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Partie 2 : Les écritures circassiennes

2. Une écriture des arts du cirque au pluriel

2.1. Une écriture référentielle

Ce qui sans doute représente le mieux un langage, c'est sa capacité à dire le monde. C'est ce que l'on pourrait reconnaître comme la « fonction référentielle » du

certains de ses spectacles comme Quipos ou Amani Ya Bwana.

J'ai utilisé parfois une manière un peu ethnologique de travailler, par exemple pour Quipos, le premier spectacle de la compagnie, qui était une étude sur les Incas. Les quipos sont des barres en bois sur lesquelles les Incas installaient des cordelettes tressées, de couleur et de longueur différentes, qu'ils arrivaient à lire comme un langage. Je me suis inspiré de cela pour ce spectacle, dans lequel il n'y avait évidemment aucun Inca mais une dimension très exotique, avec des costumes en serpillières dans un monde de cordes évoquant un peu la forêt vierge. Amani Ya Bwana était un spectacle d'acrobatie pure à partir de sculptures réalisées par des dieux Kenyans dans les villages sur de l'ébène ou du baobab, représentant des hommes montés les uns sur les autres. En fait c'est une véritable carte d'identité du village qui indique par ses codes et ses signes son histoire. On y trouve tous les accidents de parcours de la communauté : la grand-mère mangée par le lion, la mauvaise récolte, mais aussi une philosophie de la vie et de la mort, de l'échelle sociale. […] Il s'agissait à chaque fois d'une recherche dramaturgique, de nourritures spirituelles ou esthétiques qui construisaient la démarche de création.28

On voit bien que l'ethnologie est ici entendue comme matériau de base de l'écriture du spectacle. Cela étant dit, le public reçoit bel et bien une image – certes profondément digérée et métamorphosée – des mœurs de ces communautés lointaines, mœurs qui se confondent avec l'étrangeté fondatrice du geste jonglé ou acrobatique, pour ce qui est de ces deux spectacles. Les arts du cirque peuvent donc servir de filtre transformant entre le spectateur et le monde comme si la fonction référentielle du langage circassien ne pouvait jouer la transparence pour être forcément trouble.

Pour autant, certaines créations ayant recours au langage circassien témoignent d'un désir de transmission moins opaque. On peut reconnaître des consonances sociales dans certains spectacles qui ambitionnent de délivrer un discours sur le monde et ce en vue de transformer le regard du public sur son environnement immédiat. Une façon d'inviter la fonction conative du langage au cœur de l'écriture circassienne. C'est le cas de Tour Babel, une création de l’Atelier du Plateau (Paris) associé à la Fabrique des Petites Utopies (Grenoble). Il s'agit là d'une sorte de conte urbain dont la scénographie évolue au fur et à mesure du spectacle pour évoquer la vie des cités puis la construction d'une tour convoquant le mythe babylonien. Cependant, les numéros aériens sur le fil, la corde et le mât sont associés au jeu des comédiens, le spectacle en appelant explicitement au théâtre autant qu'au cirque. Cette écriture particulièrement référentielle est donc surtout présente par le biais du recours au théâtre.

Malgré tout de tels discours existent dans des spectacles moins transgénériques c'est-à-dire authentiquement circassiens. La compagnie XY revendique ainsi jusque dans son nom une mise en avant des rapports entre les deux sexes dans ses spectacles.

28 CARASSO Jean-Gabriel et LALLIAS Jean-Claude, Jérôme Thomas, Jongleur d'âme : Entretien avec

Et en effet, dans Le Grand C, on observe clairement une redistribution des cartes engagées entre les interprètes féminins et masculins. Six femmes et dix hommes opèrent des déclinaisons infinies sur les portés et la voltige acrobatiques en inversant dès que faire se peut les rôles traditionnels. En effet, les voltigeuses au corps fluet peuvent endosser le rôle de porteuse quand les porteurs au corps de colosse peuvent se voir érigés en haut de colonnes humaines, donnant ainsi à leur silhouette massive une certaine fragilité. Ainsi, le corps sexué des circassiens se pare d’un discours qui dépasse le seul exploit physique, pourtant très présent dans l'écriture de cette compagnie.

Dans un même esprit et de manière encore plus affirmée, en amont de la création en tout cas, la compagnie du Poivre Rose, qui travaille encore actuellement à l'élaboration de son premier spectacle, exprime ainsi le désir de faire écho aux débats de société qui ont eu cours dernièrement concernant les genres.

Dès la phase initiale du projet, nous avons eu cette envie forte d'aborder le sujet des hommes et des femmes. Depuis nos racines les plus primitives, cette dissemblance nous rassemble et nous oppose, nous trouble et nous fascine. Cette antithèse de nos sexes, originelle et inhérente à nos corps, nous est encore fondamentalement incomprise et motive pourtant nos comportements des plus intimes aux plus ridicules. En cette période de l'éclatement de tous les tabous, nous voulons susciter une réflexion auprès du public, lui donner l'occasion de questionner une série de stéréotypes et d'a priori à travers le langage acrobatique.29

On pourrait multiplier les exemples d'artistes de cirque mettant ainsi leur technique au service d'un propos dépassant largement la quête de l'exploit. Toutefois ces tentatives ne sont pas toutes transparentes aux yeux du spectateur surtout si la création répugne à tisser une dramaturgie de la fable qui soutiendrait le discours.

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