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Être une (mauvaise) mère : la quête effrénée d’Émilienne de la maternité

CHAPITRE 1 : LE MONOLOGUE INTÉRIEUR ET L’ÉNONCIATION ÉCRITE

1.1. Fureurs et cris de femmes

1.1.2. Être une (mauvaise) mère : la quête effrénée d’Émilienne de la maternité

Ce roman d’Angèle Rawiri met en scène une protagoniste aux prises avec de nombreux problèmes s’articulant autour de la maternité. En plus de son désir d’une nouvelle

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d’Émilienne est vécu négativement. En effet, de tous les prétextes de sa belle-mère Eyang pour la rejeter (son origine ethnique, sa position de femme professionnelle accomplie), celui de sa stérilité demeure un obstacle infranchissable. « Dans ce récit, le drame ne surprend que lorsque la fille interdite de maternité, […] souffre de la stérilité qui la coupe totalement de l’image idéalisée de la Mère, et […] brise les liens qui pouvaient la lier à elle […]120 », affirme Pius Ngandu Nkashama. Déjà fragiles, les rapports d’Émilienne avec Eyang évoluent du conflictuel à la limite de l’hostilité, suscitant chez la jeune femme colère, détresse mais aussi mépris d’elle-même de ne pouvoir accomplir son rôle de mère et d’être jugée en conséquence. Elle envisage ainsi la naissance d’un nouvel enfant comme la solution miracle qui lui ramènera le bonheur, le respect de tous et, surtout, l’amour et la fidélité de Joseph. À une condition, toutefois : que ce soit un garçon.

« Dès l’origine, la fille est un destin tragique pour sa mère121 », soutient Pius Ngandu Nkashama, dans son analyse du roman de Rawiri. Émilienne relate d’abord comment la venue de leur fille Rékia a cristallisé l’amour et la communion de son couple avec Joseph:

Quand notre fille vivait encore, nous avions un être humain qui nous appartenait à tous les deux, preuve de l’intensité de notre amour. Cet enfant était un lien que même une amante ne peut détruire. Il suffisait que son regard tendre et affectueux se pose sur nous pour que nous nous [réconciliions] après nos querelles. Ses pleurs nous ébranlaient tandis que ses joies nous remplissaient de félicité. (FCF, 73)

Toutefois, le discours intérieur d’Émilienne a tôt fait d’illustrer que le sexe féminin de l’enfant pose problème à plusieurs égards:

Pendant de nombreuses années, en effet, Rékia était la seule personne qui lui apportait les bouffées de gaieté qui chaque fois lui redonnaient une énergie nouvelle. Ce qui ne l’empêcha pas, plus tard, de lui reprocher en son for intérieur de ne pas être un garçon. Elle était même allée plus loin dans son raisonnement :

120 Pius Ngandu Nkashama, « Mère→Fille dans les récits fictionnels féminins : Symbolique d'analogies »,

Présence Africaine, vol. 1, n° 171, 2005, p. 217.

pour elle, il était utopique de croire que la naissance d’un enfant puisse se substituer à l’amour et à la présence d’un homme. (FCF, 32)

Premièrement, Rékia détourne l’attention de Joseph de son épouse vers un deuxième être de sexe féminin, ce qui ne manque pas de provoquer la jalousie d’Émilienne. Cette réaction révèle que ses besoins en tant que femme priment sur ses instincts maternels. De plus, le fait d’avoir donné à Joseph une petite fille pèse peu dans la balance, par rapport à l’héritier tant espéré qui ferait définitivement son bonheur. Puisqu’Émilienne semble incapable de retomber enceinte, le blâme retombe sur Rékia, lorsque Joseph renie son engagement envers sa femme en prenant une maîtresse :

Avec le recul, elle réalise pleinement que son affection pour sa fille avait été teintée par une certaine retenue depuis le jour où elle s’était aperçue que son mari avait une maîtresse, bien qu’elle fût en même temps son refuge. D’où parfois son agressivité quand sa fille quémandait quelque attention. Elle se rendait compte avec effarement que cette dernière n’occupait pas vraiment dans son cœur la place qui aurait dû être la sienne. (FCF, 32)

Nous pouvons voir, à travers cet extrait, que l’amour qu’Émilienne prodigue à sa fille dépend de celui qu’elle reçoit du mari. Suite à la disparition de Rékia, son discours intérieur prend la forme d’une série de doutes et d’intenses questionnements. Pius Ngandu Nkashama souligne qu’Émilienne « ne se sent pas suffisamment la “Mère” qu’elle aurait dû devenir. De la cause, elle fait un effet et inversement. Ce qui accroît encore plus sa panique devant l’existence122 ». En témoigne son soliloque à la disparition de Rékia: « Oh, mon Dieu! Ai-je été une mauvaise mère? Alors que beaucoup de femmes semblent tirer leur bonheur de leurs enfants, moi je le cherche auprès d’un homme. Suis-je anormale? » (FCF, 32). Cet aveu intérieur souligne la contradiction entre son comportement et les caractéristiques généralement admises des « bonnes mères », pour qui l’amour et le bien-être de leur enfant est primordial. Nous retrouvons donc, dans le rapport mère-fille décrit par Émilienne, une

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certaine polarisation amour/haine, tandis que l’agressivité remplace la tendresse dans le rapport à l’enfant, ce qui est source de détresse. Les valeurs d’Émilienne la posent donc en femme marginale : être « anormale » n’apparaît pas, dans son discours, comme un état vivable, un mode différent qu’elle pourrait revendiquer.

Plus encore, il ne la rend pas plus heureuse : son bonheur dépend de l’amour qu’elle reçoit de son mari, et comme ce dernier a reporté ses attentions sur sa maîtresse, Émilienne, et Rékia par extension, souffrent d’un manque d’affection :

Le vide physique et intérieur qu’elle éprouve est si profond qu’il ne peut être comblé par les attentions des autres membres de la famille […].

Une fois encore, Émilienne est obligée d’admettre que sa joie de vivre et ses espérances ne peuvent venir que d’une seule personne, celui-là même qu’elle aime et qu’elle aimera toujours. (FCF, 80-81)

Vide, solitude et déception sont ainsi les maîtres mots qui ponctuent le discours intérieur d’Émilienne, jusqu’à se matérialiser par sa bouche, à travers le désespoir qu’elle ressent à la découverte du corps sans vie de son enfant :

– J’ai voulu un deuxième enfant et voilà que le premier est assassiné. C’est moi qui ai provoqué sa mort en désirant un autre enfant comme si elle n’avait pas compté. Avant même d’être retournée sous terre je suis déjà une loque dont toutes les parties se débinent, même celle qui avait réussi à vivre indépendamment de moi. En la choisissant comme leur victime, ils ont percé mon ventre à coups de couteau. En l’assassinant, ils ont tué puis enterré mon ventre déjà mort. Dorénavant, mon ventre lui servira, comme à tous ses frères et sœurs qui n’ont pas réussi à sortir de moi, de cercueil et de tombeau. Ils seront enfin tous réunis dans les confins de mon corps. (FCF, 45)

Ce propos, tenu à voix haute, représente le point culminant des incessants monologues intérieurs qui animent et rongent Émilienne au sujet de la maternité. Puisque la mort marque le destin de tous ses enfants, Émilienne les fusionne avec son ventre en une métaphore mortifère maintes fois répétée : « ils ont percé mon ventre à coups de couteau », « ils ont tué puis enterré mon ventre déjà mort », « mon ventre lui servira […] de cercueil et de

tombeau », « Ils seront enfin réunis dans les confins de mon corps ». Les préoccupations qu’elle énonce à propos de ses défaillances en tant que mère annoncent le malheur auquel elle se sent condamnée. Elles ouvrent alors la voie à notre analyse de la déchéance physique et mentale de ce personnage. Son enfermement progressif dénote une profonde solitude, ponctuée de silences, derrière lesquels résonnent des monologues intérieurs de plus en plus troublés.

1.1.3. Silences, solitude et souffrances : la dégradation physique et mentale