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Evidence-Based Medicine (EBM) et administration de la preuve

Le prolongement théorique et pratique le plus significatif des neurosciences psychia- triques semble nous être offert par la médecine fondée sur les données probantes, ou « Evi- dence-Based Medicine » (EBM). Les praticiens francophones utilisent plus généralement cette expression dans sa version anglo-saxonne : la conception de la médecine qu’elle traduit est effectivement née aux États-Unis — terre natale du DSM, de l’opulente American Psychiatric Association (APA), des firmes pharmaceutiques les plus proactives. L’EBM se présente comme un mode de légitimation des pratiques thérapeutiques, au sein duquel surplombe le critère d’efficience, « c’est-à-dire l’efficacité des traitements rapportée à leur coût » (Guilé, 2005), et où « la décision diagnostique et thérapeutique repose sur une connaissance et un respect des données validées les plus récentes » (Lesage et al., 2001).

L’EBM repose sur un postulat a priori curieux, à savoir que l’on ne peut pas évaluer l’efficacité d’un traitement médicamenteux à la seule lumière de la réduction de la sympto- matologie du patient-consommateur de la(les) substance(s) en question, ni même de son res- senti : « la guérison ne prouve rien » (Nathan & Stengers, 2000). Claude Bernard (1813 – 1878) démystifie fort bien ce paradoxe, un paradoxe traduisant de facto toute la complexité de ce qui a valeur de preuve dans le domaine médical et thérapeutique :

« Un médecin qui essaye un traitement et qui guérit ses malades est porté à croire que la guérison est due à son traitement. Souvent des médecins se vantent d’avoir guéri tous leurs malades par un remède qu’ils ont employé. Mais la première chose qu’il faudrait leur demander, ce serait s’ils ont essayé de ne rien faire, c’est-à-dire de ne pas traiter d’autres malades ; car, autrement, comment savoir si c’est le remède ou la nature qui a guéri ? » (Bernard, 1984 [1865] : 272-273)

Ainsi Georges Canguilhem (1904 – 1995), fidèle à cette conception de l’efficacité, y décelait le terreau de la plus grande différence entre la figure du médecin et celle du guéris- seur : « le guérisseur est celui qui revendique la guérison comme preuve et comme légitimité de son action, alors que le médecin ne cesse pas d’être médecin et d’exercer la médecine même s’il ne guérit pas » (Canguilhem, 1978 ; Boussageon, 2011 : 34). Un autre élément, de taille, contribue à dévaloriser le facteur « guérison » dans l’évaluation d’efficacité d’un produit : il s’agit de l’effet placebo°. Cette ex- pression désigne les nouveaux facteurs psychologiques ou symboliques que l’on qualifie de « non-spécifiques » (Benedetti, 2008), c’est-à-dire les effets que la simple administration d’un traitement est susceptible d’induire, sans égards pour les propriétés chimiques et curatives de la substance. Comment donc parvenir à déterminer la puissance du principe actif d’un médi- cament dès lors qu’il est absorbé, tout en isolant l’effet placebo et ce que l’heureuse évolution

d’une pathologie ne doit qu’à l’amélioration spontanée des symptômes que l’on cherche à combattre ? L’EBM, ses défenseurs et leurs outils prétendent pouvoir remédier à ce problème et concourir, par un tel biais, à la légitimation des pratiques médicales.

Le terme même d’« Evidence-Based Medicine » a été introduit en 1992, par un article fondateur du Journal de l’Association Américaine de Médecine (JAMA) : « Evidence-Based Medicine: A new approach to teaching the practice of medicine » (Guyatt et al., 1992). Il s’agit donc, avant tout, d’une nouvelle approche pédagogique, d’une méthode novatrice pour enseigner la médecine aux étudiants et aux praticiens.

Elle se fonde sur deux principes fondamentaux (Boussageon, 2011 : 38). Le premier est que les connaissances devront être hiérarchisées, « ramenant la primauté d’une part à la clinique, et donc à la médecine et aux médecins, et d’autre part aux études expérimentales les plus rigoureuses ». Le second consiste en l’introduction du concept de « niveau de preuve » pour mieux attester de la qualité méthodologique d’une étude. Mais bien entendu, les propriétés d’un médicament ne suffisent pas à indiquer le niveau de certification de son efficacité thérapeutique : ses effets n’émergent que par la rencontre avec les corps et les âmes dont il s’agit d’atténuer les maux.

L’étalon retenu par l’EBM est donc l’ECR°, ou « essai clinique randomisé », dans l’idéal en « double aveugle » et contre placebo. L’objectif est de parvenir à contrôler ledit effet placebo et à déterminer l’effet spécifique d’une thérapeutique. Des sujets volontaires, « ma- lades » ou non, participent à ces expérimentations en consommant les médicaments qui leur seront administrés : certains recevront la substance dont on cherche à évaluer le niveau d’ef- ficacité, d’autres un placebo, à savoir ici un artefact ressemblant en tous points au traitement testé mais qui ne contient aucun principe actif — « sugar pill ». La randomisation de l’essai signifie que « l’allocation du médicament actif ou du placebo est faite au hasard », et l’expression double- aveugle « traduit le fait que ni le patient ni son médecin ne savent quel est le résultat de ce tirage au sort » (Falissard, 2015 : 75). Dans cette configuration à première vue technique, l’effet placebo ne constitue plus le même point d’achoppement des études d’efficacité pharmacologiques. Un biais subsiste toutefois : les ECR ne permettent pas de juger de la supériorité d’une thérapeu- tique vis-à-vis de l’absence de traitement, sur les fameux « effets spontanés » de rémis- sion/guérison que nous avons évoqués à travers les propos de Claude Bernard.

Rémy Boussageon (2011 : 43) souligne, en deux points fondamentaux, le risque en- couru par une telle définition de la thérapeutique. Ces procédés auraient tendance à jeter le discrédit sur toute autre démarche thérapeutique dont on ne peut pas précisément évaluer l’efficacité — notamment avec des outils de mesure aussi « scientifiques » que l’ECR. In fine, plus une thérapie est complexe et incertaine, moins elle répond aux critères de l’Evidence- Based Medicine — et par extension, moins elle est « légitime » — : nous songeons plus par- ticulièrement ici à toutes celles qui ne recourent à aucune substance médicamenteuse, comme les psychothérapies. Les ECR sont, de surcroît, des dispositifs coûteux dont seule l’industrie pharmaceutique peut supporter les investissements nécessaires. Ils répondent à des question- nements qu’ils ne feraient que provoquer, et qui ne préoccupent pas toujours les médecins eux-mêmes, afin de promouvoir explicitement les seules thérapeutiques dont on peut « cor- rectement » évaluer l’efficacité : les médicaments. Le second point souligné par R. Boussageon est le suivant : en évinçant l’effet placebo de la thérapeutique, c’est-à-dire du domaine de « ce qui fonctionne » et « ce qui soigne », les psychopharmacologues semblent voir un biais dans ce que l’on peut tout autant concevoir comme un levier. Certains traitements médicamenteux peuvent en effet concilier une optimisation de l’effet placebo et une forte efficacité thérapeu- tique et globale.

L’EBM ne tiendrait donc pas compte des « effets non-spécifiques » d’un traitement, signifiant par-là que l’on se passerait bien, idéalement, de ces facteurs — les composantes symboliques et psychologiques d’une substance, la qualité de la relation médecin-patient… A l’opposé et du point de vue de nombreux praticiens, une thérapeutique pourrait se concevoir comme efficace dès lors que la symptomatologie du sujet pris en charge/accompagné dans sa trajectoire de soins est intimement vécue sur le mode de l’allègement. Dans un champ patho- logique aussi lié à la psychologie que la psychiatrie, l’effet placebo semble pouvoir constituer davantage qu’un point noir, mais bien un élément significatif du rétablissement, de la rémis- sion, de la guérison.

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Un objet culturel et social, une relation :