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Mariano Egaña : le père de la réforme judiciaire 102

CHAPITRE 3. LA RÉFORME JUDICIAIRE DU MILIEU DU XIX e SIÈCLE : DU

3.1. Mariano Egaña : le père de la réforme judiciaire 102

Le graphique suivant rend compte de l’ensemble des lois concernant la

justice (et uniquement la justice) promulguées au cours du XIXe siècle et au

début du XXe siècle, c’est-à-dire votées par le Congrès ou décrétées par le

gouvernement. Il concerne les lois sur la création, l’organisation, les attributions des tribunaux, les personnels auxiliaires de justice, le système pénitentiaire, la définition des délits, les codes et les textes constitutionnels (puisqu’ils concernent aussi le pouvoir judiciaire), les suppléments au budget du

ministère222. L’ouvrage de référence est la compilation de Ricardo Anguita

réalisée pour la période 1810-1918.

Ce graphique permet de mettre en évidence les périodes d’intense activité législative dans le domaine judiciaire. On retrouve très clairement le début des années 1820 étudiées dans le chapitre précédent. Ce sont les deux périodes suivantes qui feront l’objet de ce chapitre : la fin des années 1830 et les années 1840. Enfin, on observe un foisonnement au tournant de fin de siècle qui correspond à trois dynamiques : la guerre civile de 1891 et ses lendemains, avec son lot de lois votées puis supprimées du fait de la guerre

civile, l’accélération de la création de tribunaux letrados qui accompagne

l’évolution du découpage administratif et, enfin, la réforme des procédures au

début du XXe siècle. Si les années 1824 et 1875, qui constituent les bornes

chronologiques de cette étude, ressortent peu dans ce graphique, c’est parce qu’elles n’ont donné lieu chacune qu’à un seul texte de loi dont la portée reste cependant sans égale.

Graphique 1. Évolution de l’activité législative en matière judiciaire au XIXe siècle

Source : élaboration de l’auteur à partir de l’ouvrage de Ricardo Anguita, Leyes Promulgadas, op. cit.

Bornes chronologiques du travail (1824-1875)

La fin des années 1830 reste sans aucun doute l’époque la plus prolifique en termes de réforme judiciaire. Elle est liée à un nom : Mariano Egaña. Egaña travailla en étroite collaboration avec l’artisan de la reforme légale (le « père du Code Civil » chilien), Andrés Bello. Les deux juristes ont toujours nourri

simultanément leurs travaux223. Bello a accompagné Egaña dans la rédaction

de son projet de réforme judiciaire dans les années 1830 et a fait partie de sa commission de révision ; par la suite, Egaña a accompagné Bello dans son projet de codification civile dans les années 1840 et fut membre de la Commission de révision du projet de Code Civil (Junta revisora del proyecto de Código Civil, 1841).

« A sa grande intelligence, et à une prise de parole facile, élégante et même éloquente, il ajoutait une rectitude inflexible dans les affaires et un amour

223 Sur Andrés Bello, voir Jaksic Iván, Andrés Bello, la pasión por el orden, 3ª ed, Santiago, Editorial Universitaria, 2010

et sa synthèse, “Andrés Bello y la consolidación del orden republicano”, In Bello Andrés, Textos fundamentales: construcción de Estado y Nación en Chile, Biblioteca Fundamentos de la Construcción de Chile, Santiago, Cámara Chilena de la Construcción, Pontificia Universidad Católica, Biblioteca Nacional, edición general a cargo de Rafael Sagredo Baeza, 2010, p. IX-XXXVIII.

du bien public supérieur à toute conviction personnelle. C'était un homme

politique et non un homme de parti »224 : c’est ainsi que Claude Gay décrit

Mariano Egaña, personnage central de l’époque. Ce dernier n’avait pourtant

pas fait l’objet d’une étude biographique spécifique jusqu’à récemment225.

Enrique Brahm García, avocat et historien du droit, lui consacra la première

étude méthodique226. Plus qu’une biographie, Brahm propose de reconstituer la

complexité de la pensée juridico-politique du personnage, souvent réduite à un conservatisme autoritaire et intransigeant. Sa personnalité semble avoir

contribué à lui forger cette réputation227. « Original en tous points, dans ses

principes, dans ses idées, dans ses habitudes, dans son caractère et jusque dans sa personne, il devait forcément se distinguer de la galerie de personnages de son époque » disait de lui José Antonio Torres en 1860, au

début d’un portrait au vitriol du personnage228.

224 Gay Claudio, Historia física y política de Chile, Historia de Chile, op. cit, tomo VII, p. 21: “A su vasta inteligencia, y a

una palabra fácil, elegante y aun elocuente, añadía una inflexible rectitud en los negocios y un amor al bien público superior a todo encarecimiento. Era un hombre político, y no un hombre de partido”.

225 Sur Mariano Egaña: “Discurso pronunciado por don Ramón Briseño en la sesión de 8 de noviembre de 1846, al

incorporarse en la Universidad de Chile como miembro de la facultad de Humanidades”, Anales de la Universidad de Chile, Santiago, 1846, p. 67-102 [prononcé en tant que successeur de Mariano Egaña]; José Santiago Melo, “Don Mariano de Egaña”, In Desmadryl Narciso (éd.), Galería Nacional o colección de biografías y retratos de hombres celebres de Chile, vol 2. Imprenta Chilena, Santiago, 1854, p. 87-100; Torres José Antonio, Oradores chilenos. Retratos parlamentarios, Imprenta de la opinión, Santiago, 1860, p. 2-8; Suarez José Bernardo, Rasgos Biográficos de hombres notables de Chile, Librería Central de Augusto Raymond, 1863, p. 148-153; Amunátegui Domingo, Pipiolos y pelucones, Impr. Universo, Santiago, 1939, p. 53-125; Cifuentes José María, “Don Mariano Egaña, su vida y su obra”, Boletín de la Academia Chilena de la Historia, n° 34, Santiago, 1946, p. 5-25; Ibañez Tomas, Don Mariano Egaña Fabres: su personalidad, su vida, su influenza en la organización política de Chile, Tesis para optar al grado de Licenciatura en Derecho, Pontificia Universidad Católica de Chile, 1954. En 1983, Bernardino Bravo Lira appela à un travail de fond sur le personnage dans Bernardino Bravo Lira, “Los comienzos de la codificación en Chile: la codificación procesal”, Revista Chilena de Historia del Derecho, vol. 9, 1983, p. 192, note de bas de page n° 2. C’est un quart de siècle plus tard que lui parvint une réponse, celle d’Enrique Brahm García (voir note suivante).

226 Brahm Enrique, Mariano Egaña, Derecho y Política en la fundación de la República Conservadora, Centro de

Estudios Bicentenario, Santiago, 2007.

227 Brahm explique ainsi: “La tendencia dominante en la historiografía que busca hacer de Egaña un monárquico

reaccionario se explica, de alguna manera, por ciertos rasgos de su personalidad que lo distinguían del grueso de la corriente liberal […] Había seguido siendo un católico ferviente y practicante. […] Tenía un gran apego al uso de las formas en el ejercicio de la autoridad y en las relaciones sociales, y muchas de ellas tomadas de las tradiciones hispanas. […] Fue siempre de tendencias autoritarias […] Tampoco sería partidario de las formas democráticas”, dans op. cit., p. XIV.

228 Torres José Antonio, Oradores chilenos, op. cit., p. 1: “Orijinal en todo, en sus principios, en sus ideas, en sus

costumbres, en su jenio, hasta en su persona, forzosamente debía destacarse del cuadro en que figuraban los personajes de su tiempo”.

Illustration 1. Portrait de Mariano Egaña, signé par lui-même.

Source : Narciso Desmadryl, « Mariano Egaña », In Galeria Nacional, s. p. (entre p. 88 et 89)

Mariano Egaña, né en 1793, était le fils aîné de Juan Egaña y Risco et

Victoria Fabres y González229. Diplômé de droit en 1811 à 18 ans, le jeune

avocat fut nommé secrétaire du premier Congrès national puis, en 1813, secrétaire de la Junte de gouvernement. En novembre 1814, au moment de la

229 Juan Egaña jouissait d’une importante notoriété au XIXe siècle. Sur le personnage, voir : Martínez, Marcial, “Don

Juan de Egaña”, In Desmadryl Narciso (éd.), Galería Nacional, op. cit., p. 36-51; Domingo Amunátegui, Pipiolos y pelucones, op. cit., p. 17-52. Dans son discours d’intégration à la Faculté de philosophie de l’Université du Chili en tant que recteur, Ramón Briseño se livre à un traditionnel hommage à son prédécesseur, Mariano Egaña, et cependant, la transcription fait apparaître une note de bas de page sur le parcours et les apports de son père, qui s’étend sur presque dix pages, soit la moitié du document total. Cf. “Discurso pronunciado por don Ramón Briseño”, op. cit., p. 70-78.

victoire des troupes royalistes, il fut déporté sur l’île de Juan Fernández, au sein

d’un groupe de patriotes incluant son père. À son retour, en mars 1817, il

occupa des postes de second plan sous le gouvernement de Bernardo O’Higgins. Il travailla brièvement comme secrétaire de l’archevêché de Santiago puis de l’intendant de police de Santiago, avant d’être rapidement nommé en septembre procureur général de la Cour Suprême. Il fut membre en 1820 de la municipalité de Santiago et, en mars 1822, conseiller juridique (« teniente asesor letrado ») de l’Intendant de Santiago. Après avoir participé à

la chute du Directeur suprême en 1823230, il fut nommé secrétaire de la Junte

Gouvernementale et ministre d’État en charge du gouvernement et des relations extérieures sous la direction de Ramón Freire. Cette même année, il fut élu député. Il aurait pris en charge l’appendice de la constitution de 1823 (rédigée par son père) consacré au règlement de l’administration de justice, en 1824. C’est ce que soutiennent en tout cas la plupart des historiens du droit, notamment Bernardo Bravo Lira, Antonio Dougnac ou Jaime Eyzaguirre. Enrique Brahm en revanche attribue la paternité de ce règlement à José Gabriel Ocampo, rédacteur principal du Code de Commerce de 1865,

notamment d’après des affirmations de Valentin Letelier231.

Ensuite, Egaña entama une carrière diplomatique en Europe. Il résida alors à Londres, de 1824 à 1829, où il était chargé d’œuvrer à la reconnaissance du Chili. C’est là qu’il fit la découverte d’auteurs comme

Bentham et Montesquieu232. C’est à cette époque également qu’il rencontra

Andrés Bello et en dépit d’une prise de contact difficile, les deux hommes

finirent par nouer des liens d’amitié forts et pérennes233. En février 1829, il fit le

fit embarquer avec sa famille à bord du « Grecian » à destination de Valparaíso,

avec ses plus chaudes recommandations à remettre à son père Juan234.

230 Enrique Brahm, Mariano Egaña, op. cit., p. 16.

231 Enrique Brahm, Ibid., p. 205. Cf. Valentín Letelier, “El Doctor Ocampo”, Revista de Derecho y Jurisprudencia, n° 5,

Santiago, 1908, p. 177-196.

232 José Santiago Melo, “Don Mariano de Egaña”, op. cit., p. 93-94; Enrique Brahm, Mariano Egaña, op. cit., p. 33-41.

S’il joua un rôle majeur dans la levée de capitaux britanniques investis au Chili, Egaña apprécia peu la diplomatie, souffrant du mal du pays. Hormis Paris, il ne visita jamais les autres capitales où il avait été missionné. Il ne se rendit pas non plus aux États-Unis où il avait reçu l’autorisation de représenter le Chili en 1826. Cf. Egaña Mariano, lettre du 19 décembre 1824 dans Cartas de don Mariano Egaña a su padre, 1824-1829, Santiago, Sociedad de Bibliófilos, 1948, p. 36-45.

233 Cf. Ivan Jaksic, Bello, op. cit., p. 115-116.

234 Dans sa lettre à son père, datée du 1er février 1829, où il annonçait le départ imminent de Bello, il disait à son sujet:

“Lo recomiendo pues a U. para todo esto con todo empeño: en inteligencia que él cuenta con la recomendación presente como con un gran recurso, porque le he asegurado que U. le dispensará con la más sincera amistad todos cuantos servicios pendan de mano de U. Juan y Ríos entran en parte del desempeño de esta recomendación para

Egaña, qui se trouvait souffrant et ne pouvait voyager, suivi Bello quelques semaines plus tard. De retour au Chili, il participa à la chute du camp libéral des pipiolos et travailla toujours en étroite collaboration avec le gouvernement conservateur des pelucones. Il retrouva en avril 1830 son poste à la Cour Suprême puis fut élu sénateur en 1831, mandat qu’il exerça jusqu’à sa mort en 1846. C’est donc en tant que membre de la Commission de législation et de justice du Sénat et procureur (fiscal) de la Cour Suprême qu’Egaña participa à la rédaction de la Constitution de 1828 et à la rédaction de la Constitution de 1833. En 1836, il fut envoyé à Lima pour tenter de pacifier les relations avec la Confédération Péruano-Bolivienne, ce qui se solda de toute évidence par un échec. De juillet 1837 à mars 1841, il assuma le tout récent ministère de la Justice, suite à l’assassinat de son premier titulaire, Diego Portales. Son ministère fut interrompu d’avril 1838 à janvier 1839 par une seconde mission diplomatique à Lima, en pleine guerre contre la Confédération. Pendant les années 1840, outre ses fonctions de procureur à la Cour Suprême, de membre du Conseil d’État et de sénateur, Egaña se consacra à la Société Nationale d’Agriculture et de Bienfaisance créée sous son impulsion en 1838, à ses activités de doyen de la Faculté de Droit de l’Université du Chili, et à la révision du projet de Code Civil rédigé par son ami Andrés Bello. Il décéda d’une

« attaque d’apoplexie » le soir du 24 juin 1846, à l’âge de 53 ans235.

De toute évidence, Mariano Egaña était un homme que le travail n’effrayait pas. C’est en tant que sénateur, membre de la Commission de Justice et Législation du Sénat, mais aussi procureur de la Cour Suprême qu’il

entama à partir de 1834 la rédaction d’un projet de réforme judiciaire236. Les

constitutions de 1828 et 1833 l’avaient annoncé, il fallait donc s’y atteler. La

tâche n’était cependant pas aisée. Alejandro Guzmán Brito a reconstitué

méticuleusement la chronologie et identifié les protagonistes de cette réforme, à

ayudar al señor Bello en cuanto pudieren. La muy apreciable señora Bello es mi comadre, y el niño Juan mi ahijado, y los recomiendo especialmente a mi madre y Dolores para que sean sus verdaderas y afectuosas amigas sin etiquetas ni ceremonias, sino con la antigua cordialidad y llaneza chilenas” dans Egaña Mariano, Cartas, op. cit., p. 344.

235 Domingo Amunátegui, op. cit., p. 118-119.

236 Joaquín Tocornal, Memoria que el ministro de estado en el departamento del Interior presenta al Congreso Nacional,

Año de 1834, Santiago de Chile, Imprenta de la Opinión, 1834, p. 4. L’attribution de ce projet à Egaña est avérée Cf. Bernardino Bravo Lira, “Bello y la Judicatura II”, op. cit, p. 486 et Antonio Dougnac, « La conciliación previa », op. cit., p. 133.

partir des actes des sessions des corps législatifs en particulier237. S’il travaille depuis l’angle de la codification, c’est-à-dire de la réforme légale, ses observations restent valables pour la réforme judiciaire qui nous intéresse ici. Guzmán a décelé des phénomènes de résistance, qui se traduisirent dans les années 1820 et le début des années 1830 par une série d’ « essais » de réforme qui buttèrent tous contre l’inaction de la chambre des représentants. La

récurrence du sujet à l’ordre du jour montre pourtant que les députés et

sénateurs partageaient les préoccupations des juristes actifs à l’époque, eux- mêmes députés ou sénateurs (comme Juan et Mariano Egaña, Gabriel Tocornal, Agustín Vial). Les chambres étaient rapidement parvenues à se mettre d’accord sur le principe et l’urgence d’une « réforme » des lois, reconnaissant « l’état chaotique et irrationnel des vieux corpus de la législation

et le besoin de les remplacer »238. Le contenu à donner à cette réforme était

cependant diversement interprété. Certains estimaient qu’une actualisation et une compilation des corpus législatifs hérités de la monarchie espagnole étaient suffisantes alors que d’autres prônaient de faire tabula rasa, tout en divergeant sur les sources qui pouvaient servir d’inspiration à cette révolution juridique : les codes étrangers (et dans ce cas, lequel de tous ceux qui sont édictés à cette période ?) ou un droit national original ? Finalement, cette période de débats met en lumière les obstacles, non seulement politiques mais aussi culturels, à la réforme juridique, dans la mesure où une partie de l’élite semblait attachée à la culture juridique juridictionnelle tandis qu’une autre était influencée par le droit positiviste239.

237 Douze articles intitulés “Para la historia de la fijación del derecho civil en Chile durante la República”, ont été publiés

entre 1979 et 1982 pour aborder différents aspects et différentes périodes de la codification, dans les revues Historia et REHJ et rassemblés, avec d’autres, dans son ouvrage Guzmán Brito Alejandro, Andrés Bello codificador. Historia de la fijación y codificación del derecho civil en Chile, 2 tomos, Santiago, Ediciones de la Universidad de Chile, 1982.

238 Guzmán Brito Alejandro, “Para la historia de la fijación del derecho civil en Chile durante la República (1)”, op. cit., p.

323 : “el estado caótico e irracional de los viejos cuerpos de legislación y la necesidad de reemplazarlos por otros”.

239 Lempérière Annick, “¿Excepcionalidad chilena?”, op. cit., p. 52. Ivan Jaksic estime que c’est Andrés Bello qui permit

de générer, à partir de 1839 un consensus autour d’une idée mixte, celle d’un compromis entre ces idées. Il parvint à faire associer le mot « codification » à celui de « compilation » (et non « révolution ») ralliant ainsi les plus conservateurs, dans Jaksic Ivan, Bello, op. cit., p. 189-190 : “No resulta sorprendente que haya sido Bello, quien ya había debatido la enseñanza del derecho romano y la historiografía del régimen colonial, y que había hecho hincapié en la relación entre gramática y ley, quien orientase a la nación por el camino de la continuidad antes que del cambio radical en materias jurídicas mediante su preparación del código civil. En efecto, fue Bello quien logró romper el impasse sobre la codificación en la década de 1830, y quien entregó, en 1855, quizás la más grande de sus obras, el influyente Código civil de la República de Chile”. L’annexe 12 propose une chronologie de la rédaction des Codes dans la deuxième moitié du XIXe siècle

Jorge Baraona montre en effet que la génération des juristes

afrancesados240, tels que Bello et Egaña, croyait puissamment en un « empire

de la loi », vision qui, comme l’ont exposé les premières pages de l’introduction

de ce travail, gagne du terrain au XIXe siècle pour entrer en tension avec la

culture juridique « traditionnelle »241. Plusieurs tendances se dégageaient en

réalité à ce sujet et correspondaient aux différentes étapes qui ont mené à la codification telle que nous la connaissons aujourd’hui. Nous allons les présenter

successivement242.

La première tendance estimait qu’il suffisait de « codifier » le droit national (ou patriote) c’est-à-dire l’ensemble des lois produites après 1810, mais sans impliquer les corpus juridiques précédents qui restaient en vigueur. L’envergure limitée de cette vision se reflète dans le projet proposé par le député José Alejo Eyzaguirre au Congrès Constituant en session du 17 novembre 1823. La Commission de Législation devait compiler les différentes lois en un texte unique, par ordre alphabétique ou thématique : un volume qui viendrait donc s’ajouter sur les étagères à ceux produits pendant l’Ancien Régime. Le projet fut unanimement approuvé mais resta lettre morte. De même, un décret de Ramón Freire de juillet 1825 demanda, à la Cour Suprême cette fois-ci, de compiler également les lois parues depuis 1810 et n’eut aucun effet.

La deuxième tendance rejetait au contraire le droit espagnol ancien pour se tourner exclusivement vers le droit français renouvelé pendant l’Empire. À titre d’exemples, en 1822, O’Higgins proposa d’importer les codes napoléoniens : ils étaient tellement brillants qu’il suffisait, selon lui, de les traduire en castillan. Les

choses ne pouvaient être aussi simples243. Un appel similaire du député

240 Baraona Gónzalez Jorge, “La cultura jurídica chilena: apuntes históricos, tendencias y desafíos”, Revista de Derecho

de la Pontificia Universidad Católica de Valparaíso, XXXV, 2010, 2o semestre, p. 431. Dans les pages suivantes,

Baraona observe que cette influence de l’exégèse à la française aurait profondément marqué la culture juridique chilienne. Pourtant, remarque-t-il, en France, dès la fin du XIXe siècle, de nouvelles écoles apparurent, comme celle de

François Gény qui invitaient à une interprétation plus libre des lois par les juges. Le Chili en revanche serait resté dans une relation au Droit rigide et réductionniste et ce, jusqu’à nos jours, notamment pour des raisons idéologiques. Il cite à titre d’illustration le Président de la Cour Suprême en 1992, Enrique Correa Labra, qui déclarait: “la ley la dicta el poder político – Poder Legislativo y Poder Ejecutivo – y ellos dicen lo que es justo, sin que sea permitido al juez discutir o dudar de la justicia que la ley encierra”. Voir également la note n°16 à ce sujet.

241 Les travaux biographiques d’Enrique Brahm (sur Mariano Egaña) et d’Iván Jaksic (sur Andrés Bello) précédemment