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Chapitre 4 : La transformation identitaire et l’intégration d'un nouvel univers de sens

4.3 La transformation de leur identité religieuse

4.3.2 La formation d’une identité hybride

Sarah Daynes écrivait : « Se convertir, c’est en quelque sorte devenir un autre: changer de comportement, adopter un mode de pensée nouveau, quitter un groupe pour en intégrer un autre, tout cela implique en effet un désir de changement radical (Daynes 1999 ; 313). » La construction du soi qui suit une expérience de conversion tend en effet à s’accorder avec les normes et les croyances nouvellement intériorisées (Mary 1998). En intégrant un ordre monastique hindou, les ascètes provoquent symboliquement leur mort et renoncent à tous les aspects de la vie sociale. Ils intériorisent ensuite des règles sociales, des codes symboliques et des systèmes de représentation transmis par leur guru. Pour les Occidentaux, leur immersion se concrétise autour de l’acquisition

de compétences culturelles spécifiques qui altèrent profondément leur identité d’origine. Leur initiation (dikşā) qui sacralise leur transformation identitaire est d’ailleurs souvent exprimée en terme de nouvelle naissance. Selon la tradition, cette cérémonie implique d’ailleurs l’accomplissement de ses rites funéraires par l’ascète pour symboliser sa mort à sa vie familiale et à toute vie mondaine (Corin 2010 ; 79). Cette idée de mise à mort de l’identité sociale héritée est explicitée de manière éloquente par Sumeru Muni :

L’initiation veut dire, tu meurs à ton ancienne identité, je ne sais pas sous quelle caste. En prenant l’habit même de l’initiation normale au fait, tu habites toute l’identité sociale, et pas le toi. Tu n’es plus rien. Tu n’es ni Indien, ni brāhmin, ou je ne sais pas quelle caste, tu es sādhu, c’est tout. Tu as un nouveau nom ; ça veut dire tu as une nouvelle naissance. Tu es mort à cette vie-là, oublies ça. Là c’est comme un rêve, c’est passé. « Bas27. » Tu passes à un nouveau stade qui s’appelle la vie spirituelle. La second birth. L’initiation, on appelle ça en indien la deuxième naissance. J’ai pris naissance une fois à Luxembourg et j’ai fait une autre naissance en prenant une dikşā spirituelle.

Cette métaphore de nouvelle naissance atteste du rôle structurant et fondateur de l’initiation dans la démarche de mes répondants. Cette identité nouvellement acquise se construit ensuite par des techniques de mimétisme et de corporalité (embodiment) (Mossière 2010). La notion d’embodiment renvoie au corps comme moyen de percevoir et d’interpréter la réalité (Hausner 2007). Throop et Desjalais (2011; 89) y réfèrent comme suit :

The body is not only an object that is available for scrutiny. It is also a locus from which our experience of the world is arrayed. The body is not only a corpse- or text- like entity that can be examined, measured, inspected, interpreted, and evaluated in moral, epistemological, or aesthetic terms (Körper); it is a living entity by which, and through which, we actively experience the world.

Dans les paramètres de cette recherche, l’accent est mis sur la narration de l’histoire religieuse de mes répondants plutôt que sur l’incorporation de l’expérience religieuse. Je souhaite néanmoins spécifier que l’ascétisme en Inde exige une discipline de l’esprit, mais également du corps. Les ascètes arborent des signes distinctifs corporels qui laissent des traces de manière à construire leur identité (Bouillier 2008). À titre d’exemple, le guru de Sumeru Muni lui avait donné l’ordre d’enduire son corps de cendres (symbole shivaïte appelé vibhuti) tous les jours pendant trois ans et de porter les jaţā, soit les cheveux emmêlés en de longues nattes qu’on appelle communément les « dreadlocks ». Au-delà des transformations vestimentaires, mes répondants reçoivent un nouveau nom, généralement relié à une divinité hindoue. Parmi les huit participants, six parlaient

27 Bas signifie « assez » ou « suffi » en Hindi. D’ailleurs, les discours de mes répondants sont chargés de mots hindi

le hindi de manière fluide, tous avaient adopté une gestuelle spécifique à l’Inde (le fameux dodelinement de tête, faire ses salutations en joignant les paumes des mains, éviter d’utiliser la main gauche, toucher les pieds d’une personne qu’ils respectent, etc.) et la majorité a adapté les habitudes alimentaires celles de l’Inde. À titre d’exemple, à mon départ du l’āśram de Durgā Mayi, j’ai été gratifié d’un riz au curry spécifique aux repas d’adieu.28Cette transformation s’inscrit dans leur pratique religieuse et dans leur quête de légitimité. À cet égard, Meredith McGuire souligne l’importance de l’expression du corps dans le processus de construction identitaire. Selon la sociologue, l’expérience réelle des formes de religiosité, au détriment de celles prescrites par l’orthodoxie, repose sur l’étude des comportements religieux individuels à travers leurs complexités, leurs incohérences, leurs syncrétismes qui offrent des formes alternatives d’expression du religieux (McGuire 2008). Les réflexions de McGuire nous amènent à percevoir l’expérience de transformation identitaire des ascètes occidentaux en tant qu’une alternative qui combine l’hérité et le choisi. Malgré l’effort assidu de détachement, les ascètes occidentaux se heurtent à l’impossibilité de s’affranchir complètement de leur socialisation primaire. À la lumière de l’argument de Paul Ricoeur précédemment exposé, il y a souvent un décalage entre l’identité voulue, celle qui est racontée, et l’identité subie, celle qui est observable en participant aux activités quotidiennes de mes répondants. Il est en effet pertinent de relever sur le terrain les habitudes dérivées de leur héritage culturel qui émergent malgré leur désir de s’affranchir de leurs appartenances d’origines. Un exemple est celui de Sumeru Muni, ascète nomade depuis près de 25 ans, qui traînait avec lui son pot de Nutella afin d’en garnir ses ćapātī29. Bien qu’anodin, cette anecdote expose l’impossibilité de concevoir leur expérience de conversion en terme de rupture décisive avec leurs référents culturels initiaux.

Dans ce mémoire, j’insiste sur le fait que l’identité n’est pas immuable, qu’elle se construit et se transforme tout au long de l’existence (Maalouf 1998; 31). Je propose ainsi de comprendre les identités religieuses de mes répondants en terme d’hybridité, ce qui permet de saisir les dynamiques et les diverses influences à l’origine de leur construction identitaire. Selon Homi K. Bhabha (1994 [2007]) l’hybridité culturelle renvoie à un espace intermédiaire où plusieurs réalités culturelles interagissent. Il importe de souligner que la pensée de Bhabha

28 Malheureusement, je n’ai pas pris en note le nom du repas et il m’est impossible de le retrouver. Cette affirmation

sert simplement à appuyer avec un exemple l’adaptation de mes répondants à la commensalité de leur région.

29 Les ćapātī sont des pains typiquement indiens qui accompagnent pratiquement tous les repas en Inde, du matin au

s’inscrit dans un discours postcolonial foncièrement critique des stratégies de domination des puissances occidentales. Son idée reflète donc principalement l’hybridité des peuples colonisés et leur impact subversif sur la culture dominante (Brême 2018 ; 64). Or, j’insiste pour préciser que la migration d’Occidentaux en Inde et la possibilité d’y rester et de s’immerger dans les cultures indiennes et hindoues sont le fruit d’un privilège occidental et donc possible grâce à des conditions matérielles et sociohistoriques favorables. Les réflexions de Bhabha nous sont pertinentes pour considérer leur travail de la culture. La culture conditionne la langue, la religion, le système de croyances et de pratiques, les habitudes vestimentaires et culinaires, etc. (Nagel 1994 : 161). En intégrant l’univers ascétique, mes répondants se livrent à un processus d’apprentissage de ces normes et au cours de ce processus, ils acquièrent une nouvelle identité hybridant référents culturels occidentaux et religiosité hindoue et c’est cet espace intermédiaire que je propose de considérer dans la construction identitaire de mes répondants.