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La méthode pour concrétiser les droits sociaux fondamentau

Chapitre Deux La protection concrétiste des droits sociaux fondamentau

Section 1 La méthode pour concrétiser les droits sociaux fondamentau

149. On aurait presque envie d’écrire la « méthode » ici avec son origine grecque (μέθοδος) : le chemin traversé. Elle montre que le travail de concrétisation est à la fois un processus et un guide. En droit, la méthode de concrétisation a reçu déjà ses honneurs grâce aux travaux importants du Pr Friedrich Müller, qui concernent d’ailleurs principalement les

droits fondamentaux (allemands en l’occurrence). En nous confrontant avec cette théorie (§ń), nous espérons pouvoir préciser notre propre approche qui met davantage l’accent sur l’établissement de la structure de l’effectivité des droits fondamentaux, résumé dans l’expression de « respect des droits fondamentaux » (§2).

§ń. L’héritage de la théorie de F. Müller : la concrétisation comme processus normatif

150. La théorie structurante du droit (strukturierende Rechtslehre) de Friedrich Müller, professeur à l’université de Heidelberg, « a eu en Allemagne et dans l’espace germanophone un important retentissement »396. La littérature francophone sur cette théorie n’est cependant

pas encore assez riche397. Nous présenterons donc d’abord de manière synthétique cette théorie

(A), avant de la reconsidérer au regard de notre étude (B).

A. La théorie structurante du droit

151. La théorie est dénommée « structurante » et non pas « structurelle » parce qu’elle vise à souligner l’aspect actif et dynamique du processus, au lieu d’une théorie figée398. C’est

d’ailleurs pourquoi M. Müller envisage sa théorie comme un « équipement élémentaire

396 JOUANJAN, Olivier, « Présentation du traducteur », in MÜLLER, Friedrich, Discours de la méthode juridique,

PUF, 1996, p. 1.

397 Grâce aux efforts du Pr O. Jouanjan, nous disposons notamment de la traduction précitée de la 5e édition de

l’œuvre majeure de F. Müller (l’édition allemande atteint désormais sa ńńe mouture et est co-écrite avec Ralph

CHRISTENSEN, Juristische Methodik, Band I, Grundlegung für die Arbeitsmethoden der Rechtspraxis, Berlin, Duncker & Humblot, 2013). En outre, il existe un recueil d’articles : JOUANJAN, Olivier, et Friedrich MÜLLER,

Avant dire droit, Laval, Presses de l’Université Laval, 2ŃŃ7 ; et des présentations succinctes, v. notamment LEBEN, Charles, « L'argumentation des juristes et ses contraintes chez Perelman et les auteurs du courant rhétorico-herméneutique », Droits, 2/2011 (n° 54), p. 49-80 ; SAMSON, Mélanie, « La théorie structurante du droit : plaidoyer pour une redéfinition de l'agir juridique », Lex Electronica (Université de Montréal), 2009, n°14, pp. 1-19, disponible à http://www.lex-electronica.org/docs/articles_234.pdf. En anglais, on peut consulter surtout MÜLLER, Friedrich, « Basic Questions of Constitutional Concretisation », Stellenbosch Law Review, 1999, p. 269.

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nécessaire aux diverses modalités du travail juridique » (Grundausstattung des

Instrumentariums juristischer Arbeitsweise)399, au sein duquel le travail du juriste est mis en

valeur400. Bien que très centrée sur l’aspect « pratique » de l’activité juridique401, nous pensons

pouvoir présenter la théorie en fonction successivement de son aspect statique (1) qui a trait à la théorie de la connaissance juridique, et de son aspect dynamique (2) qui est la concrétisation à proprement parler.

ń. L’aspect statique de la théorie structurante : « les mots et les choses »

152. Pour arriver à décrire et à expliquer le travail juridique, F. Müller doit d’abord poser les éléments de la connaissance juridique, dont deux fondamentaux : la norme et les faits. 153. Concernant les normes, on retrouve une caractéristique que nous avons déjà évoquée au premier chapitre : F. Müller fait également la distinction entre norme et texte de norme (ou énoncé de norme, Normtext). Selon lui, « le texte de norme est un énoncé linguistique, un texte dans l’élément du langage comme tout autre texte de nature non- normative »402. Par conséquent, la normativité ne provient pas du texte lui-même. Il y a toutefois

une différence majeure entre Müller et les théoriciens précédemment mentionnés (Hohfeld, Jellinek, ou Alexy) : il ne considère pas que la raison de cette différence réside dans l’ambiguïté du langage. Par conséquent, ce n’est pas en clarifiant l’usage des termes (comme chez Hohfeld) ou en précisant les différents types de statut (comme chez Jellinek) que l’on obtiendra la vraie norme. Pour Müller, l’analyse linguistique est insuffisante en soi. Il prend l’exemple du droit coutumier et considère que ce droit, dont la normativité n’est pas mise en cause, ne repose sur aucun texte403.

399 MÜLLER, Friedrich, et Ralph CHRISTENSEN, Juristische Methodik, Band I, op. cit., p. 8 (préface de la 10e

édition) ; et p. 34. Dans la suite de notre étude, quand il n’y a pas de différence majeure, nous utiliserons de préférence la traduction française de la 5e édition. Par exemple, pour cette citation, v. MÜLLER, Friedrich,

Discours de la méthode juridique, PUF, 1996, p. 36.

400 Ibid., p. 227 : « Pour la théorie structurante du droit, ce ne sont pas les normes ni leurs textes, ce ne sont pas

davantage les instructions méthodologiques qui résolvent une question de droit. Ce sont les juristes, en tant qu’ils agissent, qui suivant le fil directeur des textes de normes et les limites qu’ils imposent dans un État de droit, décident, justifient, communiquent et, le cas échéant, engagent l’exécution concrète de la norme-décision. » V. aussi, p. 294.

401 L’auteur réclame d’ailleurs clairement l’ancrage de cette théorie dans la jurisprudence de la Cour

constitutionnelle fédérale allemande, v. Ibid., p. 52.

402 Ibid., p. 168. 403 Ibid., p. 170.

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Une autre considération vient de la théorie communicationnelle : une théorie qui reprend toujours l’idée de l’enfermement d’un sens par un texte ignorerait la spécificité du texte juridique. Car le législateur (l’émetteur du sens) est obligé d’éviter une détermination totale du texte de norme, pour qu’il soit applicable à des cas ultérieurs404. La critique de la théorie

traditionnelle de norme s’accompagne donc de la critique du langage réalisé à travers le

tournant pragmatique. Comme la nouvelle linguistique s’intéresse à l’action langagière et à son

usage pratique plutôt qu’à une entité fixe (comme la signification), la théorie de la norme juridique constate aussi l’écart entre les textes et les normes et ne présente plus les premiers comme une « grandeur fixe » que les outils linguistiques permettent d’interpréter405.

ń55. Une comparaison avec certaines théories positivistes de l’interprétation nous permettra de voir plus clairement la particularité de la théorie de Müller. Dans la Théorie pure

du droit, Kelsen décrivait aussi l’interprétation406 comme un « processus d’application du droit

dans sa progression d’un degré supérieur à un degré inférieur »407. Simplement, la nature de ce

processus est analysée en termes d’acte de connaissance ou d’acte de volonté. Lorsque l’indétermination sémantique d’un texte juridique est incontestable, l’acte de connaissance permet de présenter les différents choix possibles408 et l’acte de volonté créera du droit en

effectuant un choix409. Le texte juridique et le résultat de l’interprétation étant tous les deux des

« normes » chez Kelsen (la différence est dans la place hiérarchique de chacune), il n’y a pas de place pour un travail en dehors des données textuelles. Au-delà de ces dernières, il n’y a que la discrétion de l’interprète authentique.

156. La variante réaliste défendue par le Pr Michel Troper ne fait qu’accentuer la place

de la discrétion. En effet, critiquant Kelsen qui fait d’une « norme » l’objet d’interprétation, le Pr Troper souligne la différence entre un énoncé qui est à interpréter et une norme qui est la

signification d’un acte de volonté : « Si interpréter c’est déterminer la signification de quelque chose, la norme ne peut être objet d’interprétation. »410 La norme n’est donc pas créée

conformément à une norme supérieure, mais devient le résultat de l’interprétation d’un énoncé.

404 Ibid., p. 179. 405 Ibid., p. 181.

406 Pour une présentation plus moderne, v. PFERSMANN, Otto, « La production des normes : production

normative et hiérarchie des normes », in TROPER, Michel, et Dominique CHAGNOLLAUD (dir.), Traité

international de droit constitutionnel (Tome 2. Distribution des pouvoirs), Dalloz, 2012, pp. 483-528.

407KELSEN, Hans, Théorie pure du droit, 2e éd. traduite par Charles Eisenmann, LGDJ-Bruylant, 1999, p. 335. 408Ibid., pp. 337-338.

409Ibid., p. 340. 410

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Par conséquent, l’organe d’application du droit crée et fonde le droit par son autorité qui « est toujours un simple fait »411. Nous retrouvons donc le recours au critère sociologique dans la

fondation positiviste du droit telle que nous l’avons examiné dans le chapitre introductif412.

Surtout, l’application du droit comporte désormais le potentiel de devenir un décisionnisme, si cette autorité ne fait attention qu’à sa propre volonté. C’est sans doute pourquoi F. Müller lui- même a insisté sur sa différence avec les théories positivistes de l’interprétation413. Dans la

perspective de Müller, s’il y a bien une « non-identité » (Nichtidentität) entre texte de norme (ou énoncé) et norme, ce n’est pas un acte de volonté seul qui est entre les deux. Qu’est-ce qui les sépare alors ?

157. C’est là où l’on trouve la place des faits ou de la réalité sociale. F. Müller remarque d’abord leur emploi fréquent dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, où la « nature des choses » est souvent considérée comme devant être prise en compte par la législation414. Les droits fondamentaux, quant à eux, « se révèlent être, dans la

pratique, des prescriptions particulièrement fortement déterminés par les aspects factuels »415.

La conformité de la réclusion criminelle à perpétuité avec la dignité humaine n’est déterminable qu’au regard d’un ensemble de « données réelles ». Du point de vue théorique, Müller voit dans ces données l’aspect socio-politique de la norme qui fait défaut à la compréhension uniquement linguistique d’un texte416. Il va jusqu’à écrire qu’ « [u]ne norme juridique ne dépend pas, dans

son obligatoriété, de la compréhension, de l’approbation ou de la connaissance qui émanerait de la part de ses destinataires directs. Elle se détermine, dans sa normativité, par la possibilité de pouvoir être factuellement mise en œuvre »417. On aura l’occasion de revenir sur cet aspect

quelque peu radical de la théorie de Müller qui fait une place très grande aux données réelles. Il nous semble que l’interprétation linguistique (la théorie traditionnelle) et la prise en compte de la réalité (la proposition de Müller) devraient constituer davantage des méthodes complémentaires de concrétisation418. Lorsque par une analyse textuelle nous arrivons déjà à

déterminer une grande partie de la norme à appliquer, les éléments factuels tiendront alors une

411

Ibid., p. 94.

412

V. supra, n° 21 et s.

413 Sur ce point, il faudrait consulter plutôt l’édition allemande, MÜLLER, Friedrich, et Ralph CHRISTENSEN,

Juristische Methodik, op. cit., p. 201 et s.

414 MÜLLER, Friedrich, Discours de la méthode juridique, op. cit., p. 61 et s. 415 Ibid., p. 66.

416 Ibid., p. 169. 417 Ibid., p. 170.

418 Une critique similaire a déjà été formulée par l’éminent et controversé civiliste Karl LARENZ, v. LARENZ,

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place moins grande. La concrétisation se divise alors en une concrétisation programmatique et une concrétisation circonstancielle, cette distinction étant elle-même une analyse concrète en fonction de la norme en cause. Remarquons aussi que Müller lui-même ne considère pas les données réelles comme normatives (ni les textes)419. Mais « le texte de norme et la réalité

sociale sont structurellement liés entre eux dans la norme juridique. »420 Il n’y a que le travail

qui peut les réunir et les rendre ensemble normatifs : c’est alors la construction dynamique de la norme.

2. L’aspect dynamique de la théorie structurante : une théorie constructiviste

158. Deux types de résultats normatifs peuvent être obtenus par ce travail : « la norme juridique [Rechtsnorm], en tant que résultat intermédiaire formulé en termes généraux ; la norme-décision [Entscheidungsnorm], en tant que détermination obligatoire du cas individuel »421. Mais comment procéder à ce travail ?

Selon Müller, un processus peut-être mis en place, et c’est lui que l’on doit nommer la « normativité »422. Voyons donc de plus près son déroulement décrit par Müller : « Le

travailleur du droit part des circonstances de l’espèce, telles qu’elles se présentent ou qu’il les

a imaginées, et sélectionne à l’aide de ses caractéristiques les hypothèses de textes de normes qu’il considère convenir au sein de la masse des textes du "droit en vigueur" (…). Il en vient ensuite aux champs factuels des normes juridiques supposées appropriées à travers le choix des hypothèses textuelles. Puis, pour des raisons d’économies de travail, il réunit ces champs factuels aux champs d’espèce avant d’élaborer le programme normatif par le moyen de

l’interprétation des données linguistiques. À l’aide de ce programme, il sélectionne au sein du champ d’espèce ou du champ factuel, la portion des faits qui sont normativement efficients, le

champ normatif. Dans la dernière partie de ce travail, il individualise la norme juridique ainsi

établie en une norme-décision. »423 Condensés dans ce passage, les procédés et concepts

nécessaires à la concrétisation sont étudiés tout au long de l’ouvrage de Müller. Pour expliquer davantage ce processus, on peut dire que c’est toujours un « va-et-vient » continu entre le texte et les faits. Mais l’interprétation traditionnelle a uniquement la fonction d’élaborer le

419 V. plus de détails dans MÜLLER, Friedrich, et Ralph CHRISTENSEN, Juristische Methodik, op. cit., p. 105. 420 MÜLLER, Friedrich, Discours de la méthode juridique, op. cit., p. 46 : « Aucune des données de départ du

travail juridique (texte de norme, circonstances de l’espèce) n’est normative. » V. aussi, p. 190.

421 Ibid., p. 46.

422 Ibid., p. 187 : « la normativité (…) n’est pas une propriété des textes. (…) elle est un processus structuré. » 423 Ibid., p. 226.

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« programme normatif »424 qui veut dire l’ensemble des données linguistiques pertinentes et

travaillées afin d’éclairer les faits. Le champ normatif, quant à lui, est tiré du champ factuel et veut dire les faits pertinents au regard du texte de norme. Le champ normatif reste donc factuel et consiste en une sélection des faits aussi. Ces faits ne sont pas pertinents au regard du texte de norme, mais en fonction du « programme normatif »425. Ce « va-et-vient » entre texte et faits

peut donc être décrit de la manière suivante : 1) à partir des faits, choisir des textes pertinents ; 2) élaboration du programme normatif à partir des textes choisis ; 3) à partir du programme normatif, choisir les faits pertinents qui constituent le champ normatif ; 4) élaboration de la norme ou norme-décision avec le programme et le champ normatifs426. On voit donc clairement

que « [la méthode structurante] place au même rang les éléments du programme normatif et ceux du champ normatif. »427 C’est donc un refus méthodologique et épistémologique du

positivisme juridique à la kelsénienne qui oppose l’être et le devoir-être428.

159. Avec la clarification de ce processus dynamique, la méthodologie de la concrétisation n’est cependant pas encore complète. Il convient de s’intéresser aux « éléments » de ce processus que Müller classe en cinq catégories : les règles d’interprétation (à la fois traditionnelles et nouvelles) ; les éléments empiriques (comme la prise en compte d’autres sciences sociales, non pas comme des « sciences auxiliaires », mais comme des « synthèses partielles ») ; les éléments dogmatiques (la jurisprudence et la doctrine pertinentes) ; les éléments théoriques (la précompréhension déterminant l’horizon de l’interprétation) ; et les éléments de politique (dont l’utilisation est cependant clairement limitée dans des buts « de comparaison, de délimitation et de clarification »429). Compte tenu du cadre de notre étude, il

est impossible de les présenter davantage ici. Ce serait d’ailleurs plus utile de les développer au regard du droit de l’UE. Pour ne prendre qu’un exemple, dans la première catégorie (les règles d’interprétation), Müller discute aussi des « canons » classiques d’interprétation. Nous aurons

424 Ibid., p. 190 : « Ce n’est qu’à partir du travail (Bearbeitung) fait sur le texte de norme, et plus encore : : à partir

du traitement (Verarbeitung) de l’ensemble des données linguistiques que le travailleur du droit (Rechtsarbeiter) extrait le programme normatif, ce que l’interprétation traditionnelle entend par "commandement juridique". »

425 Ibid., p. 195 et s.

426 V. le schéma plus complexe proposé par Lothar H. Fohmann reproduit dans Ibid., p. 228. 427 Ibid., p. 234.

428 V. les explications de Müller lui-même dans la section intitulée « être et devoir-être », Ibid., pp. 105-108. Nous

n’entrons plus dans les détails de cette discussion, car cela nous éloignerait beaucoup de l’aspect méthodologique pour entrer dans la dimension épistémologique. Remarquons déjà que la critique de Müller du positivisme normativiste est globale. Ce n’est pas seulement l’opposition entre Sein et Sollen qui est mise en cause, mais aussi la compréhension même de la normativité. De son point de vue, il critique à juste titre la confusion entre « texte de norme » et « norme » chez Kelsen et montre la conséquence de cette confusion : l’identité entre « validité » et « signification ». (Sur cette question, v. Juristische Methodik, op. cit., 2013, p. 201 et s.)

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aussi l’occasion d’étudier de plus près l’activité du juge de l’UE430. À présent, il convient de

s’intéresser à son adaptation au droit de l’UE en général. B. La « concrétisation » vue à travers le droit de l’UE

160. S’il n’est pas douteux que le droit de l’UE pratique sans cesse la « concrétisation » en matière de droits sociaux fondamentaux (1), nous devons encore circonscrire le rôle des faits par rapport à la théorie de F. Müller (2).

1. Une concrétisation principalement « programmatique »

161. Pour entamer son analyse de la « concrétisation » en droit constitutionnel allemand, F. Müller s’appuie sur l’emploi de l’expression de « nature des choses » par la Cour constitutionnelle fédérale431. En droit de l’UE, si les faits sont loin d’être négligés, ils ne nous

paraissent pourtant pas comme le centre du travail de concrétisation. La caractéristique principale du droit de l’UE est la pluralité de niveaux en matière de sources juridiques. Du droit primaire au droit national qui met en œuvre le droit de l’UE, en passant par le droit dérivé, on voit une série de normes qui deviennent de plus en plus concrètes et précises. Nous voyons par exemple la Cour de justice présenter une directive comme la concrétisation d’un principe général432, ou encore les dispositions nationales comme la concrétisation d’une directive433. Des

avocats généraux adhèrent aussi à une telle acception du terme434. Le travail de la Cour de

Luxembourg est un autre exemple typique. Étant donné la compétence de la Cour435, une grande

partie de son travail (à savoir le traitement des renvois préjudiciels) consiste à « concrétiser » sur le plan normatif le droit de l’UE.

Une telle configuration fait que la « concrétisation » en droit de l’UE est plutôt proche de l’élaboration du « programme normatif » au sens de Müller. Un autre facteur qui contribue

430 V. infra, n° 504 et s. 431 Ibid., p. 61.

432 CJUE, 6 septembre 2016, Petruhhin, C-185/12, §43. Il s’agit d’une affaire d’extradition.

433 CJCE, 6 avril 2006, Commission c. Autriche, C-428/04, §84. Il s’agit de la transposition de la directive 89/391

concernant l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail.

434 V. les conclusions de l’avocat général Cruz Villalón dans l’affaire Prigge (C-447/09) présentées le 19 mai

2011, §24 (sur le principe général de non-discrimination fondée sur l’âge) ; les conclusions de l’avocat général Trstenjak dans l’affaire Dominguez (C-282/10) présentées le 8 septembre 2011, §144 et s. (droit à des congés annuels payés.)

435 Notamment lorsqu’elle est saisie par un renvoi préjudiciel. Elle ne fait alors qu’interpréter les traités et le droit

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à une telle tendance est la doctrine de l’effet utile. De manière schématique436, l’exigence d’effet

utile impose une obligation aux États membres de respecter dans la mesure du possible ou par tout moyen le droit de l’UE. L’évaluation du « possible » est cependant soumise à la précision du droit de l’UE. La Cour de justice s’emploie alors régulièrement à clarifier la structure d’une norme pour que les obligations étatiques soient claires. On peut prendre l’exemple de l’égalité de rémunérations entre hommes et femmes, qui, d’après l’article 119 du Traité de Rome, était seulement réservée aux travailleurs effectuant le « même travail ». La Cour de justice, en se référant à la Convention n°ńŃŃ de l’OIT, étendit son champ d’application au travail « de valeur égale »437.

162. Bref, nous voyons donc deux directions de la concrétisation en droit de l’UE : d’abord, le développement par les législateurs et le juge de la structure d’une norme ; ensuite, la recherche de la meilleure effectivité optimale d’une norme. L’examen de la structure contribue à renforcer cette effectivité ; en même temps, la recherche de l’effectivité pousse le juge à préciser la structure d’une norme. Partant de ce constat, deux remarques s’imposent :

En premier lieu, la recherche de la meilleure effectivité peut correspondre à l’obtention du meilleur résultat qui est une caractéristique des principes, et en particulier des droits fondamentaux, comme nous l’avons évoqué dans le premier chapitre. La « concrétisation » est donc d’autant plus importante en matière de droits fondamentaux qu’ils présentent un caractère « principiel ». Une telle « concrétisation » n’est pas encore conditionnée par les faits, mais reste au niveau de « programme normatif » : lorsque nous étudions la concrétisation du droit à des congés annuels payés (art. 31, §2 de la Charte), il faut d’une part identifier sa propre structure

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