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Partie III. Le Temple de la littérature, au cœur d’une politique nationale et de projets

A. Le Temple de la littérature, « lieu de mémoire » pour construire la Nation et faire face

3. Mettre en avant les traditions pour éclipser la scène culturelle contemporaine ?

Si la culture vietnamienne est valorisée, elle ne l’est en réalité que de manière partielle. L’art contemporain (dans le sens d’art actuellement produit) reste peu visible par rapport à la culture traditionnelle : il se pourrait qu’il contienne un potentiel contestataire gênant pour l’État- Parti.

La scène artistique contemporaine, l’absente des discours sur la culture vietnamienne

Il est surprenant de constater que la culture vietnamienne est presque toujours représentée par des pratiques et des savoir-faire traditionnels. Les discours médiatiques sur la culture vietnamienne sont souvent accompagnés, par exemple, d’images mettant en scène des artisans tissant des paniers de rotin, des femmes en áo dài ou encore représentant les motifs des boucliers âu lạc198. La culture renvoie à des éléments variés, parfois encore présents dans le

paysage vietnamien (le port du áo dài), mais qui ont pour trait commun d’être le fruit d’un savoir- faire ancien. Le discours des Vietnamiens semble confirmer l’association entre culture et tradition. À la question « Peux-tu me citer quelques artistes ou œuvres qui font partie de la culture vietnamienne pour toi ? », la majorité des jeunes Vietnamiens interrogés au cours d’entretiens199

m’ont mentionné non pas le nom de personnes ou le titre d’œuvre, mais celui d’arts ou de savoir- faire traditionnels tels le ca trù, le bài chòi ou les chants populaires ví et giặm200. Plus marquant

encore, une absence de réponse a souvent suivi la question « Quelles sont les productions culturelles contemporaines ? Peux-tu me citer un artiste, une œuvre ou un mouvement artistique contemporain ? ». Des réponses telles que « Je ne connais pas l’art actuel », ou « Je ne m’intéresse pas à l’art » ont également été fréquentes. Seule Dung, chef d’entreprise de 35 ans travaillant dans la mode, m’a indiqué son goût vif pour la chanteuse Hương Thanh201. Bien que des enquêtes

complémentaires soient nécessaires, il semblerait que la culture vietnamienne soit associée à la

198 Les boucliers âu lạcs sont des boucliers de bronze, de forme ronde, ornés de motifs en spirales et de grues. Ils

appartenaient aux peuples âu lạcs, peuples présents dans la région du delta du Fleuve Rouge de 257 à 179 avant Jésus-Christ et dont les Vietnamiens seraient les descendants. La culture âu lạc procure au Việt Nam une identité culturelle antérieure à celle transmise par la Chine et rattache le pays d’Asie du Sud-Est.

199 Vietnamiens âgés de 16 à 35 ans lors d’entretiens menés les 21/02/18, 24/02/18, 11/03/18, 18/03, 05/05/18,

10/05/18.

200 Le ca trù est une poésie chantée de la musique vietnamienne pratiquée au nord du pays depuis le XIᵉ siècle ;

le bài chòi est une forme artistique populaire combinant chant folklorique et jeux traditionnels ; les chants ví et giặm sont des chants populaires du Nghê Tĩnh, au nord de la région Centre du Việt Nam.

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culture traditionnelle, et que la culture contemporaine soit sinon mise à l’écart, du moins victime d’un véritable manque de visibilité dans le champ culturel vietnamien.

Effacer la scène contemporaine artistique

Ce manque de visibilité pourrait être lié au caractère potentiellement contestataire de l’art contemporain. Une enquête à part entière serait nécessaire sur le sujet, mais des données permettent cependant d’ouvrir des pistes de réflexion. L’article universitaire de Phạm Việt Thắng et de Bùi Thị Nhung, « Moral Education at Vietnamese Schools in the Present Globalization Trend »202,

révélait déjà à quel point les valeurs ou les changements venus avec la mondialisation tels que l’individualisme ou la société de consommation pouvaient être perçus comme des menaces déstabilisantes. L’art, dans la simple mesure où il amène les hommes à voir leur réalité sous un autre angle, possède un potentiel contestataire. Aujourd’hui en plus, les artistes ont accès à la production artistique internationale : il est probable qu’ils aient envie, à l’instar de nombreux artistes internationaux, d’exprimer leur opinion politique. Ce potentiel subversif de l’art pourrait favoriser l’émergence de voix dissidentes, enrayer l’assimilation du patriotisme et nuire à la légitimité de l’État-Parti. Pour ce dernier, déjà remis en question par la diffusion des systèmes démocratiques et de leurs valeurs, l’art pourrait apparaître comme une menace. De fait, le budget consacré au développement culturel contemporain est marginal. Plus encore, ce développement semble bridé par l’État-Parti. Un triple système de censure contrôle strictement la production culturelle, interdit ou sectionne régulièrement des articles ou des œuvres203. Dans un tel contexte,

il est légitime de se demander si l’État-Parti ne tente pas réduire la définition de la culture vietnamienne à la culture traditionnelle dans l’objectif d’effacer la culture contemporaine dont le potentiel contestataire l’inquiète. La promotion de la culture traditionnelle, notamment au Temple de la littérature, s’effectuerait contre l’art contemporain.

202 Cf p. 113 du mémoire.

203 En janvier dernier, le roman Un avril bien tranquille à Saïgon de Thuân a été censurée au Việt Nam. Il raconte

la « libération de Saïgon » du point de vue d’une ancienne famille capitaliste convertie au communisme après la victoire des communistes. Les romans tels 1984 de G. Orwell ou L’Insoutenable Légèreté de l’être de Kundera sont toujours interdits à la publication.

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Une rupture entre l’art et la culture ? Pour une étude des pratiques culturelles et des pratiques artistiques au Việt Nam

Cette hypothèse doit toutefois être limitée par une remarque. Il est possible que d’autres facteurs que la censure étatique explique le manque de visibilité de l’art contemporain. Hang, journaliste pour la section culture et société (Life & Style) de Vietnam News204, souligne que pour

les Vietnamiens, la culture renvoie surtout aux différentes activités ou aux différents éléments composant le mode de vie quotidien d’une population205. De fait, à la question « Qu’est-ce que la

culture vietnamienne pour toi ? », les réponses les plus fréquentes sont : le phổ, les restaurants de rue, la circulation des motos, la célébration du Tết et le fait que tout le monde puisse s’aborder facilement dans la rue sans se connaître. La culture semble renvoyer à l’art de vivre plutôt qu’à un apprentissage de l’art. À ce propos, la remarque de Ngọc, jeune femme de 27 ans, pourrait être particulièrement éclairante : « Pour moi aller au musée n’est pas un acte culturel. C’est apprendre. Est-ce que c’est culturel pour toi ? »206. Pour Ngọc, la culture n’est pas d’abord un savoir, quelque

chose que l’on apprendrait dans un musée comme l’art ; elle est davantage de l’ordre de la coutume, des pratiques qui unissent une communauté. Si les éléments cités ci-dessus sont loin d’être suffisants pour définir comment les Vietnamiens pratiquent la culture, ils doivent suggérer que l’art ne fait peut-être pas partie des pratiques culturelles très représentées parmi les Vietnamiens. L’invisibilité de l’art contemporain pourrait également s’expliquer par le peu d’attractivité dont il est actuellement l’objet.

Dans tous les cas, il semble clair que la culture vietnamienne ne se définit pas d’abord comme moderne ou contemporaine. Il semble également probable que le développement de l’art traditionnel soit préféré à celui de l’art contemporain pour des raisons de contrôle politique. Une enquête serait nécessaire pour évaluer si la valorisation des traditions, notamment au Temple de la littérature, masque vraiment une volonté de détourner la population de l’art contemporain.

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204 Việt Nam News est le journal vietnamien en langue anglaise. Il est publié par l’agence de presse vietnamienne,

l’une des agences de l’État-Parti.

205 Entretien du 31/03/18.

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