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Marcher, percevoir et décrire : de l’action au récit

Tableaux récapitulatifs des enquêtes effectuées à Tunis 19

3. Démarches empiriques

3.3 Le parcours commenté

3.3.1 Marcher, percevoir et décrire : de l’action au récit

A ce niveau il semble judicieux d’expliquer le choix de nos participants à l’enquête (quels parcours quotidiens nous intéressent ? et avec qui va-t-on faire des parcours commentés ?) : un grand nombre de nos parcourants est représenté par des personnes qui font partie de nos réseaux de connaissance même de loin, d’autres ont été directement interpellés in situ et ont accepté de suivre la totalité du protocole d’enquête.

Le parcours commenté36 consiste a demander à l’enquêté de nous guider dans son cheminement habituel même s’il devait prendre un transport en commun ou son véhicule personnel. Le parcours débute à l’endroit où la personne habite et nous emmène à son travail (la place publique en question se situe souvent au milieu ou en fin de parcours rarement au début).

35 Thibaud Jean-Paul, La méthode des parcours commentés, Thibaud Jean-Paul et Grosjean Michèle (sous la direction), L’espace Urbain en méthodes, Marseille, Parenthèses, 2001. A propos de cette méthode Jean-Paul Thibaud dit : « cette méthode permet d’obtenir des comptes rendus de perception en mouvement, trois activités sont donc sollicitées : marcher, percevoir, décrire » in Thibaud Jean-Paul et Grosjean Michèle (sous la direction), L’espace Urbain en méthodes, Marseille, 2001, Parenthèses, p.81

36 Au départ nous avons utilisé la méthode des parcours commentés comme l’a prévue son auteur, mais au cours de l’évolution des tests méthodologiques et des enquêtes de terrains, nous avons dû réviser les principes de la méthode et nous les avons mieux adapté à nos besoins dans chaque aire socioculturelle.

En faisant le parcours, l’enquêté parle des endroits et des moments représentatifs de sa perception du cheminement habituel. Il explique ses pratiques en même temps qu’il les effectue, décrit ses sensations, évoque des souvenirs, explique des actes ordinaires ou occasionnels et ce qu’il a l’habitude de faire et les raisons. Le récit est entièrement enregistré et la situation donne l’impression à l’intervenant d’être "un guide". La durée de l’enquête dépend du type de parcours que fait l’intervenant (un parcours de marche, ou avec transport en commun…). En tout cas nous n’avons réalisé que des parcours de moins de quarante minutes.

Durant l’exercice, l’intervenant essaie de maintenir au maximum "ses habitudes", mais il ne manque pas de nous rappeler que d’ordinaire, il n’est pas enregistré et qu’il marche plus vite et aussi qu’il ne lui est jamais arrivé d’expliquer ses choix… à chaque fois, nous avons dû le rassurer et le remettre dans les conditions d’un récit ordinaire37. En général le récit fait appel à la mémoire et aux souvenirs, nos questions visent alors une meilleure compréhension de cette mémoire des actes et du vécu habituel pour comprendre le processus d’habituation. La mise en pratique de la méthode des parcours commentés, nous a permis d’accéder à un répertoire infini d’actes habituels et de l’état d’habituation. La pertinence de la méthode et sa réadaptation, nous ont offert un retour critique, sans doute enrichissant.

Par cette étape, nous avons cherché à mettre en valeur la configuration sensible du site pour rendre compte de l’activité perceptive des citadins et accéder à l’effet de l’habitude sur leurs façons de voir leurs cheminements quotidiens. Cette perception en mouvement, permet la construction sensorielle de l’espace public et incite l’enquêté à être attentif et plus sensible aux ambiances.

Nous commençons donc par expliquer à la personne, en quoi consiste un parcours commenté :

« On va faire votre parcours habituel ensemble et vous allez décrire au fur et à mesure l’ambiance de votre parcours, (parler de l’ambiance immédiate du lieu, en mobilisant les modalités sensorielles, visuelles, auditives, tactiles, olfactives, kinesthésiques…), ce que vous percevez, c’est-à-dire tout ce qui vous interpelle, ce que vous sentez et ressentez, ce que vous voyez, entendez… tout ce qui vous passe par la tête lorsque vous êtes en train de faire ce parcours. Je vous informe que j’ai un appareil photo et que vous pouvez si vous le souhaitez l’utiliser à tout moment lors de notre parcours, vous pouvez photographier une rue, une foule, un détail d’architecture, une façade, un arrêt de bus… vous pouvez vous arrêtez quand vous le souhaitez ou changer d’allure et revenir sur vos pas, vous pouvez justifier vos choix de parcours et décrire vos pratiques en même temps que vous les faites… ». D’autres instructions ont été données en cours du parcours, mais pendant la traversée, nous avons essayé de nous mettre dans une position d’observateur extérieur à la situation et de noter tout ce qui nous a semblé intéressant, que ce soit dans l’attitude de l’enquêté ou bien l’ambiance urbaine qui s’est présentée lors du cheminement.

En accompagnant l’intervenant, nous avons commencé à découvrir son parcours quotidien, nous avons, nous même essayé d’être attentive pour observer la composition du parcours et son

enchaînement, l’architecture des lieux, les conduites sociales et surtout l’attitude de l’enquêté. Nous avons demandé à l’enquêté d’indiquer régulièrement des repères spatiaux. En général nous avons essayé d’intervenir le moins possible par exemple pour relancer la parole si le descripteur à une difficulté à s’exprimer.

Dans les cas où les personnes interrogées sont motorisées, nous avons dû adapter la méthode à un parcours fait avec la voiture38, c’est-à-dire que nous accompagnons la personne qui conduit et qu’à la fin de la partie du parcours effectuée en voiture, nous lui demandons une reconstitution des séquences par des sollicitations mémorielles, c’est "le parcours retro-commenté"39.

Certains intervenants interpellés sur la place publique, n’ont pas accepté de faire un parcours commenté qui va jusqu’à leur domicile, nous leur avons donc proposé de faire la traversée de la place tout de suite après l’entretien. En traversant la place, la personne devait rendre compte de ce qu’elle percevait, décrire l’ambiance et prendre une photo.

Cette expérience a amusé et intéressé un grand nombre d’enquêtés, d’une part parce qu’ils se sont mis dans la position de l’expert des lieux qu’ils traversent avec le chercheur et d’autre part parce qu’ils rendent exceptionnel et unique un chemin banal pratiqué régulièrement. Le commentaire vis-à-vis de l’espace sensible ordinaire, devient métaphorique et riche en événements. Ce qui d’ordinaire est vécu intérieurement par le parcourant est extériorisé. Cette méthode a permis à l’habitant une sollicitation active dans son cheminement dans la mesure où l’échelle choisie est celle de ses propres pratiques habituelles.

En suivant nos enquêtés dans leurs parcours quotidiens, nous nous sommes retrouvées dans une situation de découverte totale de l’espace urbain parcouru (à pied ou avec un moyen de transport en commun), nous avons veillé à refaire tout de suite après le parcours du retour pour nous attarder sur les endroits que nous ne connaissions pas auparavant, et où il était nécessaire d’approfondir les observations. Avec ce travail, nous étions dans une situation de véritable captation, d’appréhension et de compréhension des lieux parcourus et des pratiques relatives, où nous avons cherché à observer notre propre processus d’apprentissage de ces parcours.

La totalité du parcours commenté, est enregistrée à l’aide d’un dictaphone et d’un micro-cravate porté par l’enquêté. Le contenu des cassettes enregistrées est retranscrit fidèlement. Parallèlement aux comptes rendus des enquêtés, nous avons récolté un corpus photographique effectué par les intervenants lors du parcours. Les photos prises lors du déroulement du parcours commenté, s’articulent à l’expérience in situ, valorisent la perception visuelle, mais se réfèrent à un discours explicatif et justificatif qui dépasse ce cadre physique de la photo figée. Au début de l’enquête, nous n’avons pas

38 Pour cette adaptation, nous nous référons à l’expérience de Pascal Amphoux dans sa recherche qui concerne la traversée de la ville en petite voiture : Amphoux Pascal (responsable scientifique), Le petit véhicule à l’épreuve de la ville : une mutation de l’imaginaire automobile, rapport de recherche n°138, Institut de Recherche sur l’environnement Construit Département d’Architecture, Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, 1998

cherché à limiter le nombre de photos prises par l’enquêté mais à la fin, il a dû choisir entre 3 et 5 photos qu’il devait commenter ultérieurement.

La prise de photos lors du parcours, nous a beaucoup aidé à garder des traces pour l’analyse par la suite, c’était un support complémentaire et important pour enrichir les entretiens et les commentaires des usagers. Même si les photos ont été difficiles à prendre pour illustrer une situation éphémère dans l’instant, sans couper notre interlocuteur et sans trop se faire remarquer (surtout quand une partie du parcours se déroule dans un transport en commun et à des horaires de pointe). La présence de la foule et le regard des autres, ont souvent mis en difficulté la parole de l’enquêté et son attention.

En prenant les photos, nous avons essayé de faire croire aux gens qu’on visait l’architecture, la fontaine, la terrasse de café. Nous avons même cherché à nous faire passer pour des touristes qui flânent et découvrent les lieux. De cette manière, quand nous devions viser des postures particulières et des actions attirantes, nous passions inaperçue par le public intéressé. Nous avons veillé à utiliser un appareil photo numérique avec zoom pour permettre les gros plans.

A la fin, le trajet est reconstitué avec l’habitant. Si le parcours n’est pas complexe, l’intervenant est appelé à redessiner lui même son parcours ou seule une séquence (début ou fin, la place publique). Nous avons observé la façon par laquelle la personne se souvient des lieux et nomme les espaces.