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Difficultés et adaptations du parcours commenté

Tableaux récapitulatifs des enquêtes effectuées à Tunis 19

3. Démarches empiriques

3.3 Le parcours commenté

3.3.3 Difficultés et adaptations du parcours commenté

. Brèches imprévues et inattendues

Les brèches imprévues représentent des événements inattendus, aussi bien pour le chercheur que pour l’enquêté. Lorsqu’elles surviennent, pendant un moment, elles changent le cours de l’enquête et réorientent l’attention de l’intervenant vers l’événement survenu. A ce moment-là nous en profitons pour observer l’attitude de l’enquêté et aussi pour lui demander de commenter les faits (par exemple un accident de route, une dispute dans la rue, des journalistes ou bien une équipe de tournage avec des micros et des caméras, des travaux sur la voie publique, un concert dans la place, la fuite d’un groupe de vendeurs ambulants…). Ces événements ont le mérite de mettre à l’épreuve la compétence du citadin et de tester la dynamique de son habitude. Souvent, nous avons placé le participant dans une situation de difficulté imprévue, ce moyen nous a informé amplement sur l’aptitude de l’intervenant à réagir sur le coup.

3.3.3 Difficultés et adaptations du parcours commenté

Le contexte sensoriel d’un lieu évolue au cours d’une journée, d’une semaine et au fil des saisons. Les descriptions d’une même traversée d’une place publique ou d’un parcours quotidien fréquenté régulièrement, diffèrent selon qu’elles sont effectuées de jour ou de nuit, par temps ensoleillé ou un jour de pluie, en présence ou absence de public, lors d’activités intenses ou à des moments d’accalmie. Ainsi, on ne peut pas réduire la perception du citadin à ce qui se passe !ici et maintenant!. Au contraire, dans sa parole c’est l’ensemble de ses expériences qui sont mobilisées et qui surgissent dans sa description. Nous affirmons, ainsi que le parcours commenté ne se limite jamais à décrire le perçu innocemment, au contraire, le vécu, la mémoire et les souvenirs alimentent sans cesse le discours.

Les méthodes d’enquête utilisées au laboratoire Cresson, considèrent souvent la mise en relation importante entre les entretiens et les mesures physiques (sonore, lumineux…) sur place, or nous n’avons pas procédé de la sorte, d’abord parce que nous avons adopté des méthodes plus sociologiques et non physiques et aussi parce que nous avons plutôt focalisé notre travail personnel In situ, sur des relevés d’observation ethnographiques, des croquis et des photos…

En plus, comme les cheminements des habitants n’étaient pas connus d’avance et qu’ils étaient très diversifiés, nous avons estimé que les mesures physiques n’étaient pas raisonnées dans notre démarche. Même si l’analyse des entretiens a fait émerger des contradictions et des situations remarquables, nous nous sommes limitées à des confrontations entre les paroles habitantes et nos observations personnelles pour des situations localisées et isolées. Ajoutons que nous n’avons pas une grande maîtrise de cet outil (mesure physique) et que le recours aux autres chercheurs du laboratoire aurait demandé une mobilisation de personnel et de matériel pas évidente vu notre double ancrage (Tunis et Grenoble). Néanmoins, nous avons essayé de relever la variation des ombres, les effets sonores les plus remarquables. Nous avons effectué des observations attentives quand aux comportements des citadins, selon les caractéristiques des phénomènes sensibles (des observations répétées ont confirmé ou infirmé certaines hypothèses de départ). Les périodes ensoleillées, lieux ombragés, les endroits bruyants etc.… ont été décrits oralement et enregistrés. Ces descriptions mettant en relation l’espace ou la zone désignée avec l’effet perçu et la sensation éprouvée, nos remarques sont aussi confrontées aux entretiens recueillis.

En étant membre du laboratoire Cresson, il se trouve que nous prenons les méthodes propres à notre laboratoire comme référence, mais, cela n’empêche pas qu’en pratique, nous n’appliquons jamais la méthode à la lettre et comme son auteur nous l’a présentée. Surtout lorsque nous changeons de cadre socioculturel, en exerçant notre protocole d’enquête dans la ville de Tunis, nous avons été confrontées à des difficultés d’exécution qui ont été révélatrices lors de l’analyse des corpus recueillis. Au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête, nous avons été obligées de changer certaines démarches et façons de procéder sur le terrain. Il nous a d’abord fallu faire une recherche de vocabulaire dans le lexique tunisien pour pouvoir adapter notre façon de présenter le travail aux intervenants et leur expliquer en termes simples (et surtout en dialecte tunisien, et en utilisant les paroles équivalentes et le plus proche possible de notre façon de procéder sur Grenoble) ce que nous leur demandons comme travail43.

L’application de la méthode des parcours commentés au terrain grenoblois, n’a pas posé beaucoup de problèmes, par contre à Tunis, pour s’adresser aux intervenants, nous avons d’abord dû réadapter la méthode, en traduisant les principes, les notions clés, la démarche d’enquête et les instructions, bien avant d’aborder les usagers. Rappelons que l’un des rôles de l’enquête topo-réputationnelle a été d’établir le vocabulaire adapté à notre problématique et de faire réagir les participants quant aux ambiances des espaces publics qu’ils fréquentent au quotidien. Les résultats de

43 Nous présentons en annexe I des exemples d’acception des notions proposées en dialecte tunisien. En plus, nos retranscriptions traduites, présentées en annexe II, laissent apparaître les expressions en arabe souvent difficiles à traduire en français. Nous avons ainsi eu recours à plusieurs façons pour communiquer le sens voulu aux lecteurs.

l’enquête topo-réputationnelle ont servi de base pour la relance de l’enquête de terrain. Il est évident que la technique des parcours commentés a fait ses preuves à Tunis, d’ailleurs certains intervenants ont bien apprécié cette méthode, vu l’intérêt qu’elle porte à leurs pratiques quotidiennes et répétitives en général sans grand intérêt.

3.4 Conclusion

Nos principales difficultés sont venues de la mise en pratique de la totalité du protocole d’enquête. Comme le protocole demandait plusieurs rencontres avec le même intervenant, il était difficile de convaincre les gens (surtout ceux sollicités sur place) de plus de trois entrevues. En conséquence, la plupart des enquêtés qui ont accepté de suivre le protocole entier sont des connaissances, pour les autres nous avons dû concentrer nos questions sur une ou deux entrevues au maximum en renonçant aux journaux de bord personnels. En réadaptant notre démarche, lorsque nous avons intercepté un habitant sur place et après s’être entretenu avec lui concernant son parcours quotidien, nous lui avons proposé de le faire (ou même d’en faire une partie), dans la mesure du possible, ceux qui ont accepté étaient des personnes disponibles (commerçant libéraux, agent de sécurité de service sur la place, jeunes étudiant(e)s ou personnes sans activité professionnelle prêtes à nous accorder un moment d’attention). A la fin, nous avons capté autant de travailleurs pour le parcours (travail/domicile) que de non travailleurs pour des parcours quotidiens (fait au moins trois fois par semaine) de balade, de rendez-vous quotidien, de café habituel, de lieu de shopping et de courses.

Même si nous avons effectué de longs parcours avec des travailleurs dans le quartier considéré, mais habitant la banlieue, nous avons essayé de concentrer notre analyse sur la partie qui se déroule dans le centre ville et où nos participants se croisent (des rues, une place, une terrasse de café, un arrêt de bus, une gare…). L’expérience tunisienne et celle grenobloise sont très différentes sur le terrain. Nous avons trouvé plus d’aisance à aborder les gens sur le trottoir à Tunis qu’en France. Pour toutes nos enquêtes, nous avons effectué une retranscription intégrale à partir d’enregistrements avec dictaphone, faits lors de l’enquête.

Notre enquête ayant couru pendant plus de deux ans, il nous est arrivé de revoir des participants quelques mois ou un an après le premier récit de vie44, c’était très intéressant, aussi bien pour l’avancement de l’enquête que pour le contenu même du discours. Ce travail a fait émerger l’influence de l’enquête sur la perception quotidienne du citadin. « Depuis que j’ai commencé à tenir le journal de bord et dès notre première rencontre, je vois mon parcours quotidien différemment ….», c’est l’une des affirmations de l’un de nos enquêtés qui précise qu’il ne vit plus son parcours quotidien comme il le faisait avant l’enquête.

Cette attitude des participants à l’enquête, nous a fourni des résultats très intéressants quand à la compréhension du processus d’habituation aux parcours quotidiens. La multiplication des rencontres

avec le même enquêté a aidé à le mettre en confiance et à le faire réagir plus spontanément à nos questions (souvent à la première rencontre, l’intervenant est déstabilisé et ne voit pas l’intérêt de ce qu’il raconte). Les longs entretiens effectués ont pour caractéristique d’avoir eu lieu en dehors du parcours de l’intéressé.

Comme nous l’avions précisé et détaillé au début de ce chapitre, les terrains d’études ont été choisis suite à une nécessaire connaissance des sites (lieux fréquentés au quotidien) en laissant le choix aux personnes interrogées de nous emmener, le temps du parcours commenté, dans leurs quartiers résidentiels en traversant leurs parcours quotidiens.

Après avoir procédé à la totalité du protocole d’enquête avec une quinzaine de répondants par terrain, nous sommes retournées sur les sites pour appuyer nos lectures des retranscriptions des corpus et pour revoir les éléments importants et examiner le parcours de plus près, ce retour sur le terrain, nous a aidé à définir un parcours choisi, que nous nous sommes proposé d’analyser avec plus de précision. Ainsi nous n’avons pas cessé de faire des allers retours sur notre méthode et des bilans de nos enquêtes en affinant régulièrement nos grilles d’analyse et en nous adressant à nos interlocuteurs avec plus d’assurance.

Nous avons détaillé notre méthodologie d’enquête dans les paragraphes de ce chapitre, mais précisons aussi qu’il était nécessaire de changer de comportement dans l’espace public tunisien et grenoblois. Pendant la mise en place de ce travail de terrain, nous avons procédé de façons auxquelles nous n’avions pas songé au début du travail, les difficultés rencontrées sur le terrain (conditions de l’observation, l’interception par les agents de sécurité qui nous demandaient nos raisons de s’attarder sur les lieux et de filmer avec insistance…) nous ont rendu plus méfiante. La défaillance de parole des citadins interrogés sur place qui promettaient de revenir dans une semaine avec le journal de bord, (les faux numéros de téléphones que nous avons collectionné de la part des intervenants qui nous ont promis une rencontre ultérieure), nous ont rendu plus efficaces quand à notre premier entretien en faisant progresser la méthode en la modifiant et en l’ajustant au cas par cas.