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Les substances thérapeutiques, leurs indications et contre-indications, constituent des sujets d’étude éminemment médicaux, scientifiques, et les travaux de recherche — y compris lorsqu’ils relèvent des sciences sociales — ont tendance à se focaliser davantage sur la maladie mentale elle-même et ses sujets. C’est pourquoi la menée à bien de cette seconde section, consacrée à la mise en lumière des pratiques et réalités vécues liées à l’expérience d’une médication psychotrope au long cours, s’est enquise de mobiliser d’autres outils. Ces derniers apparaissent comme complémentaires et plus spécifiquement socio-anthropologiques que ceux déployés pour rendre compte des conceptions contemporaines de la santé mentale en France, sous le prisme des traitements psychotropes. La recension et l’investigation de références bi- bliographiques — des ouvrages, des articles de revues scientifiques et de presse, des supports d’informations disponibles sur Internet… — nous ont certes permis d’appréhender ce que d’autres ont pu décrire des aspects éminemment sociaux et culturels de l’expérience psycho- trope, et ce au-delà même des champs de la sociologie et/ou de l’anthropologie. Mais cette méthode de restitution sera enrichie par un travail de terrain réalisé au cours de cette année universitaire. Ces deux cheminements ont été empruntés conjointement, suivant la volonté méthodologique d’allers-retours constants entre la quête et l’analyse de « matière grise », et la pratique dudit terrain d’enquête.

Ce terrain est avant tout constitué d’enquêtes réalisées, par le biais d’entretiens semi- directifs38, auprès de cinq adultes : deux femmes et trois hommes, âgés de 23 à 41 ans. Tous

partagent au moins deux points communs, au regard de leur trajectoire de vie et de santé :

38 Le guide qui m’a servi de trame, durant ces cinq entretiens, se trouve en Annexe 1 (pp. ). Les thématiques et

questions recensées n’ont pas toutes été évoquées avec chacun des enquêtés, ni dans l’ordre indiqué ; certaines relances consistaient en des questions tantôt ouvertes, tantôt fermées. Le contexte des entretiens, la tonalité des échanges, le fait que le discours de l’enquêté ait parfois devancé certaines de ces thématiques ou manifesté une forme de réticence, de gêne, de malaise, nécessitaient forcément une forme de souplesse de ma part à l’égard de ce guide, bien qu’il se soit avéré fort utile au « recadrage » des sujets abordés. Un dispositif de « questions-ré- ponses », de « questions à choix multiples » déguisé, n’aurait su convenir à la démarche envisagée. Bien que l’art et la manière d’évoquer de tels sujets — parfois très intimes — ne m’ait jamais été enseignée, il m’a semblé, au fil des entretiens, que le fait que les enquêtés aient une certaine expérience du « récit de soi » (durant des entretiens psychiatriques, psychologiques ou encore psychanalytiques) constituait une aide précieuse durant les échanges, comme le revers de mon incompétence « formelle »

celui d’avoir été hospitalisés, au moins une fois, au sein d’un service psychiatrique, et le fait de présenter des troubles psychiques devenus chroniques faisant ou ayant fait l’objet d’un traitement psychotrope. Cette sélection de sujets — et suivant ces deux caractéristiques prin- cipales — apparaît comme la plus adéquate à une perspective véritablement socio-anthropolo- gique. Elle se pose en-deçà de toute velléité d’évaluation de vertus thérapeutiques des traite- ments psychotropes dont, répétons-le, la médecine seule possède les outils, quand bien même les sciences sociales peuvent acquérir compétence à les déployer de façon pertinente.

Le vécu d’une affection psychique de longue durée contribuant à façonner le rapport à l’altérité et les modalités d’être au monde des sujets enquêtés, l’instauration et le maintien d’une forme de confiance de leur part et à notre égard a revêtu une importance majeure. La subjectivité et l’affect inhérent aux thématiques qu’il s’agissait d’aborder, tout autant que la singularité fonctionnelle et interactionnelle des sujets qui vivent et rendent compte de leur expérience de la souffrance psychique, supposaient nécessairement une délicate prudence, en accordant beaucoup d’attention à la personne autant qu’à la perception de l’interaction en cours. Une telle posture ne renvoyait nullement à la peur de l’hétéro-agression, mais à la crainte que cette précieuse confiance n’en vienne à s’étioler, que la parole se bride, et que celles et ceux qui avaient eu la générosité de se prêter au « don d’entretien » en tirent quelque affliction. Instaurer une confiance avérée et ratifiée, dans l’instant de l’entretien, permettait ainsi d’atténuer l’inévitable décalage entre le « faire » et le « dire sur le faire » (Lahire, 1998), et contribuait à dissiper la crainte éventuelle des enquêtés de se sentir jugés.

L’utilisation de l’expression précédente « don d’entretien » n’est pas bénigne. La ri- chesse des vécus et des émotions relatés et expérimentés lors des cinq entretiens tient effecti- vement beaucoup à la forme d’engagement relationnel développée par les sujets de l’enquête. Leur démarche participative et profondément réflexive, leur capacité et leur inclination à contribuer à la réalisation de ce travail, leur enthousiasme et leur application à s’exprimer le plus justement possible et en toute transparence39, ont constitué des conditions sine qua non à

la mobilisation des matériaux recueillis à leur contact. Leur engagement désintéressé s’est affirmé au cours des entretiens, mais également à leur suite. Aucun des enquêtés n’a d’ailleurs manqué de prendre des nouvelles de l’avancement de ce travail et de ses éventuelles difficul- tés, manifestant ainsi une bienveillance et des encouragements tout aussi inattendus qu’ils ne révélaient la qualité de nos échanges.

L’interindividualité de l’entretien est apparue comme le cadre le plus propice au par- tage du soi des enquêtés. Pour ne prendre qu’un exemple, la question du diagnostic, de l’éven- tuel nom de la pathologie affectant chacun des enquêtés, n’a méthodologiquement pas fait l’objet de la moindre question parmi celles recensées dans le guide. L’accueil de l’expérience vécue de traitements psychotropes n’est pas un rendez-vous médical, et formuler des questions à ce sujet aurait pris le risque d’attenter à la spécificité de notre démarche, ni médicale ni psychothérapeutique, mais bel et bien socio-anthropologique. Si certain(e)s ont pu évoquer ces questions, de leur propre chef, il ne nous revenait pas de les y inciter.

Les thématiques abordées lors des cinq entretiens n’ont pas été exemptes d’émotions « éprouvantes » et palpables, et pas seulement de la part des enquêtés. Mais loin de « biaiser » le travail d’enquête dans la démarche engagée, ces « malaises » ponctuels ont plutôt constitué des opportunités de confirmation d’une confiance partagée, et aussi de « recadrage » des échanges — lorsque le sujet évoqué s’avérait particulièrement sensible ou trop éloigné des thématiques recensées dans le guide d’entretien. Ces malaises nécessitaient toutefois d’être repérés, de faire l’objet d’une attention toute particulière, pour parvenir à dissiper toute im- pression — bilatérale — d’entretien « à marche forcée ». Les silences, les propos vécus sur le mode de l’embarras, nécessitaient d’être accueillis tels qu’ils s’imposaient, se présentaient. Les cinq rencontres ne semblent pas avoir eu les répercussions négatives initialement redoutées en termes d’affliction des sujets, ou du moins elles ne sont pas exprimées lors d’échanges téléphoniques ou écrits postérieurs à nos rencontres.