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CHAPITRE 1 : LE MONOLOGUE INTÉRIEUR ET L’ÉNONCIATION ÉCRITE

1.4. Le Cavalier et son ombre

1.4.1. « Lat-Sukabé, viens avant qu’il ne soit trop tard » : le chant du cygne de Khadidja

142 Mylène Durand, L’immense abandon des plages suivi de Matins de couvre-feu : une écriture libératrice?,

Le roman de Boubacar Boris Diop présente un cas singulier, où la voix du personnage féminin, sujet de l’énonciation, ne se fait entendre qu’indirectement. Khadidja est, en effet, absente du temps présent dans la trame romanesque. C’est son ancien compagnon, Lat- Sukabé, qui se remémore et narre des événements antérieurs vécus avec elle. Les paroles de Khadidja, toujours rapportées au second degré par Lat-Sukabé, le Passeur ou d’autres personnages, sont inévitablement teintées par leur subjectivité. Le Cavalier et son ombre n’en demeure pas moins d’une grande richesse dans la perspective d’une étude d’un corpus africain, puisqu’il permet d’observer plusieurs manières dont l’énonciation féminine peut être reçue. Si, pour les romans de Boum, Boni, Dongala, Rawiri et Lopes, nous analysons principalement des paroles de femmes prononcées et rapportées143 par des personnages féminins, ce roman de Diop nous offre l’occasion d’analyser des paroles de femmes répétées et considérées par des hommes. Nous nous pencherons donc ici sur la lettre qu’envoie Khadidja à Lat-Sukabé huit ans après leur rupture.

Premier contact du lecteur avec Khadidja par le biais de la narration effectuée par Lat- Sukabé, la lettre est d’abord envisagée dans sa qualité d’objet :

Je sors de ma poche la lettre de Khadidja. L’enveloppe est complètement froissée. Khadidja. Une fois de plus, je suis frappé par sa nouvelle manière, presque enfantine, de former les mots. Avant, elle avait une écriture large et énergique. Je garderai toujours en mémoire une autre lettre de Khadidja, il y a de cela quelques années […] il suffisait à Khadidja, en ce temps-là, de trois ou quatre mots comme ceux-là pour noircir toute la moitié d’une page, à la manière dont un enfant fait de grands gestes pour se sentir exister ou remplir la nuit solitaire de ses cris de terreur. Rien qu’au tracé de ses lettres, je me rends compte que Khadidja n’est plus la même personne. Une écriture hésitante, crispée et s’efforçant de demeurer dans le noir. Un être saisi par le doute. (CO, 61)

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Plusieurs particularités ressortent de cet extrait. La lettre de Khadidja, par exemple, ne quitte pas Lat-Sukabé durant son voyage, puisqu’il la transporte sur lui. Il lui suffit ainsi de la sortir de sa poche pour la consulter et se replonger dans les mots écrits par son ancienne flamme. L’usure du temps, des déplacements et des doigts qui chaque fois le pressent, le consultent, le replient, ont eu pour effet de froisser l’objet tant de fois manipulé. Cette lettre que Lat-Sukabé reçoit lui permet de reprendre contact avec une femme qu’il a perdue de vue depuis des années; elle lui révèle aussi les transformations qu’elle a subies. Sa calligraphie naïve, presque enfantine, dénote un changement que l’on pourrait même qualifier de régression.

Autrefois jeune et dynamique et dotée d’une écriture « large et énergique », Khadidja trahit l’affaiblissement de ses facultés par « sa nouvelle manière, presque enfantine, de tracer les mots ». La narration de Lat-Sukabé dans cet extrait se caractérise par un champ lexical de la noirceur et de l’obscur (« noircir toute la moitié d’une page » », « la nuit solitaire », « demeurer dans le noir »), qui indique que les références au personnage de Khadidja s’effectuent sous le signe de l’opacité, la nébulosité, l’assombrissement, à propos d’une femme dont l’état est, plus que jamais, inconnu et incompréhensible. Le corps et l’esprit de Khadidja ont changé, et cet effritement transparaît jusque dans son écriture : « Rien qu’au tracé de ses lettres, je me rends compte que Khadidja n’est plus la même personne. Une écriture hésitante, crispée […] Un être saisi par le doute ».

Tout, étrangement, me ramenait à la lettre de Khadidja. J’entendais de nouveau ce que je suis bien obligé d’appeler, faute de mieux, le cri de détresse de Khadidja. Elle m’écrivait : « Lat-Sukabé, viens avant qu’il ne soit trop tard ». Ce passage de sa lettre résonnait sans arrêt dans ma tête et sans doute est-ce lui qui m’a tenu éveillé pendant tout le trajet. Un bout de phrase terrible, en vérité. Pour qui, comme moi, connaissait la retenue de Khadidja et sa répugnance à s’apitoyer sur son sort – je dirais même son courage quasi surhumain face aux épreuves de la vie – ces

propos étaient lourds de sens. Ils ne pouvaient signifier qu’une chose : Khadidja, la femme qui avait le plus compté dans ma vie, était en train de mourir à Bilenty, huit ans après sa mystérieuse disparition. (CO, 12-13)

Le lecteur n’accède qu’à de maigres fragments de la lettre de Khadidja à Lat-Sukabé. Pourtant, l’effet perlocutoire de la lettre sur son destinataire est clair : elle agit comme catalyseur du voyage de Lat-Sukabé en vue de leur réunion. Sans hésiter, il répond à l’appel qui lui est lancé et qui constitue le point de départ de son voyage.

Pèlerinage, salvation, reconquête? Les motifs sont multiples, tous inspirés par le contenu de la lettre. Car sa lecture permet de déduire l’état mental et émotif du sujet écrivant. C’est ainsi que Lat-Sukabé conçoit la certitude de la folie de son ancienne flamme :

[…] j’ai la conviction que la raison de Khadidja, déjà bien chancelante avant cela, n’a pas survécu à ses récits. La lettre ne laissait d’ailleurs aucun doute à ce sujet. Elle ne contenait pas, à vrai dire, d’informations sur ce qui avait pu se passer mais il s’en dégageait une très nette impression de confusion mentale. Il y était souvent question d’une de ses histoires, qu’elle avait intitulée Le Cavalier et son ombre, et du héros de cette allégorie en quelque sorte fatidique, mais je ne savais pas de quoi voulait exactement parler Khadidja. Elle cherchait apparemment à me faire croire que le Cavalier et elle vivaient ensemble à Bilenty et que Tunde, l’enfant miraculeux, allait bientôt surgir, grâce à leurs efforts acharnés, des flancs de la colline pour sauver le peuple noir. (CO, 62-63)

La « raison chancelante » de Khadidja qu’il croit détecter influence manifestement la manière dont il reçoit et interprète ses écrits. Dès lors qu’il juge la lettre imprégnée de la « confusion mentale » de son auteure, sa compréhension de son contenu s’en trouve affectée (« je ne savais pas de quoi voulait exactement parler Khadidja »). Lorsqu’il dit « elle cherchait apparemment à me faire croire […] (nous soulignons)», Lat-Sukabé se montre peu réceptif aux tentatives de l’énonciation écrite de l’informer, le convaincre et de l’interpeller. Les injonctions de Khadidja à son endroit sont placidement analysées non pas dans leur teneur émotive, mais comme des clés de l’énigme qu’est devenue – ne l’a-t-elle

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Sa fameuse phrase : « Viens, Lat-Sukabé, avant qu’il ne soit trop tard », semblait même signifier parfois, analysée sous un certain angle, disons au second degré, que je ne devais manquer sous aucun prétexte la venue au monde du fameux Tunde. Khadidja prophétisait une ère de bonheur et de liberté et ajoutait mystérieusement : « …parce que tu le sais bien, les choses ne peuvent pas continuer ainsi. Si nous ne

sommes pas impatients, notre héros ne reviendra jamais. Il faut avoir la force de recommencer : tel sera le message de Tunde aux générations futures ». (CO, 63)

Le diagnostic de la folie fondé sur les paroles de Khadidja sera exploré plus en profondeur dans les prochains chapitres. Retenons ici qu’au premier abord, le ton affirmatif de la lettre, employé lors des courts extraits rapportés par Lat-Sukabé, et le fait que Khadidja soit décrite comme « prophétisant une ère de bonheur et de liberté », fait ressortir plutôt l’autorité d’une énonciatrice qui possède une connaissance qu’elle veut partager en ralliant son interlocuteur à ses paroles. La formulation « Tu le sais bien » traduit la connivence qui lie deux interlocuteurs qui se connaissent et se comprennent. L’impression d’unité est renforcée par le déterminant possessif « notre » pour désigner le héros Tunde. Une partie de ces écrits a ainsi une teneur privée, celle d’une femme écrivant à son ancien amant, lui demandant assistance pour des motifs personnels. Les allusions au Cavalier et à Tunde, par contre, résonnent comme une prise de parole à propos d’un sujet d’intérêt public. Khadidja est fermement convaincue que l’avènement de Tunde, bien réel dans son esprit, représente le salut du peuple noir. Par ses mots, ses écrits, c’est elle-même, Lat-Sukabé et leur communauté toute entière qu’elle tente d’aider et de sauver.

Khadidja peut apparaître, par le biais de ses écrits, comme une femme à l’esprit dérangé qu’on ne peut ni croire, ni comprendre. Ses prophéties, exprimées sur un ton mystérieux vivifiant l’inquiétude et le doute, diffèrent de la chaleur du pathos, qui incite au ralliement. Il n’en demeure pas moins que la fameuse phrase « Lat-Sukabé, viens avant qu’il ne soit trop tard » (nous soulignons) résonne comme le cri d’alarme de ce personnage

féminin, son chant du cygne. « En employant la forme impérative, le locuteur s’attend donc à ce que le destinataire adopte le comportement demandé144 »; l’impératif utilisé par Khadidja devient une marque de modalisation où se manifeste sa foi en ses propres paroles. Khadidja démontre ainsi, sur le papier, l’influence qu’elle espère avoir sur son ancien compagnon par le biais de ses mots.

Elle fait usage, par ailleurs, d’une tonalité tragique, supposée attester du sérieux de ses avertissements et de ses prévisions. La forme impérative (« Lat-Sukabé, viens […] ») est employée pour produire une tonalité tragique. De même, la litote « trop tard » réfère, sans le dire explicitement, au dépérissement de Khadidja, à son esprit qui s’enfonce dans la folie, à son corps, vaincu par la maladie, qui approche de la mort. Tous ces procédés sont autant de manières de rendre compte d’un climat tendu qui illustre la gravité des événements. Le champ lexical de l’honneur, du devoir, de la mort et de la solitude évoque ici une thématique associée aux obligations, à la fatalité et à la destruction. Sa lettre présente Khadidja comme un personnage dépossédé de lui-même, donc d’une grande faiblesse, et se languissant de son destinataire dont il déplore l’absence. Sa tonalité tragique a pour effet de plonger Lat- Sukabé dans la quête inextricable d’atteindre Khadidja, pour la sauver la perdition qui la guette.

Cette métaphore religieuse de la salvation est d’ailleurs particulièrement prégnante dans le texte de Diop, sous la forme de l’avènement de Tunde, ce héros sauveur inventé par Khadidja et qui n’est pas sans rappeler le Christ. Dans sa lettre, la conteuse multiplie les phrases moralisatrices, mais formulées de manière impersonnelle (« les choses ne peuvent

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pas continuer ainsi », « il faut avoir la force de recommencer »). L’impression générale ainsi créée contribue à alimenter l’image du besoin de salvation d’un peuple en déroute. L’avènement de Tunde, s’il venait réellement à se produire, confirmerait la véracité des paroles de Khadidja en la sacrant comme véritable prophétesse, celle dont le conte du Cavalier et son ombre se serait incarné dans la réalité concrète pour offrir au peuple noir la réhabilitation qu’il mérite. C’est dans la poursuite de ce dessein que Khadidja tente de transmettre par écrit les convictions qui l’habitent et d’inspirer ses sentiments à Lat-Sukabé : ils doivent attendre impatiemment le retour du héros, cultiver la force de recommencer : « Tel sera le message de Tunde aux générations futures ». Le message de Tunde, ou de Khadidja, sa créatrice? La lettre envoyée à Lat-Sukabé est-elle un appel au nom de Tunde, ou au sien? Est-ce le monde en déroute qui a besoin de Tunde, ou Khadidja, en perte de la réalité, qui a désespérément besoin de son « sauveur » Lat-Sukabé?

Quoi qu’il en soit, l’incidence de la lettre envoyée par Khadidja sur Lat-Sukabé est des plus grands, en dépit du peu de crédit qu’il semble par endroits accorder à ses mots. Possiblement motivé par la force des sentiments autrefois entretenus à son égard (elle lui déclarait les siens dans une autre lettre plusieurs années auparavant (« Je t’aime définitivement » (CO, 61)), Lat-Sukabé entreprend le voyage qui le mènera à Bilenty. Les inconnus et les embûches que lui réserve cette quête pèsent peu dans la balance de cette décision, ce qui confirme l’important retentissement de l’énonciation écrite au féminin dans Le Cavalier et son ombre : « La décision que j’ai prise il y a quelques jours de me rendre à Bilenty, auprès de Khadidja, est la plus importante de ma vie. Elle m’a coûté insomnie et

angoisses et, on le verra, elle n’a pas fini de me tourmenter. Pourtant, quoi qu’il advienne, j’irai jusqu’au bout » (CO, 12)