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Chap 3 : Écrire sur le cirque

1. L'écriture communicationnelle des compagnies

La stratégie de légitimation engagée depuis plus de trente ans par les arts du cirque a eu pour conséquence de placer les artistes de cirque contemporain au cœur d'enjeux économiques et institutionnels de plus en plus prégnants. Tout en travaillant à la création, il ne faut pas perdre de vue que les artistes sont souvent dans une situation précaire qui dépend de leur diffusion sur le territoire français et étranger (car le cirque s'exporte de mieux en mieux). Notons que l'association Territoires de cirque dénombrait cinq cents compagnies professionnelles se revendiquant des arts du cirque en France en 2012. Une somme qui ne permet pas à tous d'être programmés dans les différentes structures culturelles de diffusion.

Il faut donc garder à l'esprit cette réalité lorsque l'on observe les dossiers de présentation des compagnies qui sont autant un discours d'information que de séduction, en direction des publics et des structures qu'il s'agit de conquérir. En outre, les modalités de séduction du discours peuvent différer selon que cette séduction cherche à toucher les publics ou les programmateurs. En effet, le plus souvent, un même dossier est utilisé en direction des publics (sur les sites des compagnies) et des structures à ceci près qu'on y trouve les conditions pratiques d'accueil des spectacles. Il s'agit donc de repérer ici les caractéristiques de ces textes de communication émanant des compagnies en ne perdant pas de vue ce qui est constitutif de leur nature particulière. Car bien sûr pour ce qui est de l'apport informatif sur les spectacles que ces écritures renferment, le spectre est aussi large que celui des formes d'écritures de création. Comme on a déjà traité cette question plus haut, on se concentrera donc sur les postures communes rencontrées dans ces dossiers.

1.1. Une écriture politique

La situation économique du cirque contemporain est assujettie aux tutelles dont il s'agit donc d'embrasser les critères de sélection. Sans prétendre que les créations sont désormais inféodées aux critères d'obtention de subventions, ce qui devrait faire l'objet d'une réflexion plus ample, il est indéniable que l'on reconnaît dans les dossiers certains points dirigés en premier lieu vers les tutelles ce qui confère à cette écriture une finalité politique.

spectacle, son apport dans le renouveau des esthétiques ou sa capacité à raisonner fortement avec un certain contexte social, environnemental, intellectuel, etc. Pour reprendre l'expression de Jean-Marc Adolphe, il s'agit bien de montrer que l'on est dans le camp du « cirque avec » plutôt que du « cirque-cirque »74.

En guise d'exemple, on peut citer un extrait du dossier de présentation du spectacle Cabanons proposé par le CirqueBuren.

Ce nouveau projet s’articule autour de deux axes artistiques :- une intervention nomade de Daniel Buren avec la création de trois petits lieux (les Cabanons) répartis dans l’espace public de la ville ou du quartier. - la création d’un spectacle de "cirque tournant" dans et entre ces trois lieux. Cette double intervention (à l’intérieur et à l’extérieur des cabanons) dans l’espace public de la ville fait la liaison entre un public muséal et un "tout" public.75

On reconnaît l'emploi d'une terminologie familière à un discours de nature politique. L'argumentation tire ici sa logique des politiques volontaires que connaissent les arts du cirque dans le domaine de la démocratisation culturelle. En outre, la compagnie marque sa proximité avec les arts de la rue, réputés les premiers à pouvoir toucher le « tout » public ou les publics « empêchés » par le biais de son fort attachement au territoire.

De même, le chapiteau est souvent présenté comme une alternative efficace à des équipements culturels dont certains publics appréhendent de franchir le seuil. Plus encore, certains spectacles, souvent sous chapiteaux, se réclament d'une finalité participative qui réactive un discours volontaire et utopiste. Ainsi la fanfare Circa Tsuica de la compagnie du Cheptel Aleikoum ne propose rien de moins que de « refaire le monde », leitmotiv présent dans le dossier sous plusieurs acceptions. Bien sûr, il est fait un usage « ludique » de la formule dans le sens de « refaire le monde autour d’un verre ». Mais l'expression est également employée au sens propre tant l'écriture met en exergue une volonté de changer les perceptions du public dans une dynamique quasi

Dans les spécialités de cirque présentées, un numéro collectif de vélo acrobatique est en préparation. Le vélo est un symbole de la décroissance dans son rapport au temps au-delà de son bilan carbone. « Refaire le monde », c'est un truc de super-héros !77

On voit bien encore la manière dont le registre ludique d'adresse au public et le fond politique de la présentation se télescopent. Par ailleurs, on remarque la nature anticipative de cette écriture qui se fonde sur une éternelle gageure : présenter ce qui n'est pas encore.

1.2. Une écriture d'anticipation

L'anticipation marque cette écriture communicationnelle à plusieurs titres. D'abord, il s'agit d'anticiper le spectacle à venir, d'en décrire les contours alors qu'il n'est pas achevé, encore en création ou même à l'état de projet. Le discours est alors de nature hypothétique et s'apparente, dans une certaine mesure, à l'écriture préalable de spectacle dont on a parlé plus haut à ceci près que la finalité argumentative reste première. Dans ce cas, l'écriture apporte plutôt des pistes sur la démarche de création suivie par le ou les auteurs du spectacle : sources de réflexion, disciplines convoquées, intentions préalables...

Mais l'anticipation peut également être entendue dans un autre sens. Il peut s'agir de préparer la réception du public en prévenant certaines déconvenues c'est-à-dire en rendant compte de l'originalité de l'écriture à l'œuvre dans le spectacle. Connaissant les attentes habituelles que peuvent générer les spectacles de cirque, certaines écritures cherchent à les infléchir selon la nature du spectacle proposé. Très souvent, les textes de présentation émanant des compagnies prennent ainsi des distances vis-à-vis de l'exploit dont on stipule bien qu'il n'est pas premier. On peut également trouver des exemples de textes qui cherchent à se prémunir d'une lecture trop soutenue par l'identification d'une fable. C'est le cas du texte de présentation de Cordes.

En scène, découvrons-nous un Robinson qui tresse des cordes pour bâtir sa maison ? Un homme solitaire qui tente de résoudre une énigme pour sortir de l’enfermement de sa chambre ? Peu importe. Ce qui compte, c’est l’élan créatif qui anime ce personnage faussement solitaire et vraiment là, devant nous, parmi nous. Ce qui noue la ligne dramaturgique de Cordes, c’est l’imaginaire obstiné d’Alexis – ou de son double en scène. Il ne s’agit pas de présenter un personnage frôlant une quelconque folie. Ce qui fait spectacle, c’est précisément la clarté d’esprit d’un être plongé tout entier dans un univers hors norme, un univers aux éléments familiers et proches de nous, utilisés dans des dimensions et des manipulations étonnantes.78

77 Ibid.

Tout en s'éloignant d'une lecture trop narrative du spectacle, le texte souligne la polysémie de l'écriture du spectacle, par là même sa propension à convoquer des univers divers, autrement dit sa force métaphorique. Une caractéristique que l'on a vue très présente dans l'écriture créatrice de spectacles et qui vient contaminer l'écriture communicationnelle.

1.3. Une écriture de la métaphore

En effet, le langage corporel des circassiens, auquel on a pu attribuer une force autonome dans son appréciation par le public, peut déployer un large spectre de significations quand la métaphore s'en mêle. Et il semblerait que ce processus métaphorique agisse véritablement sur la réception de spectacles qui peuvent receler une puissante charge métaphysique. Cette propriété inhérente à la corporéité du langage circassien inspire donc de même aux rédacteurs qui cherchent à restituer l'originalité d'un spectacle – l'auteur lui-même du spectacle dans la note d'intention – d'autres métaphores. Ces métaphores s'avèrent parfois aptes à transmettre la singularité d'un spectacle mais d'autres fois elles marquent nettement la volonté d'attribuer au spectacle un supplément d'âme sinon une certaine légitimité intellectuelle. Il y a cependant quelques limites au recours débridé à la métaphore. D'abord, l'écriture peut en devenir absconse et décourager la découverte du spectacle. Ensuite, le champ métaphorique peut être labouré à tel point qu'on finit par verrouiller la réception du spectacle. Enfin, l'usage de certaines métaphores peut être absolument contre-productif. Car si la finalité première de ce type d'écrit est de faire entrevoir l'originalité d'une proposition, certaines images sont tellement éculées qu'elles plongent les créations qu'elles définissent dans un même bain d'indifférenciation. Les fildeféristes et funambules deviennent alors les chantres d'une humanité en équilibre sur le fil de la vie. Les acrobates sont des

directement dirigés vers une finalité séductrice. Dans la plupart des cas, les rédacteurs ne sont pas spécialistes de l'exercice, sont soumis à des impératifs économiques délicats et évoquent un spectacle en devenir. Bien sûr les structures qui accueillent les spectacles connaissent elles aussi des difficultés en raison de la situation économique du pays qui réduit son soutien à la culture de manière régulière, mais l'on est en droit d'attendre de leur part un discours plus abouti qui sache rendre compte des choix qui ont présidé à la programmation de tel ou tel spectacle.

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