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L’application des droits sociaux fondamentau

52. Après une longue période de protection prétorienne des droits sociaux fondamentaux, l’application de ces derniers est régie actuellement par les dispositions horizontales de la Charte des droits fondamentaux de l’UE163. En particulier, l’article 5ń prévoit

que les institutions de l’UE et les Etats membres, dans la « mise en œuvre » du Droit de l’UE, « respectent les droits, observent les principes et en promeuvent l’application (…) ». Une conception dualiste des droits fondamentaux est patente : il y a les droits et les principes. A force de considérer les droits sociaux comme des principes, on reviendrait à nier l’indivisibilité des droits fondamentaux qui résulte de la démarche fondationnelle. Un certain déséquilibre ou asymétrie axiologique reste donc dans les soubassements invisibles de l’UE et se manifeste dans les crises actuelles (§ń). Pour répondre aux exigences fondatrices de l’UE, une analyse méthodique rigoureuse devrait être élaborée (§2).

160 LEVINET, Michel, Théorie générale des droits et libertés, Bruylant, 2012, 4e éd., p. 37. 161 ROUSSEAU, Dominique, Radicaliser la démocratie, Paris, Seuil, 2015, p. 73.

162 KELSEN, Hans, La démocratie. Sa nature, sa valeur, traduit par Charles Eisenmann, avec une préface de

Philippe Raynaud, Dalloz, 2ŃŃ4 (reproduction de l’édition de 1932 chez Sirey), spéc., le chapitre 6.

48 §ń. L’asymétrie persistante

53. De manière générale, le développement de la dimension sociale de l’UE se présente comme un rattrapage vis-à-vis du projet économique (A). Les droits sociaux pâtissent de cette insuffisance historique et se soumettent devant une Europe à visage antisocial (B).

A. La lente marche de l’Europe sociale

54. Sans aucun doute, « [l]a construction du droit du travail de l’Union n’a pas pu prendre appui sur des références aux droits sociaux fondamentaux qui auraient été inscrites, dès l’origine, dans la "Charte constitutionnelle" »164. Pourtant, les travaux préparant la création de

la Communauté économique européenne (CEE), en particulier le fameux « rapport Spaak » 165

de ń956, n’ignoraient pas la dimension sociale de la future organisation supranationale. Néanmoins, ils considéraient que la coopération économique entraînerait naturellement une égalisation dans le progrès social166. C’est pourquoi outre quelques dispositions sur la libre

circulation des travailleurs et l’égalité de traitement entre hommes et femmes au travail destinées à « protéger l’industrie française », la dimension sociale était simplement mentionnée au préambule167 et à l’article ńń7 du Traité de Rome168.

55. A partir de cette base, nous pouvons distinguer trois grandes périodes169 qui vont se

suivre :

164 ROBIN-OLIVIER, Sophie, Manuel de droit européen du travail, Bruylant, 2016, p. 8.

165 Paul-Henri Spaak, ex- ministre des Affaires étrangères belge, était à l’époque le président du Comité

intergouvernemental qui étudiait les possibilités d’un marché commun général. V. DUMOULIN, Michel, Geneviève DUCHENNE et Vincent DUJARDIN (dir.), Rey, Snoy, Spaak, fondateurs belges de l'Europe, Bruylant, 2007, spéc., SMETS, Paul-F., « Paul-Henri Spaak 1957 : les joies du Capitole », pp. 79-111.

166 Pour une description sommaire de cet épisode, v. BARNARD, Catherine, EU Employment Law, OUP, 2012,

pp. 5-8. V. aussi, AST, Frédérique, Les droits sociaux fondamentaux dans l’Union européenne, thèse à l’Université

Paris II, sous la direction de Gérard Cohen-Jonathan, 2ŃŃ2. Le rapport Spaak s’appuya en effet sur un rapport précédent de l’Organisation internationale du travail (OIT) établie sous la direction de l’économiste Bertil Ohlin. Pour les circonstances historiques de l’adoption de ces rapports, v. OLIVI, Bino, et Alessandro GIACONE,

L’Europe difficile. La construction européenne, Paris, Gallimard, 2007, p. 44.

167 « [Les chefs des Etats membres sont décidés] à assurer par une action commune le progrès économique et social

de leurs pays en éliminant les barrières qui divisent l’Europe. »

168 « Les Etats membres conviennent de la nécessité de promouvoir l’amélioration des conditions de vie et de

travail de la main d’œuvre permettant leur égalisation dans le progrès. »

169 La périodisation est plus ou moins la même selon les auteurs. Pour une chronologie tripartite, v. RODIERE,

Pierre, Traité du droit social de l’UE, LGDJ, 2014, 2e éd., pp. 32-33 ; d’un point de vue plus sociologique,

BARBIER, Jean-Claude, La longue marche vers l’Europe sociale, PUF, 2008, avec une différence sur la dernière

période qui ne débute pas avec le traité d’Amsterdam (signé en ń997 et entré en vigueur en ń999), mais avec l’élargissement de l’UE vers l’Europe de l’est (2004) ; v. aussi une autre variante toujours en trois étapes qui fait commencer la deuxième période à partir des années 1970, TRIOMPHE, Claude-Emmanuel, « Quelles politiques européennes en matière de droit social ? », in ESCANDE VARNIOL, Marie-Cécile, Sylvaine LAULOM et Emmanuelle MAZUYER (dir.), Quel droit social dans une Europe en crise ?, Bruxelles, Larcier, 2012, pp. 21-29.

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ń) Du traité de Rome à l’Acte unique européen (ń986), « les premières avancées sociales communautaires s’inscrivent avant tout dans la logique économique et concurrentielle de l’intégration économique européenne »170. Au sein de cette période, on assista aussi dans les

années 1970171 à un tournant qui vit le législateur communautaire devenir plus actif en matière

sociale, adoptant des directives non seulement en matière de l’égalité entre les sexes, mais aussi en matière de santé et sécurité au travail, l’autre noyau dans le domaine de la législation sociale, sans oublier les licenciements collectifs. Néanmoins, la logique économique générale dominait encore. De plus, les autorités européennes devaient composer avec les compétences qui étaient, rappelons-nous, presque inexistantes en matière sociale.

2) Avec l’Acte unique européen, la CEE commença une période plus favorable à l’harmonisation en matière sociale, en raison d’un renforcement continu des compétences sociales de la Communauté172. Les compétences sociales de la Communauté européenne ont

été pour la première fois annexées au traité de Maastricht et finalement intégrées au traité d’Amsterdam qui réunit en un seul article toutes les compétences partagées en matière sociale173. Ce qui nous intéresse en particulier dans cette période, c’est l’apparition des droits

sociaux fondamentaux dans deux textes importants de la Communauté : tout d’abord, la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs qui fut adoptée sous l’impulsion de la Commission Delors en ń989 et ensuite, presque dix ans plus tard, dans le traité d’Amsterdam. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’ancien article ńń7 du traité de Rome, devenu l’article ń36 du traité CE (aujourd’hui l’article ń5ń du TFUE), prévoira que l’UE et les Etats membres sont « conscients des droits sociaux fondamentaux, tels que ceux énoncés dans la Charte sociale européenne (…) et dans la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux ». Cette dernière affirmation est pourtant une version faible du projet initial qui souhaitait placer un catalogue de droits sociaux dans l’article 6 du Traité sur l’Union européenne. La formule finale et la place de cette mention montrent sans ambiguïté que « les

170 GOETSCHY, Janine, « Construction de l’Europe sociale et droits sociaux », in RIDEAU, Joël (dir.), Les droits

fondamentaux dans l’Union européenne, Bruylant, 2009, pp. 175-195, spéc., p. 178.

171 BARNARD, Catherine, EU Employment Law, op. cit., p. 8 ; v. aussi « The Social Policy of the European

Communities », CML Rev. 1977, numéro spécial, pp. 373-520.

172 ROBIN-OLIVIER, Sophie, Manuel de droit européen du travail, op. cit., p. 12. GOETSCHY, Janine,

« Construction de l’Europe sociale et droits sociaux », op. cit., p. 183 : « Il s’agissait alors surtout (…) de légitimer par le social des avancées importantes sur le registre économique (…). Le politique se sert de la sphère sociale européenne (…) pour légitimer ses choix économiques (…) ».

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Etats membres n’étaient pas prêts (…) à s’engager dans la voie de la construction d’une Europe sociale »174 qui pourrait certainement affecter leurs propres compétences.

3) Cette brève période du développement social de l’UE s’est toutefois terminée avec l’entrée dans le nouveau millénaire. Paradoxalement, il a été adopté en 2000 la Charte des droits sociaux de l’UE (CDFUE) qui affirme l’indivisibilité des droits fondamentaux. Mais la nouvelle Europe, marquée en particulier par le passage à l’euro et un élargissement sans précédent vers l’Europe de l’est, est devenue sceptique, voire hostile à l’intervention législative en matière sociale175. Une « Europe antisociale »176 fait son apparition.

B. Le tournant de « l’Europe antisociale » ?

56. A vrai dire, la structure supranationale de l’UE n’est pas favorable à la protection des droits sociaux. Sans une méthode juridique solide, la protection de ces droits cèderait facilement devant les forces politiques et économiques que nous analysons brièvement ici.

57. Du point de vue politique, la souveraineté du peuple européen est difficile à trouver. Le Pr Jürgen Habermas tente depuis de nombreuses années de proposer une théorie duale de

souveraineté dans le cadre de l’UE177. Schématiquement, l’idée est que le sujet politique au sein

de l’UE, à la fois ressortissant d’un Etat membre et citoyen de l’UE, participe à la formation de deux peuples, l’un national et l’autre européen. C’est ainsi que la souveraineté dans l’UE est duale : la souveraineté nationale coexiste avec la souveraineté du peuple européen178. En termes

juridiques, cela signifie que les citoyens européens doivent pouvoir pleinement participer à la vie de l’UE, comme par exemple, à la modification des traités fondateurs de l’UE qui est un exercice normal de leur souveraineté. Cette question n’intéresse pas seulement la théorie

174 V. BERROD, Frédérique, « Commentaire de l’article ń36 », in CONSTANTINESCO, Vlad, Yves GAUTIER

et Denys SIMON (dir.), Traités d’Amsterdam et de Nice, Commentaire article par article, Paris, Economica, 2007,

p. 518.

175 DEAKIN, Simon, « The Lisbon Treaty, the Viking and Laval Judgments and Financial Crisis : In Search of

New Foundations for Europe’s ‘Social Market Economy’ », in BRUUN, Niklas, Klaus LÖRCHER et Isabelle SCHÖNMANN (éd.), The Lisbon Treaty and Social Europe, Oxford, Hart Publishing, 2012, pp. 19-43, spéc. p. 29 où l’auteur explique la nature « néoclassique » (c’est-à-dire la dénégation de la nécessité de toute régulation juridique ; autrement dit le néolibéralisme) de la constitution économique de l’Europe.

176 V. le titre évocateur dans DOCKES, Emmanuel, « L’Europe antisociale », RDT 2009, pp. 145-150.

177 V. entre autres HABERMAS, Jürgen, « Why the Development of the European Union into a Transnational

Democracy is Necessary and How it is Possible », E. L. J. 2015, pp. 546-557.

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politique, car la protection des droits fondamentaux des citoyens relève pleinement de cette question de « constitutionnalisation de l’Europe »179.

Face à ce projet ambitieux, le Pr Dieter Grimm se montre sceptique et considère que,

même avec le Traité de Lisbonne (plus spécifiquement en vertu de l’article 48 du TUE) qui prévoit les procédures de révision des traités, le rôle joué par les citoyens est extrêmement réduit180. Le pouvoir constituant reste presque exclusivement dans les mains des Etats membres

qui demeurent les « maîtres des traités »181 et qui peuvent également bloquer le progrès de la

construction européenne182.

58. En matière sociale et au-delà, un indice du renforcement de la logique interétatique est sans doute l’adoption de la Méthode ouverte de coordination (MOC) par le Traité d’Amsterdam. Conçue comme un outil flexible pour fixer des objectifs communs, elle est un instrument nécessaire à la transformation de la gouvernance et à la diversification des compétences de l’UE183. Aux yeux de certains acteurs, c’est aussi une chance pour l’Europe

179 Nous aurons l’occasion de revenir sur cette constitutionnalisation en lien avec les droits fondamentaux. Notons

pour l’instant, WEILER, Joseph H. H., The Constitution of Europe, CUP, 1999 ; HABERMAS, Jürgen, La

Constitution de l’Europe, traduit par Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2012 ; et un ouvrage qui se

concentre sur la question des droits fondamentaux comme source de normativité de la constitutionnalisation européenne : TERHECHTE, Jörg Philipp, Konstitutionalisierung und Normativität der

europäischen Grundrechte, Tübingen, Mohr Siebeck, 2011.

180 GRIMM, Dieter, Europa ja – aber welches? Zur Verfassung der europäischen Demokratie, Munich, C. H.

Beck, 2016, pp. 60-63. Une présentation en français est disponible à http://www.college-de-france.fr/site/alain- supiot/guestlecturer-2017-03-29-17h00.htm.

181 En effet, l’article 48 du TUE prévoit une procédure de révision ordinaire et deux procédures de révision

simplifiée. Une seule forme de révision simplifiée implique les parlements nationaux (v. §7) à travers lesquels les citoyens sont indirectement impliqués. On aura remarqué que cette participation indirecte ne correspond pas au peuple européen souverain tel que le Pr Habermas l’a décrit.

182 D’un point de vue historique, la protection des souverainetés des Etats membres est un héritage de la première

grande crise du projet européen : la crise de « la chaise vide ». En automne 1965, le Conseil mit sur son agenda l’éventuel passage de l’unanimité à la décision majoritaire pour faciliter la construction européenne. Cet événement provoqua l’opposition farouche du Général De Gaulle qui voulait précisément sauvegarder la souveraineté de la France. Par conséquent, il a rappelé unilatéralement toute la délégation française de Bruxelles et entama la politique de « chaise vide » six mois durant. Pour rassurer la France gaullienne qui sentait sa souveraineté menacée, un compromis fut trouvé en janvier 1966. Ce « compromis de Luxembourg », toujours en vigueur juridiquement, permet notamment à un Etat membre d’exiger une décision unanime lorsqu’il considère que ses intérêts essentiels sont en jeu. C’est donc la manifestation d’un choc entre deux sphères politiques irréductibles en Europe : la sphère externe que constituent tous les Etats souverains qui perpétuent une politique diplomatique intergouvernementale et la sphère interne que constitue l’administration de la CEE. V. MIDDELAAR, Luuk van, Le passage à l’Europe, traduit par Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot, Paris,

Gallimard, 2012, p. 99 et s. ; OLIVI, Bino, et Alessandro GIACONE, L’Europe difficile, op. cit., p. 85 et s.

183 Sur ces deux points, on peut consulter l’étude détaillée de De La ROSA, Stéphane, La méthode ouverte de

coordination dans le système juridique communautaire, Bruylant, 2007, spéc. p. 124 et s. (concernant la question

de gouvernance) et p. ń9Ń et s. (concernant la compétence de l’UE). On a souligné avant le Traité de Lisbonne que la MOC pouvait être utilisée dans une dizaine de domaines différents : SZYSZCZAK, Erika, « Experimental Governance: The Open Method of Coordination », E. L. J. 2006, n°4, pp. 486-502, spéc. p. 494, qui indique les domaines suivants: « Broad economic Policy guidelines, European employment strategy, Modernisation of social

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sociale184. Cependant, les défauts de cette méthode au plan politique sont aussi rapidement

remarqués. Dans une longue « missive », M. Vassilis Hateopoulos185 pointe du doigt douze

défauts qui sont principalement l’absence d’effet immédiatement perceptible dans les législations nationales, son fonctionnement officieux propice à des négociations d’intérêts étatiques au dépens des institutions de l’UE, et enfin l’incertitude concernant sa dimension juridique. Le Traité de Lisbonne aurait pu être une occasion d’introduire ces modifications. Or, nous constatons plutôt une promotion de la MOC dans son statu quo186.

59. Du point de vue économique, le Pr Fritz Scharpf rappelle187 une analyse de Hayek

en 1939 à propos des « conditions économiques d’un fédéralisme interétatique »188, d’après

laquelle l’intégration politique, venant en premier, donnerait un pouvoir fédéral qui rassemblerait toutes les compétences pour créer un marché commun. Cependant, les intérêts antagonistes des Etats membres devraient les conduire à refuser la création d’un Etat social fédéral, si bien que le gouvernement fédéral est aussi réduit que possible. L’UE, avec quelques différences mineures sur la succession entre intégrations politique et économique, semble avoir épousé inconsciemment la thèse de Hayek et la libéralisation qui peut être comprise comme une intégration négative est le résultat avéré du caractère peu politique de cette construction

protection, Social inclusion, Pensions Healthcare, Innovation and research and development Education, Information society, Environment, Immigration, Enterprise Policy and Tax ».

184 V. PREUNKERT, Jenny, Chancen für ein soziales Europa? Die Offene Methode der Koordinierung als neue

Regulierungsform, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften (VS), 2009. L’effort de promouvoir la MOC dans le domaine social se constate encore dans une communication de la Commission (COM (2008) 418 final, le 2 juillet 2ŃŃ8) qui n’hésite pas à qualifier la « MOC sociale » comme « l’un des instruments les plus importants à l’appui du développement social ».

185 « Why the Open Method of Coordination is Bad for You: A Letter to the EU », E. L. J. 2007, n°3, pp. 309-342. 186 En effet, pour la réalisation des objectifs sociaux visés à l’article ń5ń du TFUE, le nouvel article ń56 du TFUE

permet à la Commission de prendre « des initiatives en vue d’établir des orientations et des indicateurs, d’organiser l’échange des meilleures pratiques et de préparer les éléments nécessaires à la surveillance et à l’évaluation périodiques ». Si le même article a pris soin de préciser que « le Parlement européen est pleinement informé », il ne reste pas moins que la MOC est de nouveau étendue dans sa configuration actuelle, ce qui apparaît presque comme un aveu de faiblesse dans la capacité d’action commune en matière sociale. En même temps que le politique et le social stagnent, l’échange économique prend son envol.

187 SCHARPF, Fritz W., « The asymmetry of European integration, or why the EU cannot be a ‘social market

Economy’ », Socio-Ecconomic Review 2010, 8(2), pp. 211-250. On lui doit aussi la distinction entre intégrations négative et positive de l’UE, v. du même auteur, Gouverner l’Europe, traduit par Roland Dehousse et Yves Surel, Paris, Presses de SciencesPo, 2000.

188 HAYEK, Friedrich A., « The Economic Conditions of Interstate Federalism », repris dans Individualism and

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supranationale189. Comme l’écrit aussi le Pr Perry Anderson, « Europe has, to a striking extent,

become the theoretical proving-ground of contemporary liberalism »190.

Partageant le même étonnement devant la thèse de Hayek191, le Pr Wolfgang Streeck

souligne la longue transformation (« crise sans cesse ajournée ») des Etats souverains européens avant d’arriver à l’analyse de l’UE. Selon lui, les Etats européens basculent progressivement vers les « marchés autorégulés » à partir des années 1970192. Une nouvelle nécessité de

légitimation des Etats apparaît progressivement vis-à-vis du capital193 : « Le capital se révélant

en effet être un joueur et non un jouet »194. En même temps, pour ne pas perdre leur légitimité

démocratique, les gouvernements commencent à adopter des politiques pour « acheter du temps », dont notamment un endettement public important. Le peuple de marché (Marktvolk) entama ainsi sa lutte avec le peuple national (Staatsvolk) et le capital tente de plus en plus de s’évader du contrôle politique. Au niveau de l’UE, « [c]e qui prit alors forme, ce fut un modèle (…) de neutralisation de la volonté démocratique des Etats-nations par les marchés transfrontaliers et les libertés du marché » 195.

6Ń. Dans ces conditions, l’application des droits sociaux fondamentaux devrait résister à l’affaiblissement de l’Europe sociale. La récente déclaration de Rome des dirigeants de l’UE à l’occasion du soixantième anniversaire de l’UE va aussi dans ce sens196. Mais comment ? On

189 Plus concrètement, le Pr Scharpf considère qu’il y a deux asymétries structurelles respectivement entre les

pouvoirs législatif et judiciaire au niveau européen et la primauté du droit de l’UE sur les droits nationaux. La première favorise l’action des acteurs non politiques, en particulier celle de la Cour de justice, tandis que la seconde empêche la construction positive au niveau national, de l’autre. V. SCHARPF, Fritz W., « The asymmetry of European integration (…) », op. cit., p. 213 et p. 216. Nous ne sommes que partiellement d’accord avec cette analyse (en particulier, la Cour de justice n’a pas toujours été un acteur hostile aux droits sociaux). Nous espérons que notre thèse donnera un constat plus nuancé de ces deux déséquilibres. En attendant, remarquons que l’analyse du Pr Grimm (v. l’ouvrage précité Europa ja – aber welches?) va dans le même sens. Nous aurons l’occasion de

revenir sur la première asymétrie dans ce chapitre introductif, v. infra n° 53.

190ANDERSON, Perry, The New Old World, London, Verso, 2009, p. 133.

191 STREECK, Wolfgang, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris,

Gallimard, 2014, p. 142 et s.

192 Ibid., p. 24.

193 Pour une autre analyse de la crise à partir des capitaux, v. DEFRAIGNE, Jean-Christophe, « La mobilité

internationale des capitaux, les origines de la crise de 2008 et leur impact sur les modèles sociaux européens », in DEFRAIGNE, Jean-Christophe, Jean-Luc DE MEULEMEESTER, Denis DUEZ, et Yannick VANDERBORGHT (dir.), Les modèles sociaux en Europe : quel avenir face à la crise ?, Bruylant, 2013, pp. 1-55

194 STREECK, Wolfgang, Du temps acheté, op. cit., p. 44. 195 Ibid., pp. 150-151.

196 Le 25 mars 2017 à Rome, « (…) En ces temps de changement, et conscients des préoccupations de nos citoyens,

nous affirmons notre attachement au programme de Rome, et nous nous engageons à œuvrer à la réalisation des objectifs suivants : (...) 3. Une Europe sociale: une Union qui, en s'appuyant sur une croissance durable, favorise le progrès économique et social ainsi que la cohésion et la convergence, tout en veillant à l'intégrité du marché intérieur; une Union qui prenne en compte la diversité des systèmes nationaux et le rôle essentiel des partenaires

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