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Mesurer l’inégale capacité à produire une opinion

PREMIÈRE PARTIE : LES AUTOPUBLICATIONS NUMÉRIQUES COMME SOURCE DE RENOUVELLEMENT THÉORIQUE ET

CHAPITRE 2 - PANÉLISER TWITTER, UNE MÉTHODE HYBRIDE DE MESURE DES OPINIONS MESURE DES OPINIONS

2. Les autopublications numériques, une matérialisation empirique des théories critiques de l’opinion publique

2.1 Mesurer l’inégale capacité à produire une opinion

Le principal postulat des sondages est de considérer que tous les individus possèdent une opinion sur le sujet de l’enquête avant d’être interrogés ou, s’ils n’ont pas réfléchi à la question en amont, qu’ils sont capables de générer une opinion spontanément, « sur le champ ». Pour les sociologues critiques, seule une minorité de la population est capable de produire une opinion politique. Les opinions mesurées par sondage sont donc bien souvent des « non-réponses masquées », des « concessions de complaisance à la problématique » ou des dispositions éthiques naïvement perçues comme des opinions politiques.

En neutralisant le biais d’imposition de problématique, un enregistrement passif des autopublications numériques permet en premier lieu de collecter des « opinions » qui offrent

420 Daniel Gaxie, « Retour sur les modes de production des opinions politiques », in Philippe Coulangeon et Julien Duval (dir.) Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013.

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la garantie de ne pas être des artefacts générés par la situation d’enquête. Les « non-réponses masquées » n’existent pas sur internet (2.1.1). Cependant, l’absence de questionnement ne signifie pas nécessairement que toutes les opinions collectées sur internet soient de « véritables » opinions politiques. Dit autrement, il peut exister sur internet des discours éthiques publiés spontanément sur la politique. En mettant au jour le travail d’énonciation de l’opinion – travail précisément dissimulé par les sondages – les autopublications numériques offrent au chercheur la possibilité d’objectiver le mode de production des opinions numériques et de distinguer ainsi les opinions politiques et les discours éthiques spontanés sur la politique (2.1.2).

2.1.1 Un enregistrement « neutre » des opinions numériques

Les opinions publiées sur les réseaux sociaux, les forums électroniques ou les blogs ne sont pas le produit d’une interaction d’enquête. Plus précisément ces opinions préexistent

matériellement à l’enquête. Les opinions numériques sont en effet déjà formalisées

lorsqu’elles se présentent au chercheur. Elles prennent la forme d’un texte écrit, publié. Contrairement aux sondages, la situation d’enquête n’altère donc pas le matériau collecté et ne génère aucun artefact. Sur internet, les technologies d’étude des autopublications numériques n’enregistrent pas de « fausses » opinions ou des « non-réponses masquées » mais du « silence ». L’hypothèse selon laquelle tout le monde n’a pas une opinion sur tous les sujets peut être vérifiée empiriquement de deux manières sur internet : non seulement en mesurant le nombre d’opinions publiées sur un sujet, mais aussi, inversement, en objectivant l’absence d’opinions publiées sur ce sujet421.

En enregistrant des opinions qui préexistent matériellement à l’enquête, les nouvelles technologies d’étude des autopublications numériques réitèrent donc le « vieux rêve » positiviste d’un enregistrement « neutre » des opinions. Ce « vieux rêve » était – et continue d’être – celui des sondages d’opinion. Près de quatre-vingts ans après sa création, les sondeurs vantent en effet toujours la « neutralité » de leur instrument tandis que les sociologues

421 Précisons néanmoins qu’il serait hasardeux de réduire l’absence d’« opinions numériques » sur un sujet à une absence d’opinions « réelles ». En effet, les individus qui ont des opinions politiques – ils ne forment déjà qu’une minorité de la population – ne l’expriment pas tous nécessairement sur internet, loin s’en faut. Les logiques sociales de publicisation numérique des opinions et les (éventuelles) relations de corrélation entre les opinions exprimées sur internet et les opinions mesurées par sondage ou les opinions exprimées dans le champ de production idéologique ouvrent un vaste chantier de recherche pour les sciences sociales.

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critiques s’évertuent – ou s’épuisent – à la déconstruire. On pourrait donc penser que c’est cette même naïveté positiviste qui accompagne l’arrivée de ces nouvelles technologies numériques. Cela serait néanmoins omettre une différence fondamentale avec les sondages : la dissimulation de la situation d’enquête. Comme nous l’avons démontré dans notre précédent chapitre, les individus qui publient une opinion sur internet ne se savent pas « observés » ou étudiés. Par définition, les verbatims recueillis par ces nouvelles technologies ne sont donc pas des produits de l’enquête.

Si l’absence de questionnement et la dissimulation de la situation d’enquête garantissent donc que les opinions collectées sur internet ne soient pas des artefacts, il n’est en revanche pas certain que toutes les opinions exprimées sur internet soient politiquement constituées. En mettant au jour le travail d’énonciation de l’opinion, les autopublications numériques permettent de vérifier cette hypothèse, en objectivant le mode de production des opinions collectées.

2.1.2 Objectiver le mode de production des opinions numériques

L’ autopublication numérique permet en effet de mettre au jour le travail d’énonciation des opinions – travail précisément dissimulé par les sondages d’opinion : « [en] faisant

disparaître l’exigence d’un travail d’énonciation, [le sondage] présuppose tacitement que la personne interrogée serait capable de produire ou même de reproduire la proposition qui constitue l’énoncé de la question ou même d’adopter spontanément la relation au langage et à la politique que suppose la production d’une telle interrogation […] »422. Ce travail d’énonciation constitue l’essence même de la politique en « transmutant l’expérience en

discours, l’ethos informulé en logos constitué et constituant »423. En invitant les individus à cocher une modalité de réponse ou à glisser une enveloppe dans une urne, l’enquête par sondage comme les consultations électorales tiennent pour résolue, en la dissimulant, cette opération d’énonciation.

Le travail d’énonciation de l’opinion permet de mettre au jour le langage politique des enquêtés. Pierre Bourdieu distingue trois types de langage politique : le langage dominant, le langage dominé et le langage emprunté. Le langage dominant, « intrinsèquement euphémisé et

422 Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 535. 423

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euphémisant, […] s’impose avec les apparences de l’universalité, déréalise tout ce qu’il nomme […], met à distance, neutralise […] produit un discours « d’intérêt général » sur les questions « d’intérêt général »424. Ce discours dominant « détruit, en le discréditant, le

discours spontané des dominés : ils ne leur laissent que le silence ou le langage emprunté ».

Le langage emprunté est un langage « détraqué » où « les grands mots » ne « sont là que pour

marquer la dignité de l’intension expressive, et qui, ne pouvant rien transmettre de vrai, de réel, de « senti », dépossède celui qui le parle de l’expérience même qu’il est censé exprimer »425.

On peut logiquement supposer que chaque catégorie de langage (dominant, dominé, emprunté) est associée à un mode de production des opinions particulier. Un message rédigé dans le langage politique dominant peut être ainsi raisonnablement appréhendé comme le produit d’un « parti politique systématique », cet algorithme générateur de prises de positions savantes sur la politique. À l’inverse, un message formulé dans le langage dominé peut être le produit d’une disposition éthique, un produit de l’ethos de classe.

Contrairement à l’acte de vote426, ou au questionnaire fermé427, les espaces d’autopublication428 offrent aux internautes une véritable capacité expressive. Cette plus grande capacité expressive et l’absence de questionnement permettent de mettre au jour la nature du langage politique et donc le mode de production des opinions publiées. Lorsqu’il entreprend de quantifier et de mesurer les opinions numériques, le chercheur – contrairement au sondeur – a alors connaissance du mode de production des opinions étudiées. Il n’est donc pas contraint d’attribuer une « valeur faciale » identique à des opinions produites selon des logiques sociales très différentes. Plus précisément, l’opération de codification, préalable indispensable à la quantification, peut être réalisée a posteriori, en aval de la phase de collecte des opinions. En codant des verbatims a posteriori, et non a priori – c’est-à-dire par anticipation – le chercheur peut ainsi objectiver empiriquement les différents modes de production des opinions étudiées. En dissociant les opinions politiquement constituées et les discours éthiques, le chercheur peut in fine objectiver la capacité de l’internaute à produire une opinion politiquement constituée.

424 Ibid., p. 538-539.

425 Ibid., p. 538. 426

Patrick Lehingue, Le vote. Approches sociologiques de l’institution et des comportements électoraux, Paris, La Découverte, 2011, p. 49.

427 Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion, op. cit.

428 Il convient néanmoins de préciser que certains de ces espaces imposent une restriction du nombre de caractères des messages publiés. C’est notamment le cas du réseau social Twitter, notre terrain d’enquête.

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Cependant, tout comme pour le traitement des questions ouvertes, qui obéit à la même logique429, le codage a posteriori des verbatims, notamment lorsqu’il repose sur une analyse lexicométrique, n’est pas une garantie en soi d'objectivation sociologique plus fine des opinions. Dit autrement, comptabiliser abstraitement des mots-clés ne suffit pas à caractériser une intensité expressive ou un degré de sophistication des opinions politiques. C’est précisément ce qu’ont reproché Donald Kinder et David Sears aux chercheurs de l’École de Michigan430. Campbell et ses collègues avaient en effet entrepris de mesurer l’intensité « idéologique » des enquêtés à partir d’une analyse de leurs réponses à des questions ouvertes. Pour ce faire, les auteurs comptabilisaient des références à des termes idéologiquement connotés. La simple comptabilisation de ces termes était ainsi appréhendée comme un indicateur de conceptualisation idéologique. Or, pour Kinder et Sears, « l’usage d’un

vocabulaire idéologique ne garantit en rien que les idées sous-jacentes soient comprises en profondeur ou même que les termes soient correctement utilisés »431.

Cette mise en garde peut être également adressée aux chercheurs souhaitant objectiver le langage politique ou le mode de production des opinions numériques. Le simple décompte d’un nombre de termes politiques jugés « savants » ne permet pas de distinguer le langage politique dominant et le langage emprunté, « détraqué ». Par définition le langage emprunté mobilise des « mots-clés » savants, des bribes de langage dominant (dont la seule fonction est de « marquer la dignité de l’intension expressive »432). Seule une analyse très fine de cooccurrences de termes pourrait sans doute différencier le langage emprunté du langage dominant, en étudiant statistiquement des associations de mots-clés savants avec des marqueurs du langage dominé. Avec les opinions numériques, la qualité de l’enquête ne se joue pas en amont – en formulant de façon la plus « neutre » possible les questions – mais en aval, en objectivant finement les modes de production des opinions collectées.

En résumé, contrairement aux sondages qui « suppose[nt] que tout le monde peut

avoir une opinion ; ou, autrement dit, que la production d’une opinion est à la portée de tous »433, les nouvelles technologies d’étude des autopublications numériques permettent non seulement d’objectiver la présence ou l’absence d’opinions publiées sur un sujet politique

429 À la différence près que les réponses à des questions ouvertes restent la réponse à des questions alors que les autopublications n’ont pas été suscitées par les questions du chercheur.

430

Loïc Blondiaux, « Mort et résurrection de l’électeur rationnel », art. cit., p. 769.

431 Donald Kinder et David Sears, « Public opinion and political action » in Gardner Lindzey et Eliot Aronson (dir.), The Handbook of social psychology, New York, Random House, 1985, p. 666.

432 Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 538. 433

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mais également de distinguer les opinions politiquement constituées et les discours éthiques spontanés sur la politique ; en un mot d’objectiver empiriquement la capacité des internautes à produire une opinion politiquement légitime.

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