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Les définitions et dispositifs d’étude de l’opinion antérieurs aux sondages

PREMIÈRE PARTIE : LES AUTOPUBLICATIONS NUMÉRIQUES COMME SOURCE DE RENOUVELLEMENT THÉORIQUE ET

CHAPITRE 2 - PANÉLISER TWITTER, UNE MÉTHODE HYBRIDE DE MESURE DES OPINIONS MESURE DES OPINIONS

1. Représenter, définir et mesurer les opinions en sciences sociales

1.1 Les définitions et dispositifs d’étude de l’opinion antérieurs aux sondages

Étudier les définitions et représentations de l’opinion publique avant l’avènement des sondages peut être compris de deux manières. On peut d’abord s’intéresser à la façon dont les auteurs de sciences sociales et de philosophie politique concevaient l’objet « opinion publique » avant la création des sondages. On mobilisera à cette fin l’ouvrage de Loïc Blondiaux et son histoire sociale des sondages332. Comme l’a démontré l’auteur, avant la création des sondages, différentes définitions et représentations de l’opinion coexistaient. L’opinion publique était alors conçue comme une catégorie de philosophie politique (1.1.2) dont la réalité était difficilement saisissable par les sciences sociales (1.1.3). Mais étudier les représentations de l’opinion publique avant l’avènement des sondages peut aussi renvoyer à toute une série de travaux historiographiques, majoritairement parus après la création des sondages, qui ont entrepris une généalogie du concept (1.1.1).

331 Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », art. cit. 332

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1.1.1 L’opinion publique comme objet historiographique

L’ouvrage de Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme

dimension constitutive de la société bourgeoise333, paru pour la première fois en 1962, a ainsi ouvert un vaste champ de recherche, pluridisciplinaire334, relatif à la formation d’un espace public bourgeois et à l’apparition de la notion d’opinion publique sous l’Ancien Régime. L’auteur y défend une thèse maintenant bien connue : c’est au cours du dix-huitième siècle que s’est constituée en Europe, face à un État absolu agissant en secret, une sphère publique bourgeoise, composée d’individus cultivés, lettrés et capables de raisonner, entendant soumettre le pouvoir absolutiste au « tribunal de la raison », afin que les affaires publiques deviennent réellement « publiques », c’est-à-dire vues et connues de tous. L’adjectif « public » s’oppose ici moins à « privé » ou « intime » qu’à « secret » et « dissimulé »335. C’est notamment par l’essor de la presse d’opinion, des pamphlets et des libelles que se constitue cette sphère publique, assurant une médiation entre la société et l’État. L’opinion publique est alors conçue comme une force sociale et politique, comme le produit des délibérations rationnelles de cette sphère bourgeoise. L’auteur démontre par la suite comment la sphère publique a été assez vite instrumentalisée par la bourgeoisie pour faire valoir ses intérêts particuliers. Comme le résume bien Patrick Champagne, au dix-huitième siècle, l’opinion publique « c’est l’opinion que portent sur la politique des groupes sociaux restreints

dont la profession est de produire des opinions et qui cherchent à entrer dans le jeu politique en le modifiant et en transfigurant leurs opinions d’élites lettrées en opinion universelle, intemporelle et anonyme, ayant valeur en politique »336.

L’ouvrage d’Habermas a par la suite donné lieu à de nombreux travaux et a suscité plusieurs controverses. Il a été notamment reproché à l’auteur de passer sous silence l’existence d’autres sphères publiques, composées de catégories sociales inférieures, exclues de la sphère bourgeoise hégémonique mais mobilisées politiquement et culturellement337. Des auteurs féministes ont également reproché à Habermas de ne pas spécifier et de ne pas tenir

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Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, 1998.

334 Regroupant des travaux d’historiens, de philosophes, de sociologues, etc. 335 Pierre Bourdieu, La noblesse d’État, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 545-548. 336

Patrick Champagne, Faire l’opinion, op. cit., p. 47.

337 Guntter Lottes, Politische Aufklàrung und Plebejisches Publikum, Munich, 1979, p. 110. Et Oskar Negt, Alexander Kluge, Erfahrungund Offentlichkeit. Zur Organisationanalyse biirger - licher und proletarischer Offentlichkeit, Francfort, 1972. Cités dans Jürgen Habermas, « “L’espace public” 30 ans après », Quaderni, Vol. 18, n°18, 1992, p. 161-191.

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compte du caractère patriarcal de la sphère publique338. À l’occasion du trentième anniversaire de l’ouvrage, l’auteur reconnut d’ailleurs le bien-fondé de ces critiques339.

En synthèse de ces travaux, l’historien Keith Baker remarque que « l'aspect le plus

intéressant de la notion d'«opinion publique» telle qu'elle apparaît au XVIIIe siècle, c'est précisément de n'avoir jamais été conceptualisée comme plurielle. Définie comme autorité ultime, c'est-à-dire rationnelle, objective et stable, l'opinion publique devait être conçue comme unitaire, comme l'était la monarchie absolue, dont elle endosse les attributs idéaux. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu'une opinion publique unitaire existait comme un phénomène social ou politique empirique. En termes sociologiques, il y avait manifestement beaucoup d'«opinions» différentes sous l'Ancien Régime»340.

L’auteur identifie trois types d’opinion : les « bruits publics », les « voies institutionnelles de production de l’opinion » et les « productions extra-institutionnelles d’opinion ». Les bruits publics font référence aux rumeurs, aux « mauvais discours » formulés par le peuple à propos du roi. Si ces bruits publics ont toujours existé, leur prise en considération par le pouvoir politique est en revanche, au dix-huitième siècle, une nouveauté : « ces bruits en sont venus à être constitués comme fait politique par la monarchie elle-même,

par l'appareil de surveillance et de répression, qui a commencé à chercher à contrôler les «mauvais discours», les examiner, à en prendre connaissance, à les rapporter et... à les craindre ! »341. Les « voies institutionnelles de production de l’opinion » renvoient aux lieux contrôlés par la monarchie, comme les Parlements, les États généraux, les Académies provinciales, etc. Ces lieux concentrent les élites dominantes au service de la monarchie. Enfin l’auteur identifie les « productions extra-institutionnelles d’opinion ». Elles se manifestent sous forme de pamphlets et de libelles et échappent au pouvoir royal. Keith Baker observe qu’au dix-huitième siècle, le pouvoir s’engage également dans ce processus en faisant circuler à son tour des pamphlets pour essayer de produire une « contre-opinion »342.

Il est intéressant de noter que cette opposition conceptuelle théorisée par les historiens entre une opinion publique informelle émanant des masses et une opinion formelle, lettrée et

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Catherine Hall, « Private Persons versus Public Someones : Class, Gender and Politics in England, 1780-1850», in Carolyn Steedman, Cathy Urwin et Valerie Walkerdine (dir.), Language, Gender and Childhood, Londres, 1985, p. 10. Et Joan Lands, Women and the Public Sphere in the Age of the French Revolution, Ithaca, 1988.

339

Jürgen Habermas, « “L’espace public” 30 ans après », art. cit.

340 Keith Michael Baker et Roger Chartier, « Dialogue sur l’espace public », Politix, Vol. 7, n°26, 1994, p. 5-22. 341 Ibidem.

342 Cette idée de contre-opinion trouve aujourd’hui un nouvel écho avec les phénomènes de « e-réputation » ou

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élitaire, est posée en des termes relativement proches dans le débat qui opposa les théoriciens américains de l’opinion publique au début du vingtième siècle.

1.1.2 L’opinion comme catégorie de la philosophie politique avant les sondages

Le titre de ce paragraphe paraphrase le sous-titre du premier chapitre de l’ouvrage de Loïc Blondiaux343. L’auteur démontre dans son ouvrage qu’une pluralité de définitions concurrentes de l’opinion publique coexistaient avant l’avènement des sondages. Les sciences sociales n’avaient d’ailleurs pas le monopole de la définition et de la représentation de l’opinion publique. Avant d’être un concept sociologique, l’opinion publique était avant tout une catégorie de philosophie politique.

Deux modèles d’analyse concurrents de l’opinion publique coexistent aux États-Unis au tournant du vingtième siècle. Un premier modèle conçoit l’opinion publique comme une force politique exerçant un contrepoids à l’action des gouvernants. Ce modèle a été théorisé par le publiciste anglais James Bryce344. Ignorée en France, Loïc Blondiaux note pourtant que sa théorie de l’opinion a servi de matrice « à la presque totalité de la réflexion anglo-saxonne

en ce domaine dans la première partie du siècle »345. Pour le publiciste anglais, c’est lorsque la démocratie atteint son stade le plus avancé que l’opinion publique prend toute sa place. Ce « quatrième stade de la démocratie » correspond à un état de « démocratie continue », où l’opinion du peuple, l’opinion publique, guide et oriente en permanence l’action des gouvernants : « un quatrième stade sera atteint lorsque la volonté de la majorité des citoyens

pourra être déterminée à tout moment, et sans la nécessité de passer par un corps de représentants, et si possible même sans la nécessité de la machine du vote. Dans un tel état des choses, l’emprise de l’opinion publique pourrait devenir plus complète, parce que plus continue […]»346. Deux remarques peuvent être formulées. La première est que l’opinion publique occupe dans la théorie de Bryce une fonction relativement similaire à celle décrite par Habermas : le rôle de « tribunal de la raison » qui juge l’action du gouvernement. La seconde est que ce souhait de prendre en compte la volonté du peuple de façon continue a précisément constitué le discours légitimateur des sondages d’opinion. Si la technologie du

343

Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion, op. cit., p. 71.

344 James Bryce, The American Commonwealth, Londres, McMillan, 1911.

345 Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion, op. cit., p.71.

346 James Bryce, The American Commonwealth, op. cit., p. 262-263 cité par Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion, op. cit., p. 75.

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sondage n’existait pas à l’époque où Bryce écrit ces lignes, et s’il n’avait pas une idée précise de comment pourrait être « sondée » l’opinion publique, on voit bien se dessiner en creux, de manière presque prophétique, la fonction qui a été attribuée aux sondages : celle d’être un équivalent fonctionnel à la « machine du vote » en période non-électorale.

Bryce détaille également les processus de formation de l’opinion publique. Il est l’un des premiers à proposer une théorisation de l’articulation entre opinions individuelles et opinion publique. Le publiciste distingue trois séries d’acteurs qui participent au processus de formation de l’opinion. La première est composée de producteurs d’opinion, qui « font » l’opinion, à savoir les hommes politiques et les journalistes. La deuxième est composée de ceux qui diffusent l’opinion : des citoyens qui témoignent d’un intérêt pour les affaires publiques et qui se regroupent en association. Enfin le troisième groupe est composé de ceux qui n’ont pas d’opinion, des individus qui se désintéressent des affaires publiques mais sur lesquels peut agir le second groupe347. La théorie de Bryce préfigure ainsi le modèle du

two-step-flow of communication, qui sera conceptualisé et empiriquement validé des décennies

plus tard. On retrouvera en effet dans l’analyse de Katz et Lazarsfeld de nombreux éléments développés par Bryce : l’importance accordée aux notions d’intérêt et de niveau d’information du public, le rôle exercé par la presse dans la diffusion de l’information, mais aussi le rôle déterminant joué par la discussion politique, qui permet d’échanger et de diffuser des opinions.

Parallèlement aux théories de Bryce, un deuxième modèle théorique de l’opinion publique se développe aux États-Unis. Ce modèle, théorisé par Graham Wallas et Walter Lippmann notamment, s’inspire des théories de la psychologie des foules de Gustave Le Bon. Lippmann, dans Public Opinion puis The Phantom Public déconstruit le mythe d’une opinion publique informée et rationnelle, conforme à l’idéal démocratique. L’auteur affirme au contraire que les citoyens, devant la complexité croissante du monde, se trouvent impuissants, étrangers, incompétents : « comment se convaincre que les affaires publiques sont aussi [celles du citoyen]? L'essentiel lui en demeure invisible. Les lieux où tout se passe sont des

centres lointains d'où des puissances anonymes tirent les ficelles derrière les grandes scènes publiques. […] Aucun des journaux qu'il lit ne décrypte ce monde de manière à le lui rendre intelligible ; […] et ce n'est pas d'écouter des discours, d'énoncer des opinions et de voter qui le rendent capable pour autant de tenir les commandes, il s'en aperçoit bien. Il vit dans un

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monde qu'il ne peut voir, qu'il ne comprend pas et qu'il est incapable de diriger »348. Faute de pouvoir produire un avis raisonné sur le monde, les citoyens s’en remettent alors à des « images préfabriquées », des « stéréotypes » : « des déformations simplificatrices de la

réalité qui permettent à l’individu de penser à moindre coût et de faire l’économie d’une expérimentation de la réalité »349. Il est intéressant de remarquer à quel point cette définition des stéréotypes rappelle les notions d’« heuristiques » ou de « raccourcis cognitifs » développées des décennies plus tard par la psychologie politique puis la sociologie politique. Pour Lippman, ces images et stéréotypes seraient aisément manipulables. L’auteur insiste alors sur la capacité des médias à influencer l’opinion en déformant et en instrumentalisant ces images préconstruites. L’opinion publique serait donc potentiellement dangereuse, car manipulable.

Ces deux modèles opposent donc deux conceptions de l’opinion publique. Cette opposition s’inscrit dans la problématique plus large de la compétence et de la rationalité des masses, question posée à chaque étape du processus d’ouverture du champ politique. Comme l’a démontré Loïc Blondiaux, l’introduction des sondages d’opinion transformera radicalement les termes du débat en fusionnant ces deux conceptions, en mêlant l’opinion et la masse350.

Avant l’avènement des sondages, la question de l’opinion publique était donc principalement traitée de manière théorique par la philosophie et la théorie politique. Cependant, dès le début du vingtième siècle aux États-Unis des travaux empiriques de sciences sociales entreprirent de mesurer de façon très expérimentale l’opinion publique.

1.1.3 Les dispositifs expérimentaux de mesure de l’opinion avant les sondages

Même si elles n’en avaient pas le monopole, l’opinion publique était, avant l’avènement des sondages, un objet déjà étudié par les sciences sociales. Ces travaux de sociologie, de psychologie et de science politique étaient caractérisés par deux phénomènes : une grande variété de définitions du concept d’opinion et une réelle difficulté à saisir

348 Walter Lippman, Le public fantôme, Paris, Demopolis, 2008. 349 Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion, op. cit., p. 95. 350

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empiriquement l’objet351. Cependant, des recherches expérimentales, dès les années 1920, entreprirent de mesurer empiriquement l’opinion.

Deux types de dispositifs peuvent être évoqués. Le premier interroge des sources indirectes, des données de seconde main, comme des résultats électoraux ou des articles de presse. Le second, issu de travaux de psychologie sociale, repose sur des données empiriques de première main, récoltées par questionnaire.

Au début du vingtième siècle, la majorité des recherches de sociologie et de science politique mobilisent en effet des données de seconde main pour mesurer l’opinion. Nous n’évoquerons pas ici les tentatives d’analyse de l’opinion à partir de résultats électoraux agrégés352 afin de nous consacrer à l’analyse d’un autre indicateur de mesure de l’opinion : la presse. Ces recherches, pour la plupart aujourd’hui oubliées, trouvent pourtant, avec l’émergence des opinions numériques, un nouvel écho. Nous le verrons, lorsque que l’on cherche à mesurer les opinions politiques publiées sur le réseau social Twitter, de nombreux messages sont en fait des liens vers des articles de presse. Comment traiter ces messages ? Peut-on faire de la mesure de ces articles de presse un indicateur d’opinion ? Cette question trouve donc aujourd’hui une pertinence nouvelle et c’est à ce titre que ces recherches méritent d’être évoquées ici.

Le sociologue américain Hornell Hart entendait ainsi mesurer l’opinion publique en étudiant les articles de presse353. Le chercheur, afin de saisir l’évolution de l’opinion publique, a recensé un échantillon d’articles de presse relatifs à des questions importantes de société (religion, prohibition, désarmement, etc.), parus entre 1905 et 1931. Il a ensuite, pour chaque question, établi un ratio du nombre d’articles parus sur une question sur le nombre total d’articles parus, pondéré par le volume de chaque publication. Loïc Blondiaux note que « mieux encore, à partir du contenu des journaux, il a construit un indicateur du degré

d’approbation ou de désapprobation de l’opinion publique sur ces différentes questions. Il a pu ainsi fournir un tableau de l’évolution de l’opinion publique au sujet des contrôles des naissances de la façon suivante : 86 % des articles y étaient favorables de 1905 à 1914, 50 % de 1915 à 1918, […] etc. »354. Ces dispositifs reposent donc sur l’hypothèse selon laquelle les

351 Ibid., p.121.

352

Ibid., p.79.

353 Hornell Hart, « Changing social attitudes and interests », President’s Research Committee on Social Trends, Recent Social Trends, New York, McGraw Hill (2 vol.), 1933, vol. 1, p. 382-443 cité par Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion, op. cit., p. 136.

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opinions exprimées par les journaux reflètent celles de leurs lecteurs. Cette hypothèse a été depuis testée empiriquement et a été invalidée par certains travaux355. Néanmoins, cela n’a pas empêché la multiplication des études de presse aux États-Unis dans les années 1920 et 1930. Il est encore une fois saisissant de constater que les problèmes méthodologiques rencontrés par ces études se posent aujourd’hui en des termes identiques pour l’étude des opinions numériques : représentativité des échantillons, équivalence entre la taille des articles et leur importance, correspondance entre les attitudes d’un journal et celles de son lectorat, mesure de l’intensité des opinions exprimées, etc.356

Les questionnaires de psychologie sociale constituent le second type de dispositif de mesure empirique des opinions avant l’avènement des sondages. Ces questionnaires sont apparus dans les années 1920 aux États-Unis, concomitamment à un nouveau courant de recherche consacré à l’étude du concept d’attitude. Les attitudes sont définies comme « des

dispositions acquises et durables qui jouent comme matrices de comportement envers certains objets ou certaines situations »357. L’opinion est alors définie comme l’expression verbale d’une attitude. Comme le note Loïc Blondiaux, les préoccupations des psychologues sont alors relativement éloignées des problématiques de l’opinion publique. L’objectif de ces recherches est d’étudier le processus de formation des opinions individuelles. Pour ce faire, les chercheurs administrent à des enquêtés, très souvent issus d’un public étudiant, un questionnaire. Les questions portent sur des sujets sociétaux, économiques, sociaux, souvent très clivants (la prohibition, la peine de mort, etc.). Pour chaque question les chercheurs retiennent une série d’énoncés, c’est-à-dire des prises de position courantes, des opinions déjà formulées, à propos du thème abordé. Ces énoncés peuvent être ensuite rangés, ordonnés sur un continuum, une échelle. Les étudiants obtiennent donc une note d’échelle, censée correspondre à leur attitude sur le sujet. Les résultats obtenus permettent de « cartographier

l’espace des prises de position sur le monde social »358, et, pour la première fois, les attitudes comme les opinions peuvent être mesurées. L’opinion publique, lorsqu’elle est définie, est alors présentée comme la sommation des opinions individuelles mesurées. Cette définition préfigure donc la conception sondagière de l’opinion publique. Cependant, jusqu’en 1935, la question de la représentativité des opinions n’est pas encore posée en des termes mathématiques.

355 George Lundberg, « The newspaper and public opinion », Social Forces, vol. 4, 1926, p. 709-715. 356 Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion, op. cit., p.137.

357 Ibid., p.131. 358

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Étudier l’objet « opinion publique » avant la création des sondages laisse donc entrevoir une pluralité de définitions et de représentations concurrentes du concept. Nous le verrons, certaines de ces définitions, de ces approches et de ces dispositifs apparaissent parfois davantage adaptés à l’étude des opinions numériques que l’appareillage intellectuel des sondages. L’avènement des sondages a pourtant occulté ces approches, et le fait même qu’une pluralité d’approches puisse exister. Les sondages ont en effet durablement conditionné les représentations des chercheurs.

1.2 L’avènement des sondages : quantification, représentativité et dépolitisation de

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