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B. La vie personnelle des marchands La vie personnelle des marchands

1.1. Le marchand peureu

Le marchand est, dans les histoires, parfois présenté comme étant peureux, voire même parfois lâche. C'est le cas de la nouvelle II.11429 que nous avons évoquée plus tôt. Dans cette histoire le

riche marchand Monsieur Tao, qui sauve le magistrat Su Yun, ne veut pas témoigner au procès que ce dernier envisage de lancer envers le haut fonctionnaire Wang Shangshu par peur des conséquences que cela pourrait avoir sur son commerce. De plus, afin de s'assurer que cette affaire n'éclatera pas, il demande aux habitants du village de trouver un moyen d'empêcher Su Yun de s'en aller.

« 陶公是本分生理之人,听得说[苏云]要与山东王尚书家打官司,只恐连累,

有懊悔之意。[...] 陶公道:“先生休怪我说,你若要去告理,在下不好管得闲 事。若只要个安身之处,敝村有个市学,倘肯相就,权住几时。”[...] 陶公做

领袖,分派各家轮流供给,在家教学,不放他出门。430 »

Monsieur Tao était un marchand scrupuleux, lorsqu'il entendit que [Su Yun] envisageait de lancer un procès contre le haut fonctionnaire Wang du Shandong, il

427 Le Sanyan est en effet un recueil de nouvelles dont certaines, comme nous l'avons énoncé dans l'introduction de cette partie, circulaient déjà durant les dynasties précédentes et donc bien avant la compilation de celui-ci par Feng Menglong. Ainsi il existe parfois de nombreuses versions d'une même histoire et certains détails peuvent y varier. 428 SHAO Yiping, op. cit., p.305.

429 FENG Menglong, « dishiyijuan Su zhixian luoshan zai he » in Jingshi tonggyan, op. cit., p.136- 165. 430 Ibid., p.151-152.

eut rudement peur d'y être mêlé et éprouva alors des remords. [...] Monsieur Tao répliqua : « Pardonnez-moi de vous dire, Monsieur, que si vous voulez rapporter votre litige, il m'est difficile de m'impliquer dans une affaire qui ne me concerne pas. Mais si vous cherchez simplement un endroit où vous mettre à l'abri, il y a dans mon village une école privée, si vous acceptez de vous y rendre, vous pouvez y résider provisoirement pendant quelques temps. » [...] Monsieur Tao était le fondateur [de l'école], il s'était arrangé pour que chaque famille prenne tour à tour en charge [les vivres du professeur], [Su Yun] enseignait dans l'école où il logeait, et on ne le laissait pas sortir [du village].

Cet extrait peut être mis en rapport avec le passage suivant, issu de la nouvelle III.34 « yiwenqian xiaoxi zao qiyuan » « 一 文 钱 小 隙 造 奇 冤 »431 [Un petit conflit pour une sapèque engendre de

grandes injustices432]. « 小二道:“只道是根鞭儿,要拿他的,不想却是缢死的人,颈下口的绳 子。”王公听说,慌了手脚,欲待叫破地方,又怕这没头官司惹在身上。不报 地方,这事只怕洗身不清,便与小二商议,小二道:”不打紧,只教他离了我 这里,就没事了。”王公道:”说得有理,还是拿到那里去好?”小二道:“撇 他在河里罢。”当下二人动手,直抬到河下。433»

Le serveur dit : « Je pensais que c'était un fouet, je voulais le prendre, mais je n'aurais jamais cru qu'il s'agissait d'une corde attachée au cou d'une personne pendue. » En entendant cela Monsieur Wang fut pris de panique, il voulu alerter les autorités locales, puis il se mit à craindre que cette affaire dont il ne connaissait pas l'origine lui retombe dessus. Mais s'il n'en faisait pas part aux autorités, il redoutait de ne plus pouvoir se débarrasser de cette affaire. Il en discuta avec le serveur et ce dernier répondit : « Ce n'est pas grave, il faut seulement faire en sorte de l'éloigner de nous et tout sera terminé. Monsieur Wang dit : « Tu as raison, mais où devons nous l'amener ? » Le serveur répondit : « Nous n'avons qu'à le jeter dans la rivière. » Les deux hommes se mirent à la tâche immédiatement et portèrent [le corps] jusqu'à la rivière.

431 FENG Menglong, « disanshisijuan yiwenqian xiaoxi zao qiyuan » « 第三十四卷一文钱小隙造奇冤 » [Chapitre 34 Un petit conflit pour une sapèque engendre de grandes injustices] in Xingshi hengyan, op. cit., p.693-721.

432 La traduction selon LEVY André, Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vernaculaire, Première partie, deuxième volume, op. cit., p.772. est : Une petite dispute au sujet d'une seule sapèque provoque d'extraordinaires injustices.

Nous pouvons constater que ces deux nouvelles présentent des commerçants qui, se trouvant face à un crime qu'ils n'ont pas commis, préfèrent ne pas se mêler de l'affaire et laisser ainsi une injustice impunie. La lâcheté de ces personnages, bien que déplorable, est compréhensible à la lumière des connaissances historiques que nous avons rencontrées précédemment. En effet celles-ci nous permettent de concevoir le climat d'insécurité dans lequel les commerçants évoluaient et exerçaient leur activité. La lecture du livre de Monsieur Han Tianlu nous a d'ailleurs appris qu'à l'époque les gens du peuple n'avaient pas confiance dans les autorités et la justice dont ils considéraient les décisions comme trop aléatoires434. Ils préféraient alors, dans la plupart des cas éviter, les recours

judiciaires, même s'ils devaient pour cela subir quelques dommages435. Les commerçants pouvaient

facilement être accusés à tort, comme c'est le cas de Jia Chang dans la nouvelle III.1« Liang xianling jing yi hun gunü » « 两县令竞义婚孤女436» [Deux commissaires de sous-préfecture font

assaut de noblesse pour le mariage de l'orpheline437]. Nous pouvons d'ailleurs noter que celui-ci,

tout comme Monsieur Tao et Monsieur Wang, se méfie des autorités et ne préfère pas s'engager dans des démarches en lien avec celles-ci.

« [贾昌]又闻得[石知县]所欠官粮尚多,欲待替他赔补几分,怕钱粮干系,不

敢开端惹祸。 438»

« [Jia Chang] entendit également que [le sous préfet Shi] devait encore beaucoup de céréales à l'Etat. Il eut envie d'en rembourser une partie à sa place, mais il eut peur de s'attirer des ennuis à cause de cette dette en céréales. Ainsi il n'osa pas entamer cette démarche risquée.

Le statut précaire des commerçants explique donc leur réticence à s'engager dans un procès dans une société qui, ils le savent, ne leur est pas favorable et risquerait de les condamner pour une faute qu'ils n'ont pas commise.

434 HAN Tianlu, op. cit., p. 110. 435 Ibid., p. 100.

436 FENG Menglong, « diyijuan liang xianling jing yi hun gunü » « 第一卷两县令竞义婚孤女 » [Chapitre 1 Deux commissaires de sous-préfecture font assaut de noblesse pour le mariage de l'orpheline] in Xingshi henggyan, op.

cit., p.001- 016.

437 LEVY André, Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vernaculaire, Première partie, deuxième volume, op. cit., p.571. Notre version : Deux magistrats concourent avec droiture pour faire épouser une orpheline 438 FENG Menglong, « diyijuan liang xianling jing yi hun gunü » in Xingshi henggyan, op. cit., p.001- 016. p.004.