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Chapitre 4 : La transformation identitaire et l’intégration d'un nouvel univers de sens

4.2 Mobilisation de la notion de saṃskāra

Rappelons que selon la croyance hindoue, la transmigration des âmes illustre la vie comme une chaîne d’existences qui s’étend du passé jusqu’à l’atteinte de la mokşa (Mathur 1991 cité dans Corin 2010 ; 83). Nous avons vu également dans le chapitre deux que les saṃskāra sont des

impressions issues des vies antérieures qui demeurent actives dans l’inconscient et influencent le destin de la vie présente (Kapani 1992). Les discours de mes répondants révèlent que la majorité considère que ce sont leurs saṃskāra antérieurs qui les auraient conduits dans un premier lieu vers l’Inde, puis auraient favorisé la rencontre avec un être divin de manière à les guider vers l’illumination. Leur parcours de vie étant drastiquement éloigné du contexte culturel et religieux dans lequel ils ont été socialisés, ils considèrent que seuls leurs saṃskāra peuvent expliquer leur choix d’adopter un mode de vie ascétique en Inde. Durgā Mayi, justifiant son choix de l’hindouisme puis de l’ascétisme, affirme :

Je ne sais pas, je ne pourrais pas vraiment l’expliquer. Tu sais, parce que moi j’ai une grande foi que tout ça, c’est connecté avec des vies antérieures. C’est-à-dire, au début de ta vie, tu ne sais pas ce que tu as lâché, tu ne sais pas où t’as lâché, ce que tu as fait dans tes vies antérieures, et puis arrive un moment de ta vie où tu rejoins ce que tu as fait avant, quoi.

Cet extrait du récit de Durgā Mayi est étroitement lié à la notion de saṃskāra tel qu’explicitée dans l’Advaita-Vedānta śaṅkarien. Se rapprochant de la vision bouddhiste et sa notion de vāsanā24, Śaṅkarācārya considère les imprégnations des vies antérieures comme étant des dépôts karmiques qui déterminent les réactions d’un individu dans une situation donnée (Kapani 1993 ; 476). Cet extrait qui porte sur le cycle des renaissances révèle un lien direct avec le discours de Durgā Mayi précédemment cité :

Portant les marques des imprégnations nées de leurs manières d’agir et de connaître, bien qu’immergées dans l’Être, les créatures renaissent dans cette même condition. Revenant de l’Être, elles redeviennent tigre, lion, loup, etc. […] Même après dix milliards d’années, en ce qui concerne un être transmigrant, l’imprégnation qui a été la sienne autrefois ne périt pas (Śaṅkarācārya cité dans Kapani 1993 ; 367-368).

Kapani explique que, dans l’Advaita-Vedānta de Śaňkarā, l’unité de l’ ātman avec le brāhman survient suite à une naissance excellente pourvue d’un corps pur. Grâce à ses actes méritoires de ses anciennes vies, un individu possède une sagesse (prajñā), une intelligence (medhā) et une mémoire (smŗti) infaillible. Après avoir brûlé tous ses actes déméritoires, l’individu naît avec la connaissance, le détachement, la souveraineté et le mérite. Il est alors apte à renoncer au monde et à atteindre la délivrance (Kapani 1993 ; 367). Ce sont ces concepts et cette philosophie qui

24 Dans le bouddhisme, cette notion de vāsanā sont des impressions mentales, des « parfums », qui établissent une

continuité entre le passé d’un individu et son présent. Pour plus amples informations sur la notion bouddhique de

vāsanā, je renvoie à l’ouvrage de L. Kapani « Remarques sur la notion de vāsanā », Communication présentée à

imprègnent le discours de Durgā Mayi et de plusieurs autres répondants. Selon cette vision, Durgā Mayi possède les aptitudes nécessaires à l’atteinte de la mokşa grâce aux actes méritoires de ses anciennes vies et ce sont ces mêmes traces subtiles placées dans l’inconscient qui l’ont menée sur la voie du renoncement en Inde. L’anecdote racontée par Shanti Mā témoigne également de la croyance en leurs saṃskāra comme facteur explicatif :

But I had a Sanskar. Sanskar means from past lives. So when I was about 3 or 4, people were always asking: “What do you want to do when you grow up?” And I always used to say: “I am going to India.” But then people would say: “where is India?” And I didn’t know where India was; I didn’t know what India was.

Cet exemple rejoint l’idée de Lakshmi Kapani stipulant que le psychisme de l’embryon même soit chargé de tout son acquis ancien, en provenance des vies antérieures (Kapani 1992 ; 139). Dès l’enfance, Shanti Mā ressentait le besoin d’aller en Inde. Or, ce n’est qu’a posteriori qu’elle vient définir cette attirance pour l’Inde en terme de saṃskāra. La construction de l’identité religieuse de mes répondants s’inscrit en effet dans un processus d’appropriation symbolique qui mène vers une relecture de leur parcours. L’examen de leur discours montre que leur langage est normé par le paradigme hindou adopté, d’où l’importance d’adopter une perspective phénoménologique et de tenir compte de leur cadre de référence dans l’analyse de leur construction identitaire.

Avant de poursuivre l’analyse sur l’intériorisation de la notion de saṃskāra, je propose une parenthèse concernant une composante cruciale de l’hindouisme qui semble pourtant évacuée dans les discours de mes répondants : le système de caste. Nous avons vu dans le premier chapitre que la notion de varņa-āsrama-dharma est garante de l’ordre cosmique et imprègne généralement le vécu hindou. Bien que le contexte contemporain présente une certaine souplesse vis-à-vis de la structure traditionnelle de l’hindouisme, le système de caste est toujours profondément enraciné dans la société indienne, et cette « trilogie des fins humaines (Dumont 1959) » est structurante dans la vie d’un hindou. Ainsi, atteindre la libération par la voie du renoncement est étroitement lié à la caste d’appartenance (varņa) d’une personne et le stade de la vie (āśrama) auquel elle est rendue. Les récits biographiques de mes répondants rapportent que c’est dans le début de leur vingtaine qu’ils ont mis les pieds en Inde pour la première fois. Ils n’ont donc pas été socialisés dans la religion hindoue, étaient étrangers au système de caste et à l’ordre cosmique et sont considérés par l’orthodoxie brahmanique comme des « outcasts », des êtres impures (Aymard 2014). Ma recherche se voulant inductive, basée sur les données qui

émergent du terrain, j’ai préféré me concentrer sur les éléments auxquels mes répondants accordaient de l’importance. Puisqu’aucun n’a organisé son récit autour de la notion de varņa- āsrama-dharma, voire même n’a évoqué ces notions, aborder la question dans un entretien semi- dirigé aurait orienté les discours et fait dévier le but premier de ma recherche qui est de rester le plus près possible du sens qu’ils donnent à leur réalité. Les ascètes occidentaux rencontrés partagent la croyance que leur saṃskāra leur donne un accès « direct » à l’atteinte de la mokşa, nonobstant l’impureté qui est généralement associée aux Occidentaux. La notion de caste, qui est pourtant fondamentale dans l’hindouisme est invisible dans leur discours. Ce silence autour du sujet est toutefois révélateur et chercher à analyser comment ils se positionnent dans l’ordre cosmique serait une avenue intéressante à considérer dans une recherche future. Dans le cadre de la présente recherche, le système de caste est placé en arrière-plan puisqu’elle ne semble pas structurante dans la construction identitaire des ascètes d’origine occidentale.

4.2.1 L’influence de l’intériorisation de la notion de saṃskāra sur la narration

Les extraits d’entrevues précédemment évoqués illustrent comment les discours de mes répondants tendent à suivre une même ligne directrice. Lorsqu’ils tentent de faire sens de leur parcours, l’accent est mis sur les mêmes éléments significatifs et les mêmes facteurs explicatifs. Sans remettre en question la validité de leur discours, ces similarités nous amènent à nous questionner à savoir si leur histoire est arrivée telle que décrite, ou si raconter son histoire a posteriori amène une relecture de leur parcours. À cet égard, Paul Ricoeur soutient que raconter sa vie, ou des épisodes marquants de celle-ci mène vers la construction d’une cohésion qu’il définit comme étant l’identité narrative (Ricoeur, 1983). L’auteur part du postulat que l’existence humaine comprend deux dimensions identitaires soit la permanence subie (« idem ») et la permanence voulue (« ipse ») (De Ryckel & Delvigne 2010; 231). La force du récit réside dans le fait qu’il permet de modifier la permanence subie du caractère vers celle voulue. Cette idée rejoint ce qui a été évoqué précédemment concernant la tendance des récits de conversion à intégrer des notions proprement hindoues comme celle de saṃskāra dans la synthèse de leur parcours. Selon Loïc Le Pape (2005), raconter sa conversion impose d’obéir à des conventions, soit à des codages et des règles d’énonciation, qui coïncident avec les croyances de la communauté religieuse intégrée. Les récits de vie récoltés ont donc subi une reconstruction en vertu d’un nouvel univers partagé par les communautés ascétiques. L’omniprésence de la notion

de saṃskāra dans leur discours témoigne d’ailleurs de l’intériorisation des règles et des codes symboliques transmis par leur nouvelle culture ambiante et par leur guru.

4.2.2 L’influence de l’intériorisation de la notion de saṃskāra sur les comportements

L’interprétation générale qui se dégage des discours est que tous sont prisonniers du cycle de réincarnation depuis des temps indéfinis, mais que leurs actions favorables les auraient rapprochés de la réalisation spirituelle. Or, dans leur vie présente, les individus conservent un pouvoir d’action et la manière dont certaines situations sont vécues peut causer l’éloignement vers l’objectif ultime qu’est l’atteinte de la mokşa. La libération implique alors un lâcher-prise et une acception des épreuves auxquelles un individu est confronté. En 2013, l’ āśram dans lequel se trouvait Shanti Mā fut dévasté par une catastrophe naturelle. Malgré tout, elle accepta ce tragique incident comme un message de la part du Gange lui indiquant que son confort représentait un attachement. De manière similaire, Yāmunācārya affirme que la raison pour laquelle un bœuf l’a attaqué, lui causant de multiples fractures aux côtes, est qu’il avait développé un attachement aux déités et à sa responsabilité de s’occuper d’un temple. Ainsi, la mobilisation de la notion de saṃskāra reflète un processus dynamique: d’un côté, les circonstances dans lesquelles les êtres sont plongés et les épreuves auxquelles ils sont confrontés ne sont pas nés du hasard, mais sont le fruit de leurs vies antérieures et d’un autre côté, les manières de faire l’expérience et de vivre ces mêmes situations peut produire des résidus karmiques. Cette intériorisation de la notion de saṃskāra les amène à adopter une posture d’acceptation, de détachement et de dévotion. Les pratiques et les rituels que privilégient mes répondants pour atteindre cet idéal ascétique varient considérablement selon les directives de leur guru et leur allégeance ascétique (śaiva ou vaiṣṇava), mais elles sont principalement orientées vers un engagement dévotionnel intense, et vers la méditation et la récitation de mantra. Leur sādhanā vise à éliminer toutes traces karmiques de manière à se rapprocher du divin et à se libérer du saṃsāra.