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Chapitre 1 : Le concept et les mesures de la charge mentale

1.4 Problématique

1.4.1 Manque de diagnosticité

Tel qu’il est possible d’observer à la lumière de la section précédente, les mesures physiologiques souffrent d’un problème de diagnosticité. En effet, il est rapidement possible de remarquer que plusieurs sous-dimensions de la charge mentale (telles que définies dans ce projet) élicitent les mêmes effets physiologiques et que certains devis expérimentaux ne permettent pas d’affirmer s’il s’agit d’une dimension ou d’une autre. Cette vision est également partagée par certains auteurs (Matthews, Reinerman-Jones, Barber et Abich, 2015). Rappelons que la diagnosticité est définie par la qualité d’une mesure à discriminer une hypothèse et ses alternatives. Dans le cas spécifique de la charge mentale, ce problème signifie que les mesures physiologiques périphériques ne sont pas en mesure de distinguer quelle sous-composante de la charge mentale est à l’origine de cette dernière. La diagnosticité est pourtant primordiale afin de raffiner la manière dont les individus ou les systèmes intelligents répondent aux variations de la charge mentale. Un effort mental moyen sans stress peut indiquer que l’utilisateur est en période bénéfique de flow (Csikszentmihalyi, 1991; Shernoff et coll., 2003). À l’inverse, un stress intense sans effort peut indiquer un besoin d’assistance pour réaliser une tâche. Il peut également être bénéfique de distinguer l’exigence mentale de la fatigue mentale afin d’identifier les périodes où des pauses sont nécessaires sans pour autant en suggérer lorsque l’individu est prêt à faire un travail exigeant.

Une partie du problème de diagnosticité provient de la confusion qu’il existe entre les termes définissant les composantes de la charge mentale. Dans plusieurs études, la difficulté (l’exigence mentale) est manipulée et il est assumé que cette manipulation augmente l’effort mental (Gaillard, 1993). Même en supposant que les participants augmentent leur effort avec l’exigence, il est impossible de le garantir seulement par leur participation à une condition plus difficile. Une autre confusion peut être remarquée dans certains articles qui utilisent le terme mental stress (p.ex. Boonnithi et Phongsuphap, 2011; Castaldo et coll., 2015;

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Shimomura et coll., 2008; Vuksanović, 2007), confondant ainsi l’exigence mentale et le stress.

Mis à part la question des termes, une autre composante critique du problème de la diagnosticité provient de la signature physiologique des sous-composantes (exigence, effort, stress et fatigue) de la charge mentale. Plusieurs exemples peuvent être rapportés pour illustrer ce problème. Tel que noté dans la section 1.3, le rythme cardiaque et respiratoire augmente pour l’exigence mentale, l’effort ainsi que pour le stress. Dans l’exemple de Carroll et coll. (1986), où les participants doivent réaliser la tâche à trois niveaux de difficulté (facile, difficile et impossible), les manifestations physiologiques sont rapportées comme ayant été causées par l’exigence mentale. Toutefois, l’effort et le stress peuvent aussi avoir contribué. Il est d’ailleurs possible de spéculer que la condition impossible provoque une baisse d’effort (si les participants réalisent que la tâche est impossible) ainsi qu’une augmentation du stress (si les participants ne réalisent pas que la tâche est impossible). Le ratio des basses fréquences sur les hautes fréquences cardiaques est souvent associé à l’effort mental. Plus précisément, une augmentation du ratio est associée à une hausse de l’effort mental (Bernadi et coll., 2000; Durantin, Gagnon, Tremblay et Dehais; 2015). Toutefois, l’augmentation du ratio peut être produite par des stresseurs à court terme, comme le Trier Social Stress Task ainsi que des stresseurs chroniques (Lucini, Fede, Parati et Pagani, 2005). Matthews, Reinerman-Jones, Barber et Abich, (2015) suggèrent aussi que certaines manipulations de l’effort mental et du stress provoquent les mêmes réactions physiologiques (voir aussi Castaldo et coll., 2015).

Certaines dimensions de la charge mentale sont un peu plus faciles à distinguer les unes des autres. Plusieurs études ont démontré que l’effort mental augmentait le rythme cardiaque, le ratio des basses et des hautes fréquences cardiaques et la pression sanguine (Durantin et coll., 2014; LaGory, Dearen, Tebo et Wright, 2011; Mehler, Reimer et Coughlin, 2012). À l’inverse, la fatigue mentale est généralement reconnue pour diminuer ces mêmes métriques (Patel, Lal, Kavanagh et Rossiter, 2011). Toutefois, ces études montrent également que plus la fatigue mentale augmente, plus il est difficile de mesurer l’effort mental. Un système diagnostique de la charge mentale pourrait déterminer si la fatigue n’est en réalité qu’une

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absence d’effort mental combiné avec du temps passé sur la tâche ou si ces deux concepts coexistent de manière indépendante.

Il est pratiquement impossible d’associer une seule métrique (p.ex. rythme cardiaque, niveau électrodermal, diamètre pupillaire) physiologique avec une seule dimension de la charge mentale. L’article de Fairclough et Houston (2004), mentionné précédemment, est un exemple de mise en garde contre les indicateurs physiologiques uniques. De tels articles montrent que pour atteindre une bonne diagnosticité de la charge mentale, il est nécessaire d’utiliser plusieurs métriques provenant de plusieurs modalités physiologiques. En plus d’utiliser plusieurs modalités, il peut également être bénéfique de reconsidérer l’approche statistique traditionnelle. Malgré la problématique de diagnosticité, les articles détaillés dans la section 1.3 sont essentiels puisqu’ils renseignent sur la manière dont le corps réagit aux différentes dimensions et permettent d’enrichir notre compréhension des mécanismes psychophysiologiques. Cette approche traditionnelle limite toutefois notre capacité à établir des modèles robustes pouvant prédire la charge mentale.

En réponse à cette limitation, certains auteurs utilisent plutôt une approche par apprentissage automatique. Plusieurs exemples illustrant cette approche peuvent être retrouvés dans la littérature. Dans Casson (2014), la charge mentale d’individus effectuant une tâche de vol simulé est classifiée à l’aide d’un réseau de neurones artificiel entraîné sur des données électroencéphalographiques. Malgré la précision satisfaisante du classificateur à différencier une charge mentale facile et difficile (86 %), le classificateur ne renseigne pas sur la diagnosticité de la charge mentale. Dans Soleymani, Pantic et Pun (2012), les auteurs entraînent un classificateur sur des données oculométriques et électroencéphalographiques pour prédire le niveau émotionnel de participants regardant des vidéos. Contrairement à l’article précédent, la classification se fait cette fois sur deux axes différents, celui de l’excitation (anglais : arousal) et de la valence. Dans Mühl, Jeunet et Lotte (2014), l’apprentissage automatique est utilisé pour classifier deux dimensions, cette fois associées à la charge mentale : l’exigence et le stress. Leurs résultats suggèrent que la classification des deux dimensions reste possible. Toutefois, comme pour l’expérience de Casson (2014), seulement l’électroencéphalographie est utilisée, ce qui peut limiter l’applicabilité en

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contexte de travail réel. Sano et Picard (2013) montrent qu’il est possible de prédire le stress à l’aide de senseurs intégrés à un téléphone mobile. Dans Arnrich et coll. (2010), des senseurs portables et peu intrusifs sont utilisés, cette fois pour classifier le stress de l’exigence mentale. Leurs résultats montrent qu’il est possible de distinguer les deux dimensions en utilisant seulement des capteurs de pression intégrés dans une chaise. Toutefois, leur classificateur distingue entre stress et exigence, et non pas les différents niveaux de stress et d’exigence simultanément. Cette conceptualisation limite le caractère diagnostique du classificateur et rend impossible, par exemple, la détection de situations où l’individu est à la fois stressé et soumis à une haute exigence mentale. La classification des composantes de la charge mentale ne se limite pas à l’exigence et au stress. Si l’électroencéphalographie est souvent utilisée pour classifier la fatigue (Borghini et coll., 2014), certains auteurs suggèrent d’utiliser uniquement des mesures périphériques. Patel et coll. (2011), par exemple, utilisent la variabilité cardiaque pour classifier la fatigue de conducteurs. Dans Pedrotti et coll. (2014), les auteurs entraînent des réseaux de neurones n’utilisant que le diamètre pupillaire afin de déterminer, de manière diagnostique, la source du stress. Malgré un bon succès en classification, les auteurs indiquent eux-mêmes que leur système ne serait pas aussi robuste s’il était mis à l’essai dans des contextes de travail réels. À la lumière de la revue de littérature effectuée, aucune étude n’a préalablement tenté de classifier simultanément quatre dimensions de la charge mentale (exigence, effort, stress et fatigue) simultanément en utilisant uniquement des modalités physiologiques périphériques.