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DE LA MALADIE MENTALE À LA SOUFFRANCE PSYCHIQUE : PSYCHIATRIE ET « SANTÉ MENTALE »

L’Organisation mondiale de la Santé définit la santé, dès le préambule de sa constitu- tion en 1946, comme « un état de complet bien-être physique, mental et social [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »28. Cette définition n’a subi aucune modification depuis

plus de soixante-dix ans, et est mobilisée dans la justification de toute forme d’intervention médico-sociale, dès lors que les besoins fondamentaux d’une personne — en termes affectifs, sanitaires, nutritionnels, sociaux ou culturels — ne semblent pas atteindre un niveau de sa- tisfaction suffisant (Ferry, in Ferry et al., 2010).

Ces critères de définition esquissent l’aspect juridique d’une telle satisfaction — la santé se convertit en droit, sujet à revendication —, sans épuiser, bien au contraire, son haut degré de subjectivité, d’indétermination. René Dubos (1901 – 1982) et Maya Pines définis- saient, à leur tour, la santé comme « l’état physique et mental relativement exempt de gênes et de souf- frances qui permet à l’individu de fonctionner aussi longtemps que possible dans le milieu où le hasard ou le choix l’ont placé » (Dubos & Pines, 1966). Il s’agit donc d’un ensemble d’objectifs transversaux au sein desquels maux de l’esprit et désordre, souffrance physiologiques sont tout aussi intolé- rables, d’un point de vue médical et social. Dès lors qu’un état individuel et/ou une situation sociale induiraient une forme de souffrance, les sujets qui les expérimentent disposeraient d’une entière légitimité à être pris en charge et et/ou accompagnés par des professionnels médico-sociaux. C’est ainsi que le périmètre d’action de la psychiatrie n’a cessé de s’étendre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en traitant dorénavant de problèmes hétérogènes qui dépassent celui de la « maladie mentale », pour s’inscrire plus largement dans le champ de la « santé mentale ». Et il s’agit là d’un « grand renversement » (Ehrenberg, 2004a).

28 Préambule à la Constitution de l’Organisation mondiale de la Santé, tel qu’adopté par la Conférence internatio-

nale sur la Santé, New York, 19 juin - 22 juillet 1946 ; signé par les représentants des soixante-et-un États en présence (Actes officiels de l’Organisation mondiale de la Santé, n° 2, p. 100) et entré en vigueur le 7 avril 1948 (cf. http://www.who.int/suggestions/faq/fr)

¨ Principes et implications sociales du « grand renversement »

Le « grand renversement » est une notion développée par Alain Ehrenberg pour qualifier les mutations fondamentales d’une psychiatrie d’après-guerre en voie de généralisation. Si l’on a plutôt coutume d’y voir le lent accomplissement du « désenfermement » et de l’éva- nouissement des murs de l’asile, ainsi qu’une désinstitutionnalisation de l’exercice de la psy- chiatrie, Ehrenberg voit effectivement dans ce « grand renversement » davantage qu’un mou- vement d’ouverture des frontières de la pratique médicale. Il s’agit bien plutôt, selon lui, d’une évolution du pôle pathologique dans une triple direction, éminemment sociale, par laquelle la maladie mentale se subordonnerait in fine à la santé mentale et à la souffrance psychique. La psychiatrie serait donc désormais « un sous-ensemble de la politique de santé mentale » (Bauduret, 2016 : 7). Ainsi Ehrenberg caractérise-t-il les modalités de cette triple réorienta- tion : la psychiatrie n’a plus seulement affaire à la maladie mentale, les rapports entre con- trainte et consentement dans la prise en charge sont reconsidérés sous l’effet de la reconnais- sance progressive du patient-usager en sujet de droits, et le concept de handicap — et ses dimensions plus sociales que proprement médicales — y est préféré à celui de maladie (Ehren- berg, 2004a : 144-148).

§ La valorisation de l’accomplissement personnel et du bien-être social

Dans nos sociétés capitalistes occidentales, l’expansion des pathologies psychiques de- puis une quarantaine d’années s’est opérée sur un double plan. Les taux de fréquentation de structures de prise en charge et de consultation médicales auraient atteint une ampleur iné- galée et le nombre de personnes concernées aurait considérablement augmenté. Et de surcroît, le nombre croissant de « pathologies » marquerait une diversification des catégories dites « morbides » — c’est-à-dire de « maladies ». Le Manuel diagnostique et statistique des troubles men- taux (DSM) en constitue le témoin le plus flagrant. Cet ouvrage international, dont la première édition paraît en 1952, sert de grille d’analyse et de référence descriptive aux praticiens en psychiatrie, dans l’approche de la symptomatologie psychique des patients qu’ils rencontrent. Il établit des catégories pathologiques au sein desquels le concept de « trouble » a supplanté celle de « maladie ». Émanant de recherches menées par les membres de l’Association amé- ricaine de Psychiatrie (APA), le DSM a été révisé quatre fois29 et fait l’objet de nombreuses

controverses, parmi les professionnels mais aussi au sein de la société civile. L’étroitesse des liens qu’entretiennent ses rédacteurs et la sphère pharmaceutique y est particulièrement dé- criée. Mitchell Wilson (1914 – 1973), spécialiste de la question des classifications des patholo- gies mentales, insiste quant à lui sur la propension de ce manuel diagnostique à évacuer la notion d’inconscient, à marginaliser la dimension temporelle et de l’historicité de la souf- france, à nier le poids de la personnalité des sujets (Wilson, 1993 : 408).

Le nombre de catégories pathologiques décrites par les auteurs de ce manuel a subi une sensationnelle inflation au fil des éditions, démultiplication des formes du « souffrir » à l’appui : le DSM-I ne recensait « que » 60 pathologies différentes, le DSM-IV (1994) 410. Le DSM-IV est agrémenté d’une échelle d’évaluation globale de la santé mentale, une échelle dont le score maximum caractériserait in fine un citoyen des plus performants, un type idéal et irréalisable de perfection :

« Un niveau supérieur de fonctionnement dans une grande variété d’activités. N’est jamais débordé par les problèmes rencontrés. Est recherché par autrui en raison de ses nombreuses qualités. Absence de symptômes. » (Bercherie, 2010 : 639)

Sans bien sûr rentrer dans toute la complexité de ces classifications « à tiroir », nous nous contenterons de mobiliser un « inventaire à la Prévert » (Coupechoux, 2006 : 321) fourni par Alain Ehrenberg, celui des « nouvelles pathologies » psychiques ordinaires dans les sociétés dites libérales : « dépression, stress post-traumatismes, troubles obsessionnels compulsifs (TOC), attaques de panique, addictions s’investissant dans les objets les plus divers (l’héroïne, l’ecstasy, le cannabis, l’al- cool, la nourriture, le jeu, le sexe, la consommation ou les médicaments psychotropes), anxiété généralisée (le fait d’être en permanence angoissé), impulsions suicidaires et violentes (particulièrement chez les adolescents et les jeunes adultes), attaques de panique, syndromes de fatigue chronique, “pathologies de l’exclusion”, souffrances “psychosociales”, conduites à risques, psychopathies, etc. » (Ehrenberg, 2004a : 133).

Le dénominateur commun à cette foule pathologique bigarrée est, précisément, le ré- investissement de la signification originelle de la pathologie : le pathos grec renvoie à la souf- france, à la passion, aux affects. Ces troubles de la subjectivité individuelle se recadrent dans toute leur socialité dès lors que l’on en reconnaît à la fois l’essence relationnelle — il n’est de pathologie psychique que dans la relation à l’Autre, dans son altération ou son absence — et la régularité statistique — ils nous concerneraient tous peu ou prou, et suivant des tempora- lités variables. Cette souffrance investirait tous les aspects de la vie sociale et trouverait des réponses dans une psychiatrie plus étoffée et chargée de contribuer à la restauration du droit au bien-être : la santé mentale. De sorte que « le centre de gravité du champ de la santé mentale se

déplace : ce n’est plus la psychose lourde, comme au temps de l’asile, mais le trouble et la souffrance d’individus ordinaires » (Munck, 2004).

De nouvelles formes d’individualisme et leurs valeurs intrinsèques ne sont pas étran- gères à la force d’imposition des concepts de souffrance psychique et de santé mentale dans nos sociétés contemporaines (Ehrenberg, 2004a). Ehrenberg en livre les analyses suivantes, éclairantes quant aux interrelations entre les troubles de la subjectivité individuelle et les modes d’inscription sociale :

« […] le couple souffrance psychique-santé mentale s’est imposé dans notre vocabulaire à mesure que les valeurs de propriété de soi et de choix de sa vie, d’accomplissement personnel (quasi-droit de l’homme) et d’initiative individuelle s’ancraient dans l’opi- nion. C’est l’idéal d’autonomie tel qu’il s’est traduit dans la vie quotidienne de chacun. Je considère ce couple comme l’expression publique des tensions d’un type d’individu auquel on demande certes toujours de la discipline et de l’obéissance, mais surtout de l’autonomie, de la capacité à agir par lui-même. S’il est vrai que l’autonomie, “le fait d’agir de soi-même”, est une caractéristique générale de l’action humaine, sur un plan sociologique on pourrait dire que la norme sociale pousse à acquérir une discipline de l’autonomie […] L’élargissement des frontières de soi s’est accompagné de l’augmenta- tion parallèle de la responsabilité et de l’insécurité personnelle. » (ibid. : 134-135)

À ce titre, les évolutions sociales du dernier quart du vingtième siècle en France ne sont pas suffisamment distinctes de celles des Etats-Unis pour que les enseignements de Christopher Lasch (1932 – 1994) ne trouvent nulle résonance en notre propos. Lasch attirait notamment l’attention sur la généralisation, à l’échelle sociale, d’une « personnalité narcissique » (Lasch, 1981), confirmant elle-même les analyses de Robert Castel : l’idée qu’« une secousse culturelle est en train d’ébranler les sociétés occidentales, caractérisée par une inversion des rapports du psycho- logique et du social, et dont l’onde de choc est propagée par la diffusion sur tout le corps social des nouvelles technologies psychologiques » (Castel, 1981 : 192 ; Otero, 2003 : 24). Le prix du « retour de l’individu » serait le réinvestissement insidieux du débat entre individu et société, des mutations régies par l’impératif de performance et d’adaptation aux attentes sociales contemporaines : « conqué- rir son autonomie, se repérer dans l’existence, définir son identité sociale » (Ehrenberg, 1991). En bref, il s’agirait de l’avènement d’un nouvel individualisme qui « cesse de passer pour de l’égoïsme déguisé ou un bourgeois repli sur soi [et] redevient une légitime affirmation du désir d’autonomie et de singularité, de l’exigence de responsabilité, de la volonté de libre choix de sa vie privée et du goût pour l’initiative créatrice » (Laurent, 1987 : 502).

Si l’Organisation mondiale de la Santé décrit la santé mentale comme « un état de bien- être dans lequel la personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et fructueux, et contribuer à la vie de sa communauté » (Dissez, 2006), et que le Conseil de l’Europe la concevait, en 1999, comme ce qui « contribue d’une manière importante à la qualité de vie, à l’insertion sociale et à la pleine participation à la vie sociale et économique » (Coupechoux, 2006 : 322), l’on comprendra aisément que cette notion vague et plastique a en effet beaucoup à voir avec celle de l’accomplissement social. Cet accomplissement se décline à la fois comme une donnée « objective » — si tant est qu’une évaluation désincarnée de cette réussite puisse avoir un sens — et surtout comme quelque chose de beaucoup plus subjectif : son sentiment, le ressenti du sujet lui-même. Tout un chacun se voit désormais légitime à exprimer une souffrance psy- chique et/ou sociale, et celle-ci à être entendue, accueillie, accompagnée. Une telle extension des prérogatives en matière de santé publique présente néanmoins un revers dont la psychia- trie d’antan, celle des maladies mentales, paye le prix fort : « le psychotique appartient dorénavant, pour le sociologie, à la catégorie plus vaste des “citoyens en difficulté” qu’il faut soutenir » (Ehrenberg, 2004a), un changement de perspective qui « ouvre la porte à une approche du psychotique non plus en tant que malade, mais en tant que “souffrant psychique”, à l’égal de l’anxieux ou du déprimé, d’où la possibilité […] de le renvoyer dans les bras de l’assistance sociale comme les autres » (Coupechoux, 2006 : 330).

§ Autonomie, responsabilisation et consentement : souffrance psy-