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Mercredi 20 janvier 2021

M. Mickaël Vallet. – Ma question concerne le renforcement de la force Takuba

Quelle est l’attitude nos partenaires européens à cette perspective ? Certains de nos voisins sont réticents en raison du souvenir de la seconde Guerre mondiale. On a reçu le soutien d’un certain nombre de pays, mais celui-ci est-il opérationnel ? L’intérêt de Barkhane n’est pas perçu partout de la même façon, dans tous les pays. Quelles démarches effectuez-vous pour convaincre nos partenaires de s’impliquer davantage ? Je sais que vous ne pouvez préjuger des conclusions du sommet de N’Djamena, mais estimez-vous que l’appui de nos partenaires est suffisant ? Estimez-vous qu’il faut davantage de moyens ?

M. Ludovic Haye. – Je tiens aussi à m’associer à l’hommage rendu à nos soldats tombés pour la liberté ainsi qu’à leurs frères d’armes. Il sera intéressant de voir comment se traduira l’ajustement annoncé par le Président de la République hier, sur les plans militaire, financier, humain, logistique, technique ou même géographique. La montée en puissance de Takuba sera-t-elle en mesure de compenser un éventuel allégement de l’engagement de la France au Sahel ? Vous avez évoqué la pédagogie, mais celle-ci suffira-t-elle ? Les forces sahéliennes, lorsqu’elles auront été formées, seront-elles en mesure de poursuivre le combat efficacement ?

Mme Florence Parly, ministre. – Vous avez évoqué la question, cruciale, de la guerre de l’information. Il y a plusieurs domaines de conflictualité et l’information en fait partie. Nous l’avons vu encore récemment lorsque sur toutes sortes de réseaux sociaux, la France a été accusée d’avoir été à l’origine d’une frappe ayant soi-disant tué des civils. Quand je dis « soi-disant », je ne doute pas que des civils aient été tués, mais c’était ailleurs et ce n’est pas du fait de l’intervention de la France. J’ai eu l’occasion de bien préciser tout cela, l’état-major également. Ce que nous pouvons déplorer désormais c’est que face aux faits, il y a des rumeurs et que désormais, les faits ne pèsent pas plus lourd que les rumeurs. C’est donc en effet une sorte de guerre qui s’engage sur notre capacité à opérer la distinction entre de la propagande, de la rumeur amplifiée par des réseaux sociaux, et des faits qui sont des données vérifiées, certifiées par nos forces. Nous assurons la traçabilité de tout ce que nous faisons, mais organiser la traçabilité ne signifie pas nécessairement que dans la seconde nous puissions réagir au même rythme que sur les réseaux sociaux. Tout cela crée en effet une asymétrie et il faut avoir bien conscience qu’il ne s’agit pas nécessairement de rumeurs qui sont répandues par des acteurs locaux, mais qu’il y a aussi un jeu de puissances, des compétiteurs qui ne verraient que des avantages à ce que les Européens - pour avoir une appréhension large du sujet - quittent ce théâtre, afin de pouvoir mieux s’y déployer eux-mêmes, avec probablement d’autres intentions que les nôtres. Donc c’est un sujet que nous prenons très au sérieux, mais je voudrais dire que pour ce qui nous concerne, nous tenons absolument, lorsque nous communiquons, à communiquer sur des faits qui sont vérifiés. Rien ne serait pire que d’engager la parole de l’État sur des données partielles et pas totalement certaines.

M. Christian Cambon, président. – Les réseaux sociaux sont prompts à s’enflammer avec toutes sortes d’informations. Je comprends tout à fait que votre réponse ne puisse intervenir que lorsqu’elle est parfaitement certifiée, mais ne peut-on pas avoir, de la part des services de communication des armées, des preuves – il y a des photos puisque les forces armées ont dit « nous avons, de toutes façons, toutes les preuves ». Mais nous, nous ne les avons pas, ni l’opinion publique. J’ai lu un communiqué qui disait « nous avons très bien

repéré qu’il s’agissait d’une organisation terroriste, nous avons vu le chef arriver, etc. ». Vous avez donc des éléments visuels. Je pense que plutôt que de laisser s’enflammer les réseaux sociaux, les éléments qui ont amené l’intervention pourraient être produits. Certes il y a la dimension confidentielle, mais quelques éléments renforceraient la crédibilité des forces armées.

Mme Florence Parly, ministre. – Il faut aussi avoir en tête que montrer des images, c’est montrer à notre ennemi ce que nous voyons de lui. Il ne sait pas précisément ce que nous savons et voyons de lui. C’est tout le problème. Il y a, et je le comprends, un besoin de l’opinion publique de savoir et de se sentir rassurée sur le fait que la France mène et conduit ces opérations conformément au droit humanitaire international, au droit de la guerre.

C’est extrêmement important, c’est la raison d’être même de nos forces. Et puis il y a aussi la nécessité de protéger nos soldats, en ne livrant pas à nos adversaires des éléments qui pourraient modifier leur mode opératoire. C’est une question éternelle. Je comprends la demande. Mais la raison pour laquelle nous n’y accédons pas est celle que je vous indique.

Parfois cela nous place nous-même dans une situation qui n’est pas facile. Ce serait plus simple, d’une certaine façon, de pouvoir partager certaines images, certaines vidéos. Mais les conséquences de cette révélation publique seraient tout à fait importantes du point de vue de la conduite de nos opérations sur le théâtre.

Nous avons passé l’an dernier beaucoup de temps et d’énergie pour nous assurer du soutien américain à Barkhane : ce soutien, important notamment en matière de renseignement, était contesté au début de l’année 2020, puis l’administration américaine sortante a demandé à se faire payer en échange de son aide. Finalement, nous avons obtenu le rétablissement du soutien américain dans les termes initiaux. Cette question sera l’une des premières que nous aurons à aborder avec la nouvelle administration.

J’en viens à votre question sur la réaction de nos partenaires à l’idée d’un

« retrait » de la France. Le Président de la République n’a pas parlé de « retrait », mais d’un

« ajustement » de notre dispositif. Les pays du G5 sont très attachés à la coopération avec la France. Nous avons de nombreux contacts avec les nouvelles autorités maliennes depuis le mois d’août et celles-ci ont réaffirmé publiquement leur souhait que la coopération avec la France se poursuive. Il en va de même de nombreux pays de la zone.

La désinformation constitue l’une des armes utilisées par nos adversaires au Mali, et par ce terme je désigne aussi des pays comme la Russie ou la Turquie, qui ont l’habitude d’utiliser ces méthodes. Si la Russie est très active en Centrafrique, elle l’est beaucoup moins au Mali, en tout cas notre connaissance, mais nous surveillons cela avec beaucoup d’attention.

Nous n’hésiterions pas à en parler avec les Russes si cela apparaissait nécessaire.

Les organisations terroristes sont à la fois dans un rapport de coordination et de compétition. La coordination existe du côté d’Al-Qaïda, puisque le Rassemblement pour la victoire de l’Islam et des musulmans (RVIM), lié à Al-Qaïda, s’appuie lui-même sur des katibas réparties dans différentes zones géographiques : on pourrait citer la katiba Macina, Ansarul Islam, l’émirat de Tombouctou, etc. La coordination est étroite entre les différents échelons de l’organisation, qui sont, en fait, rattachés à la même organisation principale. Il y a aussi une compétition entre le RVIM et l’EIGS, qui relève de Daech. Ces organisations se combattent avec acharnement, et cela a entraîné un affaiblissement supplémentaire de l’EIGS, au-delà des coups que nous pouvons lui porter.

La force conjointe bénéficie du soutien de Barkhane et des opérations de combat ont été menées ensemble. La création d’un commandement conjoint à Niamey constituait l’une des demandes que nous avons exprimées au sommet de Pau, afin de faciliter la coordination entre Barkhane, la force conjointe et les forces nationales des différents pays du Sahel. Ce commandement a été constitué, il fonctionne extrêmement bien et c’est notamment dans ce cadre que les Américains ont pu nous fournir du renseignement.

En ce qui concerne les équipements, tous les pays ne sont pas au rendez-vous, et nous continuons inlassablement, avec les Européens, à rappeler à un certain nombre de nos partenaires leurs promesses de dons. Certaines n’ont pas été tenues, d’autres le sont désormais partiellement : je pense notamment aux pays du Golfe, comme les Émirats arabes unis. On attend toujours le don de l’Arabie Saoudite.

Si la présence de mercenaires russes est certaine en Centrafrique, nous n’avons pas pu en identifier au Sahel, mais nous avons bien conscience de la forte porosité entre la Libye et le nord du Tchad, qui est susceptible de faciliter la circulation des combattants ou des armements. Nous suivons cela avec une grande vigilance.

Nous vous fournirons tous les éléments sur le coût de Barkhane dans le cadre des données relatives à l’exécution 2020. Le chiffre que vous avez avancé, de l’ordre de 900 millions, constitue un bon ordre de grandeur. En tout cas, ce chiffre est plus élevé qu’en 2019, où il s’élevait à 800 millions d’euros, la différence s’expliquant par la hausse des effectifs de 600 personnes.

Les populations civiles sont les premières victimes de cette guerre. Il suffit de se remémorer le massacre par l’EIGS d’une centaine de villageois, au début de cette année, au Niger. Oui, les pertes civiles sont très importantes, et des centaines de milliers de personnes sont déplacées, mais ce n’est pas la présence de la force Barkhane qui est à l’origine de ces massacres : ils sont dus à la volonté de deux organisations terroristes d’asservir des populations civiles et de remettre en cause les fondements mêmes d’un État, déjà très fragile.

Il n’y a pas de lien entre la présence de nos forces et les effets visibles des actes des terroristes. Et si d’ailleurs nous les combattons, c’est pour éviter que les États ne tombent, que des populations entières soient massacrées, et pour empêcher que ces organisations terroristes ne développent des bases arrière depuis lesquelles elles pourraient mener des actions contre la France et l’Europe.

L’action militaire ne rétablira pas seule la stabilité dans la région. Celle-ci doit être relayée par des initiatives politiques. Il ne m’appartient pas, aujourd’hui, de vous dire quelles sont celles qui pourraient être prises dans le cadre du sommet de N’Djamena, mais il est déjà dans l’agenda des autorités maliennes de reprendre l’accord d’Alger pour en assurer la mise en œuvre. Nous verrons quels seront les actes qui en découleront, mais la volonté est là.

S’agissant de la force Takuba, je note une prise de conscience progressive, en Europe, qu’au Sahel c’est bien la sécurité des Européens et de l’Europe qui se joue. Au-delà des échanges très nombreux que nous avons dans le cadre des institutions européennes, l’Initiative européenne d’intervention constitue un très bon forum pour convaincre bon nombre de nos alliés de nous rejoindre. La crise sanitaire a réduit le nombre de mes déplacements pour rencontrer mes homologues, par rapport à 2019. La Suède et l’Estonie sont désormais convaincues de la pertinence de participer à Takuba. Les échanges au niveau européen sont permanents et doivent être poursuivis, mais je crois pouvoir dire que les

Européens ont bien compris qu’il s’agissait d’une question de sécurité pour eux-mêmes. Reste alors à définir les conditions dans lesquelles chacun, en fonction de sa culture, de ses capacités ou de ses moyens, peut apporter une contribution utile à cette force Takuba. En tout cas, je poursuivrai mon travail pour mobiliser nos partenaires européens.

Malgré la crise sanitaire et les perturbations très profondes qu’elle a entraînées, nous avons consommé, quasiment à l’euro près, les crédits dont nous dispositions en loi de finances initiale, soit quelque 37,5 milliards d’euros. Nous avons bénéficié d’un dégel de crédits à hauteur de 800 millions d’euros dans le courant du mois de novembre, soit bien plus tôt que d’habitude, ce qui a facilité l’exécution budgétaire. Nous avons également obtenu, dans le cadre de la loi de finances rectificative, les ouvertures de crédits dont nous avions besoin pour couvrir les surcoûts des OPEX. Il s’agit d’une taxation interministérielle qui était surtout ministérielle...

M. Christian Cambon, président. – La disposition que le Sénat avait introduite dans la LPM était pourtant claire !

Mme Florence Parly, ministre. – Notre exécution 2020 est excellente compte tenu du contexte économique qui est le nôtre : nous avons consommé la totalité de nos crédits, nous sommes venus en aide à nos entreprises et nous avons réussi à couvrir les surcoûts des OPEX.

M. Christian Cambon, président. – Pour la troisième année consécutive, la LPM est correctement exécutée : le mérite vous en revient. Hier soir, à Brest, le Président de la République a donné des assurances sur la poursuite de la LPM, qui serait « maintenue » et même « accentuée » : j’y ai été sensible. Sachez que le Sénat restera toujours très attentif à défendre la défense. D’autres considèrent que les dépenses de défense sont inutiles. Ce n’est pas notre point de vue.

Mme Florence Parly, ministre. – Je voudrais adresser mes remerciements aux armées, directions et services, car ils se sont mobilisés de manière exceptionnelle, notamment afin de recruter conformément à notre plafond d’emplois. C’est une performance tout à fait exceptionnelle compte tenu du contexte dans lequel nous avons géré les processus de recrutement.

M. Christian Cambon, président. – Je tiens à souligner le rôle de grande entreprise d’insertion sociale des forces armées. Nous l’avons constaté dans l’engagement des jeunes dans les écoles de la marine ou dans le cadre du service militaire adapté en Guyane.

Nous arrivons au terme de cette très intéressante audition. Le débat que nous avons prévu n’est pas polémique, il est démocratique et nécessaire et je regrette que l’Assemblée nationale n’ait pas fait de même. Il n’est pas exclu que le ministre des affaires étrangères souhaite y participer afin d’évoquer les initiatives politiques et diplomatiques. Les armées « font le job », avec un courage, un dynamisme incroyables. Mais diplomatiquement il faut aller encore plus loin, car une réconciliation nationale est indispensable. Compte tenu du prix que nous payons en vies humaines et en blessés, la France a, plus que d’autres, le droit de parler aux militaires à la tête du Mali. Je compte sur le sommet de N’Djamena pour que des conditions soient posées, car les manifestations anti-françaises sont très pénibles.

Je vous remercie, ainsi que votre cabinet. Continuez, madame la ministre, à nous donner l’information et portez nos messages auprès du Président de la République.

La réunion est close à 18 h 45.

Ce point de l’ordre du jour a fait l’objet d’une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.