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Chapitre 5 : La négociation identitaire au sein des communautés ascétiques

5.2 Négocier sa place dans les communautés ascétiques

5.2.1 La négociation identitaire des femmes ascètes d’origine occidentales

Le système de parenté indien abordé précédemment est une variable qui contribue significativement à l’enracinement des rôles sociaux différenciés selon le genre (Dube 1997 ; Bates 2013). Les normes familiales sont très limitatives sur la capacité d’action des femmes alors que dès l’enfance, les jeunes filles doivent se préparer à devenir des épouses modèles (pativrata) (Clémentin-Ojha 1984 ; Bates 2013). La vie des hommes hindous est, selon la tradition brahmanique, orientée vers les quatre āśrama, soit les quatre stades de la vie, dont le dernier est l’ascèse. Or, l’ascétisme est une pratique essentiellement masculine puisque pour accomplir son devoir religieux, une femme se doit d’orienter sa dévotion vers la santé et le bien-être de sa

famille. Son devoir d’épouse que l’on nomme pativratādharma, la confine à la sphère domestique (Charpentier 2010). « A woman’s religion is her family life », affirme l’indianiste Julia Leslie (1989). À moins d’être veuve, une femme qui choisit l’ascétisme refuse la condition maritale qui lui est destinée et de surcroît, elle est condamnée par la société. Non seulement elle adopte un mode de vie qui ne lui est pas destiné, mais elle embrasse des valeurs qui diffèrent radicalement de celles prônées par la société hindoue (Denton 1991). Considérant l’enracinement profond des normes sociales de genre en Inde et l’ascétisme en tant que voie essentiellement masculine pour l’atteinte de la libération, plusieurs études (Clémentin-Ojha 1984-1988-1990, Denton 1991, Khandelwal 1997) insistent sur la marginalité du choix des femmes à défier les prescriptions dharmiques pour devenir ascète. L’ascétisme féminin impose aux femmes d’imiter et d’adapter à leur mode de vie des pratiques qui sont d’abord masculines pour se construire une identité religieuse en dehors des normes préétablies (Clémentin-Ojha 1984). Les motivations spirituelles des femmes ascètes semblent en effet corréler avec un désir de se définir autrement que par leur identité d’épouse ; en renonçant au monde, elles souhaitent renoncer au rôle social de genre qui leur est assigné et mettre de l’avant leur identité religieuse.

Parmi les huit ascètes occidentaux ayant participé à mon projet de recherche, trois sont des femmes (Shanti Mā, Kālī Das et Durgā Mayi). Plusieurs identités apparemment contradictoires interagissent dans la négociation identitaire de ces répondantes : identité occidentale, ascétique et féminine. Les données ethnographiques démontrent que leur héritage culturel occidental leur a été bénéfique dans la mesure où elles ont été exemptes de l’interdit traditionnel qui pèse sur l’ascétisme féminin et des prescriptions dharmiques qui régissent la vie des femmes indiennes et hindoues. Malgré leur transformation identitaire, elles incarnent toujours des femmes occidentales aux yeux des autres ascètes, ce qui leur donne une plus grande liberté dans leur capacité d’action. À cet égard, Durgā Mayi racontait :

Il y en a parce qu’on est des Occidentaux, ils nous prenaient sur un niveau….Tu vois ils étaient impressionnés du fait qu’on avait adopté leur chemin. Il y en a qui sont respectueux, et puis il y a des sādhu qui ont ce côté toujours un peu dédaigneux envers les femmes. Tu trouves de tout, quoi. Mais bon, c’est vrai qu’on a un avantage parce que le fait qu’on soit Occidentaux, ils nous acceptaient dans beaucoup de places alors que peut-être ils n’accepteraient pas une femme indienne sādhu.

Dans son étude sur l’ascétisme féminin à Bénares, Catherine Clémentin-Ojha (1984) remarque que, contrairement à l’ascète hindou qui est pourvu d’une grande liberté de déplacement, la vie

permanente au sein d’une communauté monastique est préconisée dans la démarche ascétique des femmes indiennes. Les trois communautés ascétiques étudiées par l’anthropologue sont beaucoup plus fermées que les ordres traditionnels masculins. Alors que les āśram communautaires sont généralement déserts dans l’ascétisme, les renonçants vivant dans leur āśram personnel ou vivant une vie nomade, ces lieux monastiques constituent des espaces sécurisés pour les femmes. Ayant été socialisées dans une culture qui peine à concevoir qu’une femme soit livrée à elle-même, même dans la sphère ascétique, les femmes indiennes ne disposent pas du même avantage de liberté que les hommes. Durgā Mayi poursuit d’ailleurs en affirmant :

[…] et je veux dire la communauté de sādhu, c’est une majorité de communautés masculines. Et puis, bien sûr, maintenant je me rends de plus en plus compte qu’il y a des grandes femmes qui gèrent de grands āśram, il y a des femmes partout, mais beaucoup de femmes vivent protégées dans des āśram auprès de leur guru tu vois. Elles ne sont pas exposées.

Ainsi, Durgā Mayi se considère privilégiée, en tant que femme occidentale, de pouvoir conserver sa liberté et son indépendance au même titre que ses condisciples masculins. Pendant dix ans, elle était nomade, itinérante et vivait de manière très simple une vie de renoncement. Elle me confie que la compagnie d’un gurubhaī, son « frère » ascète, et son origine occidentale lui ont été favorables pour poursuivre dans cette voie puisque le danger aurait été plus grand si elle avait été une femme indienne. Son discours est teinté par une lentille féministe alors qu’elle affirme avoir une connexion particulière avec la divinité Durgā, une des divinités féminines les plus puissantes du panthéon hindou. Elle voue également un culte Mā Ānandamayī et elle affirme avoir beaucoup de respect pour Shanti Mā qu’elle considère très forte. Au moment de notre rencontre, elle demeurait dans son āśram personnel près de la Narmada où plusieurs dévots venaient la consulter. Ainsi, bien qu’elle ait choisi l’Inde comme pays d’adoption (elle a d’ailleurs renoncé à sa nationalité française pour avoir la nationalité indienne) et qu’elle tente le plus possible d’incorporer les normes et les valeurs ascétiques, et plus largement indiennes, elle se montre critique des inégalités de genre qui imprègnent la culture en Inde. « Moi j’aime bien une certaine liberté de communication en Europe entre hommes et femmes, les gens se considéraient tous au même niveau. Ici il y a quand même beaucoup de différences,» affirme-t-elle.

Nous avons vu que la construction identitaire de mes répondants doit être pensée en terme d’hybridité par la formation d’un espace intermédiaire par la rencontre de deux espaces culturels géographiquement distincts (Bhabha 1994 [2007]). Le fait que mes répondantes apparaissent à

l’intersection de deux systèmes culturels, l’un prônant la liberté individuelle et l’autonomie et l’autre profondément marqué par un mode de vie traditionnel et patriarcal,36 leur impose d’ajuster leur mode de négociation. Elles affirment en effet devoir redoubler d’effort dans leur quête de reconnaissance. Shanti Mā m’a avoué être parfois confrontée à des remarques désobligeantes quant au sérieux de sa démarche spirituelle, même après plus de 45 ans de vie ascétique. Un second exemple est l’expérience de Kālī Das qui fut désignée comme mahant, soit l’autorité religieuse qui dirige l’āśram communautaire de sa lignée à Omkareshwar. En 2009, plus de 200 ascètes se réunirent pour sélectionner le chef du monastère suite au décès du guru. Kālī Das fut choisie malgré la réticence de plusieurs vis-à-vis de son origine occidentale et du fait qu’elle soit une femme. « The sādhu, some were doubting. ‘A Westerner ? A woman ? What does she know?’ […]So from that point, it was also not easy to get my own recognition […] So it took about two or three years. » Selon Kālī Das, c’est l’intensité de son engagement religieux et la proximité avec son guru qui lui valut le titre de mahant.

Être femme et être ascètes est vu comme une contradiction considérant les contraintes socio-religieuses qui confinent les femmes à leur rôle d’épouse modèle et de mère de famille. Or, le fait d’être occidentale est une variable qui vient retravailler les frontières de ces catégories. La littérature tend à présenter la conversion comme une opportunité idéale pour concilier des identités apparemment contradictoires en offrant un cadre propice à une médiation culturelle (Mossière 2010 ; Jensen 2008). Les femmes occidentales qui font le choix de l’ascétisme semblent en effet défier les identités catégorielles en conciliant leur émancipation en tant que femmes occidentales à une quête ascétique hindoue dans son essence. Leur négociation se situe donc dans une zone ambiguë qui est légitimée par un engagement religieux intense et une dévotion inconditionnelle à leur guru.