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CHAPITRE 1 : LE MONOLOGUE INTÉRIEUR ET L’ÉNONCIATION ÉCRITE

1.2. Photo de groupe au bord du fleuve

1.2.2. L’influence de Tamara

À travers ces nombreux monologues intérieurs, la figure de Tamara en tant que sœur idéalisée revient à de nombreuses reprises, la plupart du temps dans une dynamique de comparaison invoquée par Méréana où cette dernière est placée à son désavantage. « Méréana, tu t’appelles, ce qui veut dire que tu es belle » (PGF, 29), précise-t-elle au début du roman, ce qui ne l’empêche pas d’affirmer plus loin: « Elle était plus belle et plus intelligente que moi » (PGF, 302), lorsque le personnage d’Armando l’interroge à propos de sa sœur disparue. Tamara apparaît souvent dans le flux de pensées de sa sœur, où ses qualités exceptionnelles de son vivant, additionnées aux circonstances tragiques entourant sa mort, transforment ses évocations en véritable adulation. Méréana se juge alors elle-même, ainsi que les autres femmes de son entourage, par rapport à cette figure de la perfection. Quand elle rencontre la ministre de la Femme et des Handicapées, ses hésitations et ses appréhensions la poussent à se dévaloriser intérieurement, en mettant en doute sa pertinence en tant que femme du peuple et porte-parole de son groupe : « […] qui es-tu, femme anonyme parmi des milliers d’autres qui triment dans ce pays, sans diplôme, séparée de son mari, mère seule, casseuse de cailloux, pour qu’une ministre de la République perde son précieux temps à te recevoir? » (PGF, 171). Face à la ministre, l’opinion qu’elle conçoit de son interlocutrice s’élabore selon des qualités qui lui rappellent Tamara : « En réalité, c’est une femme de tête, et les femmes de tête, tu les aimes bien. Tamara ta sœur n’en était-elle pas une? » (PGF, 195). À l’issue de leur entretien, en revanche, elle juge sévèrement sa

propre performance devant la ministre (« En fait, tu pestes plus contre toi-même que contre cette femme, tu bouillonnes à l’intérieur parce que tu as tout d’un coup honte d’avoir été si intimidée que tu n’as pas osé défendre correctement tes camarades. Non, Tamara ta sœur n’aurait pas eu l’esprit d’escalier comme toi » (PGF, 211)), à l’aide d’une nouvelle comparaison avec sa sœur dont l’issue lui est préjudiciable.

Par la suite, après une violente confrontation avec les soldats au chantier qui infligent des blessures à ses camarades, Méréana tient une réunion dans la cour de l’hôpital, durant laquelle elle est amenée à démontrer son charisme et son autorité en tant que porte-parole :

Debout devant toutes ces femmes qui parlent en même temps, tu as l’impression que Tamara est là parmi vous. Sa voix remplit ta tête comme si tu étais possédée

par elle. « Ne savez-vous pas que chez nous on tire sur la foule?... Il faut protester

de manière intelligente… » Ces mots tournent et tournent dans la tête. Tu as

l’impression que tu trahirais ta sœur si tu maintenais cette marche. […] Tu as maintenant complètement changé d’idée, tu ne veux plus de cette manifestation

massive et bruyante dans la rue devant le commissariat. Mais comment te dédire après ton discours passionné de petite pasionaria […] Non, tu ne peux pas. Si, tu

dois! On peut, on doit changer d’avis quand on se rend compte qu’on s’est trompé.

[…] Tamara aurait su comment s’en sortir. (PGF, 137, nous soulignons)

Le texte indique, en effet, que Tamara avait l’habitude et l’expérience des réunions de groupes « en tant que responsable du mouvement étudiant quand elle était à l’université, et plus tard comme organisatrice de plusieurs rencontres, dont certaines internationales » (PGF, 127). Une fois de plus, Tamara est érigée en modèle à suivre pour une Méréana intérieurement tourmentée à propos des failles de sa performance devant public : « Ah, ce n’est pas facile d’être un leader! » (PGF, 134). Les opinions contradictoires, en plus du brouhaha des tours de paroles qui se superposent entre les personnes présentes, lui font craindre un instant la perte de son autorité lors de la réunion. C’est en usant de paroles fermes, que nous analyserons davantage au troisième chapitre, que Méréana retrouve le fil

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de son autorité auprès du groupe. En son for intérieur, elle note avec surprise l’approche qu’elle a instinctivement adoptée : « Sans te rendre compte tu as parlé comme Tamara et tu sens qu’elle te sourit là où elle est » (PGF, 140). En réinstaurant l’ordre et l’attention, Méréana accède ainsi par la même occasion à sa propre définition de la réussite : parler comme Tamara.

Une narration formulée à la deuxième personne du singulier n’est certes pas chose courante dans les littératures francophones. Dès lors que nous la traitons en tant que monologue intérieur, nous accédons à un espace narratif, réflexif et introspectif. Le personnage de Méréana y livre ses plus menues habitudes, pensées et impressions et y révèle certaines thématiques centrales occupant son esprit : son rapport conflictuel avec son ex- mari Tito, que nous explorerons davantage au deuxième chapitre, et le conflit qui éclate au sein du groupe des casseuses de pierres qui la propulse au rang de porte-parole des femmes. Plus encore qu’une narration à la première personne du singulier, cette stratégie du texte propulse le lecteur dans une obligation d’identification au personnage. Pour Méréana, la figure de sa sœur Tamara, qui est omniprésente dans ses pensées et tout au long de ses monologues intérieurs, représente un idéal à atteindre. Érigé en exemple, le souvenir de Tamara lui apporte courage et inspiration, en écho à la force de ses propres convictions.