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Chapitre 4 : La Musique comme Support de Nouveaux Apprentissages en Mémoire Verbale

2. Mémoire gestuelle

Un exemple de situation écologique d’apprentissage de séquence de gestes en musique est celui de la danse, et l’apprentissage de chorégraphie. Pourtant, aucune étude en neurosciences cognitives n’a cherché, à notre connaissance, à savoir si la musique pouvait soutenir efficacement la mémorisation de séries de gestes, ni dans population normale, ni chez des patients avec lésion neurologique, ni même chez des danseurs : leur est-il préférable d’apprendre leurs chorégraphies avec la musique sur laquelle ils danseront, ou bien la répéter tout d’abord sans musique et associer les deux une fois la séquence mémorisée ?

Chez le sujet tout venant, plusieurs arguments, notamment issus des liens avérés entre musique et motricité, peuvent être exposés pour soutenir l’hypothèse que la musique pourrait représenter un bon support pour la mémoire gestuelle. Comme abordé dans le chapitre 2 (section 3.3), la simple écoute musicale active les aires motrices. Cet effet est maximisé lorsque le sujet écoute des pièces qui lui sont familières (D'Ausilio, Altenmüller, Olivetti Belardinelli, & Lotze, 2006), ce qui suggère que la musique, et en particulier les morceaux connus des sujets, sont susceptibles de mobiliser l’action motrice. Nous avons vu également que l’écoute et la pratique musicale modifie les aires sensorimotrices, y compris après de très courtes périodes. Cette plasticité induite par la musique s’observe aux niveaux anatomique et fonctionnel, et suggère que la musique peut modifier les circuits neuronaux impliqués dans les exécutions motrices. Cette caractéristique lui confère une valeur importante pour les stratégies de remédiation des troubles sensorimoteurs et certaines études mettent déjà en évidence des effets de transfert d’entraînement musical à des habiletés sensorimotrices générales (non dirigées vers la musique) dans différentes pathologies neurologiques telles que la maladie de Parkinson ou l’aphasie avec composante d’apraxie de la parole. Ces stratégies utilisent pour une grande part l’aspect de synchronisation

auditivo-motrice. Or, les habiletés de synchronisation d’une production motrice à un rythme donné sont liées de manière plus robuste à la modalité auditive qu’aux autres modalités, et le rythme est un élément clé de la stimulation musicale.

De plus, la multimodalité auditivo-motrice durant l’encodage de mélodies a été démontrée comme facilitatrice chez des sujets musiciens (pianistes). Les participants mémorisaient mieux les mélodies lorsqu’ils les avaient jouées pendant l’encodage, et cet effet était d’autant plus marqué quand les mélodies étaient plus complexes (Brown & Palmer, 2012). Cet effet peut être dû au double codage auditivo-moteur, qui contribue à renforcer la trace mnésique (Kormi-Nouri, 1995). Il peut aussi être expliqué par le fait que l’encodage moteur des mélodies forme un souvenir procédural, souvent plus robuste, et qui peut être activé automatiquement lors de la récupération et guider la reconnaissance (Zimmer & Cohen, 2001).

Dans la MA, la mémoire procédurale est relativement bien préservée (comparativement aux autres formes de mémoire qui s’appuient sur des processus moins automatiques), y compris dans les activités musicales comme l’ont montré certaines études de cas chez des musiciens. De plus, chez les non musiciens atteints de démence, la musique contribue à lutter contre l’apathie et favorise le mouvement (chapitre 2, section 3.3).

Enfin, les mêmes arguments que ceux développés pour la mémoire verbale peuvent être appliqués au champ de la mémoire gestuelle. La dimension ludique de la musique peut augmenter la motivation et le fonctionnement cognitif général, en particulier dans le cas de valence et dynamique positives. La musique peut aider à attirer l’attention, et la composante rythmique à structurer l’encodage et donner des indices pour la récupération. Le double codage musique-gestes peut également favoriser les processus mnésiques. Il peut cependant aussi faire interférence et surcharger l’encodage chez les personnes avec ressources plus limitées.

3. Résumé et perspectives

Dans le domaine de la mémoire verbale, la majorité des données qui renseignent l’effet de la musique comme moyen mnémotechnique sont issues de travaux chez le jeune adulte. Les conclusions sont divergentes, et il semble que la condition chantée montre un bénéfice sous certaines conditions seulement, par exemple, lorsque la mélodie accompagnant les paroles est familière, ou lorsque le délai de rétention est plus long. La procédure d’apprentissage avec chant à l’unisson pourrait également jouer un rôle. Sur le plan théorique, on peut comprendre l’apprentissage d’une chanson comme une tâche double nécessitant l’association (binding) en mémoire des paroles et de la mélodie de l’extrait. Cette association peut être coûteuse en ressource cognitive et surcharger les premières étapes de l’apprentissage, en particulier chez des personnes présentant déjà des difficultés cognitives. Moore et collaborateurs (Moore, Peterson, O'Shea, McIntosh, & Thaut, 2008) ont en effet montré, chez des patients atteints de Sclérose en Plaques et présentant des difficultés mnésiques, que la musique aide seulement les patients les moins atteints cognitivement. Il serait donc possible que l’association musicale perturbe les patients MA dans un premier temps, dans une tâche de rappel libre.

Cependant, l’association permet un encodage plus en profondeur et favoriserait par ailleurs le stockage et la récupération en mémoire, lorsqu’elle est réussie. Les paroles et la mélodie doivent également être bien ajustées afin de faciliter cette association, processus fragilisé dans le vieillissement et la démence. La spécificité de la musique dans une telle association est questionnable. Sa structure temporelle et rythmique, son organisation hiérarchique, ainsi que de manière plus générale son potentiel stimulant, nous permettent cependant de penser qu’elle peut

représenter une association pertinente pour y greffer des paroles. Notamment, elle favoriserait la consolidation et donc la rétention des informations à plus long terme.

De manière surprenante, cette question a très peu été testée dans une population âgée et démente. Les deux études existantes montrent des résultats encourageants. Cependant, elles ne contrastent pas différentes caractéristiques de la mélodie (comme la familiarité). Or, compte tenu des difficultés des personnes âgées – particulièrement atteintes de démence – en mémoire de travail, il serait intéressant de chercher à minimiser cette double tâche lors de l’encodage. La charge de mémoire serait allégée si l’une des deux composantes de la chanson était déjà acquise. Ces deux études ne testent pas non plus la mémorisation à plus long terme (nombre d’exposition et différents délais de rétention). Or il est possible que la condition musicale apporte les meilleurs bénéfices dans la mémorisation à long terme de l’extrait. De plus, les études sur la mémoire musicale dans la MA suggèrent une meilleure consolidation pour les stimuli musicaux que verbaux à long terme dans les nouveaux apprentissages (chapitre 3, section 2.4), ce qui est en faveur d’une aide de la musique dans la rétention de l’extrait. Enfin, les résultats de ces deux études restent à confirmer avec à la fois une méthodologie rigoureuse et dans une tâche de rappel libre, plus écologique.

L’effet de la musique comme support de la mémoire gestuelle n’a jamais été directement étudié. Pourtant, les forts liens entre musique et motricité (notamment via la composante rythmique), mis également en évidence dans la MA, et déjà utilisé pour la rééducation de troubles sensorimoteurs, ainsi que le potentiel de la musique pour stimuler la cognition en général et la motricité (notamment à l’écoute de musiques familières), sont autant d’arguments qui lui confèreraient un rôle privilégié pour soutenir les apprentissages moteurs.

Objectifs de la thèse et Hypothèses

L’objectif de ce travail de thèse est de chercher un moyen de soutenir les nouveaux apprentissages en mémoire verbale et gestuelle fragilisés chez les personnes âgées saines et fortement altérés dans la MA. La musique semble représenter un matériel privilégié pour la stimulation dans la population âgée et dans la démence, car elle permet de stimuler la cognition et la motricité, de renforcer la mémorisation via son contenu émotionnel, et de réguler l’état psychologique. De plus, bien que suivant globalement le même patron d’altération / préservation en mémoire que les autres types de matériel, il semble que les caractéristiques du stimulus musical résonnent particulièrement bien avec la mémoire sémantique, et que le sentiment de familiarité soit favorable aux stimuli musicaux, que ce soit pour les anciennes ou nouvelles acquisitions. De ce fait, et de par les liens spécifiques que la musique partage avec le langage et la motricité, elle pourrait représenter un support efficace pour y associer de nouvelles informations à mémoriser. Nous proposons de préciser l’influence de différentes conditions musicales dans l’apprentissage de paroles (étude 1), et de tester pour la première fois l’apport de la musique dans un apprentissage de séquences de gestes (étude 2), chez des personnes âgées saines et atteintes de la MA. Dans ces deux études, nous mesurons les performances mnésiques en rappel libre, et comparons les scores de rappel immédiat et différé pour évaluer l’effet du délai de rétention. Nous contrastons aussi différentes procédures d’apprentissage, avec reproduction des éléments à mémoriser (paroles ou gestes) en synchronie avec le modèle ou seul, afin de mesurer l’effet de l’action synchronisée sur la mémorisation. Pour le versant verbal, enfin, nous testons l’évolution de la connaissance de paroles parlées et chantées au fil d’apprentissages successifs. Ce chapitre présente les dessins expérimentaux et prédictions pour chacune de ces deux études et leurs sous-questions, ainsi que la procédure générale utilisée pour le recueil des données.

1. Étude 1 : La musique comme support de nouveaux apprentissages