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Dès lors que le répertoire d’impératifs sociaux tend à s’universaliser, on assiste donc à un effacement des frontières entre le statut des sujets de pathologies mentales graves — celles dont la psychiatrie asilaire était autrefois exclusivement chargée — et celui d’un indi- vidu lambda, vulnérable par humanité, et susceptible de présenter une forme de pathologie psychique au cours de son existence. Il est désormais attendu des malades chroniques qu’ils s’inscrivent dans une dynamique d’autonomisation, à la fois dans leur parcours de soins et dans toutes les autres dimensions de la vie sociale : le travail, la famille, le logement etc. C’est pourquoi les psychiatres et les équipes soignantes ne suffisent plus à assurer l’intégralité des missions de santé mentale. Ils en viennent à coopérer avec des acteurs rattachés à des secteurs professionnels toujours plus diversifiés : les travailleurs sociaux, la médecine libérale, mais aussi le milieu associatif, les élus locaux et nationaux, la justice, la police.

L’enjeu de cette banalisation psychiatrique, « transform[ant] l’aliéné en être autonome, malgré sa déraison » (Ehrenberg, 2004a) et encourageant une forme d’autogestion des usagers, n’est

autre que « le maintien d’un minimum de cohésion sociale » (Roelandt & Desmons, 2002)30. On ne

peut manquer de discréditer l’illusion d’une autonomie complète et acquise relativement pour nombre de sujets porteurs de pathologies « lourdes » ; un tel impératif laisse également sug- gérer de graves répercussions sociales pour ces mêmes sujets, dont l’expérience de la maladie alourdit, inexorablement, le fardeau de la précarité. Ainsi la juriste Elyn R. Saks indiquait- elle en 2008 qu’en dépit des progrès réalisés en matière de recherche et de soins aux États- Unis, les plus rapports statistiques dont elle disposait étaient sans appel : « seul un schizophrène sur cinq peut espérer mener un jour une vie indépendante et avoir un emploi » (Saks, 2008).

La survalorisation de l’autonomie des sujets est finalement l’implication pratique la plus évidente d’un processus par lequel on reconnaît et promeut leur propre responsabilité — à l’égard de leurs comportements, de leur trajectoire sociale et de leur parcours de soins. C’est en prônant l’égale responsabilité de tous que l’autonomie des malades mentaux s’en trouve valorisée, rétablie, et l’universalité des principes humains les plus fondamentaux reconnus. La responsabilité des malades mentaux fait l’objet de nombreux débats politiques — à l’échelle institutionnelle et dans la société civile —, et plus particulièrement au sein de secteurs pro- fessionnels directement confrontés à cette question. Ces polémiques sont par ailleurs réguliè- rement remises au goût du jour dès lors qu’une personne « déséquilibrée » commet l’irrépa- rable en réalisant des actes nuisibles à la vie sociale et humaine, a fortiori lorsqu’il y a mort d’homme. Toujours est-il que les dispositifs de soins et d’accompagnement médico-social vi- sent, par un mode de gestion personnalisé et adapté aux troubles traités, à convertir les pa- tients mus en usagers en véritables acteurs de leur propre condition — dans les limites, tou- tefois, de ce que leur affection ne laisserait envisager. La psychiatrie n’a donc plus vocation à — seulement — enfermer, mais bien à soutenir un sujet souffrant, et ce jusqu’à la fin de l’accompagnement qui lui est proposé, dès lors qu’il satisfait les critères d’une autonomie retrouvée et d’un respect des conduites sociales escomptées.

La reconnaissance d’une dignité du malade mental relative à la « simple » condition d’homme s’est opérée sur le long terme, et revêt des implications théoriques et pratiques dont la problématique du consentement aux soins constitue une contribution significative. Le prin- cipe de consentement est une petite révolution, introduite par la « Nouvelle loi française sur l’internement »° de juin 1990 — un renouveau législatif dont l’antécédent le plus « récent »

30 Emile Durkheim (1858 - 1917), dans son célèbre Suicide (1897), soulignait déjà avec force à quel point des

situations individuelles douloureuses influaient sur l’équilibre du tout social, la discontinuité des liens sociaux induisant une perte de ressources sociales et un affaiblissement des normes et des rôles sociaux

remontait à la Deuxième République (!), ladite « Loi des Aliénés » de 1838. Si cette loi main- tient les hospitalisations sous contrainte et certains des principes du « vieux placement d’office à l’initiative de l’autorité administrative et policière » (Postel & Quétel, 2012 : 446), les dispositifs qui en émanent consacrent trois modes d’hospitalisation, dont chacun traduit le degré de liberté dont disposent les patients. Un internement ne signifie donc plus nécessairement une priva- tion de droits. Il s’agit, du plus restrictif au plus tolérant, de l’hospitalisation d’office (HO, sur décision préfectorale), de l’hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT), et de l’hospita- lisation libre (HL). Cette mesure législative devait inaugurer un système où l’hospitalisation libre serait la nouvelle norme statistique — les hospitalisations sous contrainte n’ont néan- moins cessé de se multiplier — et officialiser la reconnaissance du malade mental comme « une personne à part entière », un sujet dont le consentement aux soins affirmerait le plus ex- pressément l’autonomie (Ehrenberg, 2004a : 145).

Mais si le dessein sous-jacent à ces mutations est la promotion d’une autogestion de la maladie, son accomplissement n’est pas des plus flagrants dans les cas d’affections psycho- tiques, dont le symptôme le plus parlant est précisément la dénégation du trouble. Un sujet affecté par une psychose se trouve donc indirectement enserré dans une double contrainte, et lésé par les avancées du consentement aux soins : « s’il accepte les soins, il sera considéré comme autonome (même s’il le fait sans comprendre) », et « s’il les refuse, il sera de nouveau rejeté dans la catégorie des insensés, et qui plus est responsable de l’échec de l’alliance thérapeutique entre lui et son soignant » (Cou- pechoux, 2006 : 331). Pour autant, les compétences de chacun — professionnels, usagers, pro- fanes —, valorisées et redistribuées, se nourrissent les unes les autres suivant un principe d’enrichissement réciproque, si bien que « le patient autonome devant faire l’objet d’une prise en charge globale est aussi un patient compétent », dans une alliance thérapeutique qui consiste à « transférer les compétences médicales du médecin vers le patient » (Ehrenberg, 2004a : 146).

La maladie mentale et l’affection psychique n’apparaissent plus, dans ce cadre d’échange, comme un problème de santé — du moins pas seulement — mais comme ce qui peut contrarier les différentes modalités par lesquelles une intégration sociale satisfaisante s’échafauderait, d’un point de vue subjectif également extérieur. La pathologie est dès lors pensée sous l’angle du handicap31 et de la chronicité, d’où une certaine « fragilisation de la dis-

31 Le concept de handicap psychique° a été introduit dans la législation française par la loi sur le handicap de 2005,

et suivant une définition élaborée par l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (UNAFAM) : « Le handicap psychique est caractérisé par un déficit relationnel, des difficultés de concentration, une grande variabilité dans la possibilité d’utilisation des capacités alors que la personne garde des facultés intellectuelles normales » (cf. http://www.unafam.org/-Le-handicap-psychique-.html)

tinction entre curatif et palliatif » et la reconnaissance d’un couplage du soin et de l’accompagne- ment (ibid. : 148). Si bien qu’à l’instar du consentement, « le handicap est à la fois l’expression d’un rapport au temps appréhendé sur une durée longue et d’un rapport au patient considéré comme un tout — et pas seulement comme un malade » (ibid.), où le rapport santé-maladie se redéfinit par son ambition socialisatrice et se distancie d’une conception thérapeutique autotélique, réductible à elle- même.

Les associations de patients, toujours plus nombreuses et médiatisées, témoignent avec force de la manière dont leurs membres se sont réapproprié le principe d’autonomie, désor- mais inhérent aux dispositifs d’accompagnement de pathologies chroniques. Leur mention, au sein de ce travail de recherche, s’explique non seulement par l’actualité de leur médiati- sation, mais surtout parce que la question des médicaments psychotropes — leur recours crois- sant au sein des institutions de soins et l’expérience singulière des sujets qui en reçoivent la prescription — y est particulièrement présente, et fait parfois l’objet de revendications et de luttes.

Ces associations résultent in fine d’une déconstruction des frontières socialement éta- blies entre profanes et experts — médecins, chercheurs, scientifiques —, et œuvrent à dénon- cer les limites des problématiques de dépendance entre ces deux sphères parfois antagoniques. Trois traits majeurs semblent caractériser ces collectifs dans le champ globalisé de la santé française :

• leur nombre et leur diversification croissante : douze mille associations de patients et de familles de patients — tous « groupes pathologiques » confondus — conquièrent ainsi leur visibilité sur la scène publique, et avec succès ;

• ces collectifs sont dirigés ou représentés par des patients et/ou leurs proches et leurs fa- milles, ce qui ne manque pas de renforcer leur rôle d’acteurs contestataires du monopole médical dans la gestion de la maladie et de la santé — ce dont l’histoire de la psychiatrie nous apprend que cette réappropriation sociale relève d’une victoire ;

• enfin, leur développement s’actualise conjointement à celui d’autres associations — fémi- nistes, pacifistes, anti-nucléaires… — pour lesquelles l’objet de la lutte n’est pas une nou- velle répartition des richesses, mais la construction et la défense d’une identité et d’intérêts communs.

Alain Touraine (1980), théoricien de l’actionnalisme32, nous inviterait sans doute à

incorporer ces associations de patients à l’agglomérat desdits « nouveaux mouvements so- ciaux » (NMS) : des mouvements se désolidarisant de la traditionnelle lutte des classes et œuvrant à asseoir leur identité par contestation de l’ordre établi.

Gérard Massé (2006), décrivant le cadre d’une « réhabilitation psychosociale à la française », conçoit l’inclusion des familles et des proches des patients comme la force majeure de ces associations. Le vécu de la maladie et de sa prise en charge conditionne les trajectoires de vie, elles-mêmes mises à l’épreuve de la souffrance et de la déstabilisation. C’est pourquoi les sujets de pathologies mentales chroniques requièrent un soutien de qualité, susceptible d’adoucir les épreuves rencontrées au cours de leur expérience sociale et intime. Les proches familiaux constituent donc, « dans le champ de la réadaptation médicale, un interlocuteur central et indis- pensable dont l’implication est déterminante au cours de toutes les phases de l’évolution » (ibid. : 293), et la réadaptation médicale une expérience qui « s’inscrit dans une réflexion beaucoup plus large au sein des débats concernant l’organisation démocratique de notre société » (Ville & Ravaud, 2003).

32 L’actionnalisme est un courant sociologique accordant une place centrale à l’action et aux mouvements sociaux,

et reconnaissant une capacité d’action aux membres de la société. Ces membres disposeraient d’une certaine marge de manœuvre vis-à-vis des normes et il n’y aurait pas, dans le mode de pensée tourainien, de déterminisme con- cernant les situations sociales, ce qui implique la révocation du concept d’« agents » (dont usaient notamment Pierre Bourdieu et ses héritiers) au profit de celui d’« acteurs »