentales, ayant testé les différentes prédictions de ces modèles.