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L’impossible caractérisation sociologique des producteurs d’opinion numérique

PREMIÈRE PARTIE : LES AUTOPUBLICATIONS NUMÉRIQUES COMME SOURCE DE RENOUVELLEMENT THÉORIQUE ET

CHAPITRE 2 - PANÉLISER TWITTER, UNE MÉTHODE HYBRIDE DE MESURE DES OPINIONS MESURE DES OPINIONS

3. Les limites de l’usage exclusif d’une posture passive d’enregistrement des opinions numériques

3.2 L’impossible caractérisation sociologique des producteurs d’opinion numérique

Nous avons déjà évoqué dans le précédent chapitre la difficulté méthodologique à caractériser socio-démographiquement et politiquement les auteurs des autopublications numériques. Pourtant, situer les producteurs des opinions numériques dans l’espace social constitue la condition sine qua non de la mise en application des potentialités épistémologiques des nouvelles technologies d’étude des opinions numériques décrites plus haut.

Nous avons en effet démontré qu’une posture passive d’enregistrement des opinions numériques et une codification a posteriori des verbatims permettaient de dépasser potentiellement les quatre limites des sondages d’opinion et des enquêtes par questionnaire fermé.

Dépasser ces limites nécessite de pouvoir situer socialement les producteurs des opinions au moins aussi finement que le font les sondages d’opinion. Tout sondage comporte en effet des questions « signalétiques », socio-démographiques (sexe, âge, profession, niveau

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Anaïs Théviot, « Twitter en regardant la télévision : une campagne transmédias interactive ? Analyse comparée des stratégies numériques au Parti Socialiste et à l'Union pour un Mouvement Populaire lors des ripostes-party », art. cit.

484 Nous ne sous-entendons pas que les tweets militants ne soient pas des tweets d’opinion. Au contraire ils expriment une opinion mobilisée.

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de diplôme, etc.) et de préférence politique qui permettent de caractériser sociologiquement les répondants et donc de vérifier que les quotas sont respectés.. Les sondeurs et les chercheurs peuvent ensuite croiser ces variables signalétiques avec les réponses des sondés aux questions d’ « opinion »485 et ventiler ainsi les résultats obtenus en fonction de ces variables sociologiques. Ces informations sociodémographiques sont indispensables à l’analyse sociologique des opinions numériques, et ce à chaque étape du programme de recherche esquissé plus haut.

Ces informations socio-démographiques permettent d’abord de déterminer précisément quelles catégories de la population publient des opinions numériques, dans quelles proportions et à quelle fréquence. La sociologie politique a de longue date démontré486 que l’intérêt déclaré pour la politique, la propension à répondre aux enquêtes d’opinion ou la propension à participer aux élections étaient fonction du sexe, de l’âge, de la profession, du niveau de diplôme, etc. Définir précisément dans quelle mesure ces inégalités socioculturelles déterminent de manière analogue la propension à produire et publier des opinions politiques sur internet nécessite donc de pouvoir situer socialement les producteurs de ces opinions.

Mais ces informations socio-démographiques permettent également de mesurer à quel point l’activation d’un mode de production donné est elle aussi déterminée socialement487. Nous l’avons vu, en codifiant les opinions politiques a posteriori, le chercheur peut, à partir du verbatim étudié, déterminer le niveau de langage politique, ou, selon notre définition, son mode de production. S’en tenir à cette codification, à cette information induite, sans connaître précisément l’identité sociale de son producteur, contraint le chercheur à définir le producteur de l’opinion à partir d’une typologie binaire dominant/dominé, ou logos/ethos. Obtenir des informations sociodémographiques sur les producteurs des messages permet d’une part d’affiner cette typologique binaire et d’autre part de déterminer dans quelle mesure les différentes catégories sociales s’orientent vers un mode de production plutôt qu’un autre.

Les données quantitatives générées de manière automatique et systématique par les espaces d’autopublication, telle que le nombre de reprises d’un message (nombre de retweets) ou le nombre d’abonnés à un compte producteur d’opinion constituent, nous l’avons vu, des indices intéressants si l’on souhaite objectiver l’inégale valeur des opinions. Ces données

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Patrick Lehingue dissocie quatre catégories de questions : les questions signalétiques, les questions se référant aux habitudes, les questions cognitives et enfin les questions d’opinion. Cf. Patrick Lehingue, Subunda, op. cit. p. 150.

486 Daniel Gaxie, Le cens caché, op. cit. 487

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chiffrées ne suffisent pas cependant à déterminer le poids ou la force sociale d’une opinion. Deux autres variables doivent selon nous être prises en compte pour déterminer la force sociale d’une opinion : le degré de proximité au champ de production idéologique (déterminer la profession du producteur de l’opinion et sa position sociale dans le champ) et son activité politique ou son degré d’engagement politique (identifier les militants politiques, syndicaux, associatifs, et leur fonction). Ces données sont effet indispensables à la détermination du potentiel politique mobilisateur de l’idée-force étudiée.

Enfin, si le chercheur souhaite étudier le contexte situationnel d’énonciation des opinions numériques, lorsque les opinions étudiées s’insèrent dans un échange collectif en ligne par exemple, il est alors nécessaire de pouvoir qualifier socio-démographiquement et politiquement les individus qui prennent part à cet échange. Là encore, ces données ne sont pas détectables et qualifiables automatiquement par les logiciels de veille et de tracking.

La prise en compte de cette limite – qui, contrairement à la précédente, n’a pas été résolue informatiquement et n’est pas prête de l’être – pose donc au sociologue un dilemme de taille.

3.3 « Accepter d’abandonner la référence sociodémographique »488 ou abandonner

l’analyse statistique ?

Nous nous sommes donc trouvé confronté au choix suivant :

- Privilégier un dispositif d’étude rationnalisé et une analyse quantitative de grande ampleur voire une analyse exhaustive des opinions numériques, mais, pour ce faire, recourir aux logiciels de veille et de tracking et accepter de perdre la référence socio-démographique, c’est-à-dire accepter de ne pas pouvoir situer socialement les producteurs des opinions numériques ;

- Refuser d’abandonner la référence socio-démographique, ne pas recourir aux logiciels de veille et de tracking et privilégier une analyse « manuelle » qualitative sur un terrain très localisé.

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La première option est défendue par différents auteurs, dont notamment Dominique Boullier et Audrey Lohard489. Pour ces deux sociologues, les limites des logiciels de veille et de tracking, et notamment l’impossibilité de caractériser socio-démographiquement les producteurs des opinions numériques, devraient inciter les chercheurs en sciences humaines et sociales à changer de paradigme :

« Ce qui est alors étudié [sur internet] ne fait plus référence à des émetteurs bien identifiés

dont les chercheurs posséderaient les caractéristiques sociodémographiques classiques et considérées comme définitoires de la personne (en tant que sujet statistique tout au moins). Ici les énoncés sont nivelés et c’est leur agrégation qui fait sens. Ce qui ne devrait pas effrayer toute une partie des sciences sociales qui n’a pas de culte particulier des individus et qui est prête à considérer que ces flux d’opinions sont des objets sociologiques tout à fait légitimes. Mais il faut alors changer de paradigme et ne plus chercher des explications par des causes qui seraient logées dans des propriétés socio-démographiques considérées comme des attributs d’un autre statut que toutes celles auxquelles on peut accéder sur le web. […]Il faut donc faire son deuil et pour longtemps des repères socio-démographiques sur le web actuel et pour cela changer de paradigme d’explication » dans les sciences humaines et sociales, tellement fondées sur une théorie trop implicite de l’individu comme individu et non comme sociation »490.

Nous refusons très clairement de nous résoudre à abandonner la référence socio-démographique, à faire « notre deuil de l’individu » et à changer de paradigme. Tout au contraire, nous soutenons que l’appareillage conceptuel et théorique de la sociologie dispositionnelle est particulièrement opérant pour étudier les opinions numériques. Tout comme Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, qui, à propos des recherches des années 1960 sur la télévision, déploraient que « tous les gens qui ont la télévision cessent d’être des

hommes réels, donc divers, pour devenir des « télévisionnaires » sans visage »491, nous déplorons que les recherches académiques actuelles considèrent les « internautes » comme des êtres irréels et sans ancrage social. Nous défendons au contraire l’idée selon laquelle les « internautes » sont des agents sociaux bien réels, inégalement pourvus en capitaux économiques et culturels, inégalement compétents politiquement. Les internautes n’évoluent

489 Ibid., p. 190.

490 Ibid., p.190.

491 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, « Sociologues des mythologies et mythologies des sociologues », Les temps modernes, n°211, 1963, p. 998-1021.

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pas dans un monde parallèle qui aurait ses logiques propres, un monde « virtuel » libéré de toute pesanteur sociale.

Cependant, refuser d’abandonner la référence socio-démographique implique de refuser dans le même temps de recourir à un traitement statistique et quantitatif de grande ampleur des opinions numériques. Sans l’aide d’un logiciel de veille et de tracking, le chercheur ne peut pas en effet collecter et archiver seul, de manière exhaustive, les autopublications numériques publiées en permanence sur les réseaux sociaux. Une seconde option consisterait donc à privilégier une recherche qualitative, « manuelle », sans doute un peu « artisanale », et travailler à partir d’un échantillon raisonné de données. Une telle approche n’est pas moins légitime scientifiquement qu’une recherche quantitative. Seulement, une approche qualitative ne permettrait pas de vérifier l’ensemble des hypothèses de recherche que nous avons développées dans ce chapitre.

En définitive, nous avons refusé de choisir entre ces deux options et avons construit une méthodologie d’enquête alternative, relativement inédite, qui entend concilier approche quantitative et qualification sociologique des producteurs d’opinions numériques.

4. Panéliser Twitter : concilier une posture passive d’observation et une

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