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Partie 2 : Les écritures circassiennes

2. Une écriture des arts du cirque au pluriel

2.7. Un métalangage

L'écriture circassienne se penche souvent sur elle-même, regarde d'où elle vient, moque ses travers. En effet la propension du cirque à l'auto-référentialité passe bien souvent par une écriture de la parodie et de la dérision. Dans le cirque contemporain, on trouve ainsi régulièrement des traces de parodie qui s'exercent à l'endroit du cirque traditionnel. On ridiculise ainsi les costumes, le décorum et bien entendu le domptage, autrement dit tout ce qui fait l'apanage du cirque traditionnel, pour mieux s'en dissocier sans doute. Mais on interroge également les caractéristiques qui transcendent la scission entre cirques traditionnel et contemporain comme la notion d'effort ou la persistance du numéro. Ainsi la compagnie Ivan Mosjoukine utilise-t-elle le terme « numéro », tant décrié dans le cirque contemporain, au sens propre puisque son spectacle De nos jours

[Notes on the circus] consiste en l'enchaînement de saynètes numérotées. Au sein de ces

saynètes, de multiples thématiques sont abordées dont des références explicites au cirque dans ce qu'il a de plus trivial à savoir l'effort qu'il coûte à ceux qui le pratiquent.

Et c'est quand la parole devient métadiscours qu'elle fait mouche : une note sur « le fait de tenir en équilibre » verbalise l'état physique de l'acrobate sur les mains ; le malaise de la cordeliste en équilibre précaire sur son agrès fait écho à la diffusion sonore du discours de Jean Cocteau à l'Académie française en 1955 : « Vous comprenez ma crainte d'avoir à me maintenir […] dans une position incommode, feignant l'aisance, puisque […] notre travail doit toujours effacer notre travail et n'afficher jamais la grimace dénonciatrice des efforts qu'il nous coûte. »48

Julie Bordenave évoque ici cette écriture qui met tout à la fois en exergue l'effort et le ridicule qui s'attache à cet effort. On peut attribuer cette dramaturgie à un certain refus du spectaculaire qui passe par une exhibition des limites humaines du circassien dont on va donner à entendre la respiration ou dont on va montrer la transpiration.

Cette désacralisation de l'exploit s'accompagne également d'une réflexion plus ample sur le mode de vie embrassé par les compagnies. L'itinérance, la fragilité et la brièveté des carrières, la vie en collectif, la précarité deviennent des thèmes dont s'empare l'écriture. Cette vie à la marge qui nécessite de la part de ceux qui s'y adonnent ensemble une certaine cohésion est sans doute le premier élément d'inspiration qui transparaît dans des spectacles qui célèbrent le collectif ou qui au contraire interrogent ses failles. L'écriture circassienne se nourrit alors de la fonction expressive du langage ou encore se pare d'une finalité autobiographique sans pour autant demeurer autocentrée. Car ce qui est suggéré, bien souvent, c'est que cette vie dédiée au cirque n'est que le reflet amplifié de nos propres vies comportant elles aussi leur lot d'efforts vains, d'élan vers l'envol, de frustrations impossibles à dépasser. « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. », semble dire l'artiste de cirque contemporain, faisant sien les mots de Victor Hugo.

seule finalité virtuose. Par ailleurs, ces créations tentent d’agir sur le spectateur, ce qui montre là encore qu’il s'agit d'un véritable mode d'expression qu'il faut distinguer du simple divertissement.

Toutefois, on notera qu’il paraît impossible d’isoler un mode d’écriture qui serait la condition nécessaire à l’élaboration d’un spectacle de cirque contemporain. Ces écritures sont plurielles. Celles que l’on a pu recenser s’excluent parfois, se complètent d’autres fois. Elles sont quelques fois transversales dans le sens où elles peuvent emprunter leur logique à d’autres genres ou sont au contraire propres aux arts du cirque. Dans tous les cas, j'ai fait le choix de laisser de côté ce qui relève des conditions concrètes de la mise en scène dans son acception générale (lumière, univers sonore, projection vidéo, costume, etc.) car ces éléments sont susceptibles d’intervenir dans tous spectacles vivants et, par conséquent, n’apporteraient pas de précisions supplémentaires quant aux singularités des écritures circassiennes.

Finalement, on a pu voir que ces diverses écritures s’appuyaient en partie sur les théories de Roman Jakobson et en cela se présentaient bien comme une forme de langage. Les fonctions performative (incluse dans la fonction conative) et phatique n’ont pourtant pas été évoquées. Cependant, le spectacle vivant comporte nécessairement une dimension performative puisqu’il implique une présence et un comportement adapté de la part du spectateur. L’écriture créative conditionne un mode de réaction. La réussite d’une figure déclenche des salves d’applaudissements par exemple. Enfin, on peut associer la fonction phatique au liant social que génère automatiquement le spectacle vivant. Et l’on attribue tout particulièrement au spectacle de cirque ce type de vertu. C’est pourquoi je me pencherai maintenant sur la réception de ces spectacles car s'il existe bel et bien des écritures du cirque contemporain, il en résulte inéluctablement une ou des lectures.

Chap. 2 : De l'écriture à la lecture du spectacle de cirque actuel

Cerner l'écriture circassienne – entreprise délicate on l'a vu –, c'est aussi en appréhender la lecture ce qui est autrement plus complexe puisque le public est bien sûr composé d'une multiplicité d'individus singuliers. À des écritures plurielles vont donc répondre des lectures plurielles suivant une logique exponentielle. Néanmoins, comme précédemment, je tenterai d'isoler quelques constantes dans la réception d'un spectacle de cirque actuel en ne cherchant pas à atteindre une exhaustivité illusoire.

On peut d'ores et déjà dire que la lecture d'un spectacle de cirque, comme pour tout art vivant, est un acte qui ne permet pas le va-et-vient comme cela est possible pour la lecture d'un roman par exemple. Cette lecture est donc soumise à l'oubli comme le spectacle est frappé du sceau de l'éphémère. Il s'agira donc d'aborder la question de la transmission de l'écriture circassienne, et partant de sa lecture sur le long terme. La notion de répertoire dans le cirque contemporain tend à se développer et fait l'objet de réflexions importantes.

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