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Chapitre 1. Introduction générale

1.2 La mer Méditerranée, un point chaud de la biodiversité et du changement global

1.2.2 La Méditerranée proche du burn-out ?

Le 19 janvier 2016, à la suite d'un rapport du fond mondial pour la nature (World Wide Fund, WWF) alertant sur la situation environnementale alarmante de la Méditerrannée, le journal Le Monde a titré "La

Méditerranée est proche du burn-out" (Figure 6). L'expression est volontairement provoquante mais a le

mérite d'alerter l'opinion publique à ce sujet : la Méditerranée est un point chaud du changement global. Trois ans plus tard, signe d'une prise de conscience publique et politique, le média The Conversation publie "Surpêche et changement climatique : la Méditerranée et la mer Noire en première ligne".

Figure 6 : Extraits d'un article du journal "Le Monde", paru le 19 janvier 2016, rédigé par M. Valo et d'un article publié le 22 février 2019 par "The Conversation", rédigé par Y. Shin.

Le constat démographique

On ne peut pas aborder le sujet des pressions anthropiques sur les milieux naturels sans proposer auparavant un constat démographique. La population totale des pays méditerranéens (21 pays) est passée de 276 millions d'habitants au début des années 1970 à plus de 412 millions dans les années 2000. Soit une augmentation d'environ 1.35 % par an (UNEP/MAP, 2012). La population méditerranéenne devrait atteindre 529 millions d'habitants d'ici à 2025. Plus de la moitié de la population vit actuellement dans les

pays du sud de la Méditerranée, 75 % y vivront en 2025 (UNEP/MAP/BP/RAC, 2005). Près d'un tiers de la population se répartit sur la bordure côtière, bordure représentant moins de 12 % de la surface des pays méditerranéens. La population côtière est quant à elle passée de 95 millions d'habitants en 1979 à 143 millions d'habitants en 2000. Elle devrait s'établir autour de 174 millions d'habitants en 2025 (UNEP/MAP/BP/RAC, 2005). La pression démographique côtière est donc particulièrement importante avec une densité d'habitants pouvant atteindre jusqu'à 1000 habitants.km-² dans certaines villes du sud comme

Le Caire. La croissance démographique s'accompagne d'une urbanisation galopante. Le taux d'urbanisation a ainsi progressé de 54 à 66 % entre 1970 et 2010. Fait marquant, le sud et l'est de la Méditerranée s'urbanisent plus rapidement que le reste du monde. A la pression démographique constante des habitants s'ajoute celle imposée par le tourisme. La Méditerranée est en effet une des premières destinations touristiques mondiale. La région a ainsi accueilli 270 millions de touristes en 2010 et les projections indiquent qu'en 2020, 346 millions de touristes pourraient venir séjourner sur le pourtour méditerranéen (Tosun, 2011). Cette pression démographique croissante, associée à une intensification des activités anthropiques, a conduit, et continuera à conduire à une altération de l'environnement. Il existe donc un véritable enjeu de "croissance bleue" et de développement durable en Méditerranée. Néanmoins, à l'heure actuelle, aucun des 21 pays bordants ne parvient à concilier développement humain (HDI, Human Development Index) et protection de l'environnement (Figure 7).

Figure 7 : Évolution du développement humain et de l'empreinte écologique des pays méditerranéens. L'empreinte écologique est une mesure des besoins humains vis-à-vis des écosystèmes. Elle représente entre autre la quantité de zones terrestres et maritimes biologiquement productives nécessaire pour répondre à la consommation humaine. D'après UNEP/MAP (2012) et Ecological Footprint network.

Le constat écologique

Depuis plus de 100 000 ans, la Méditerranée est fréquentée et depuis environ 50 000 ans l'homme moderne influence par ses activités cette espace maritime (Lotze et al., 2011). Plus qu’un point chaud de la biodiversité, la Méditerranée est donc désormais un point chaud du changement global. L’influence millénaire des activités humaines a conduit à de profonds changements des écosystèmes marins. Si l'on devait établir une liste décroissante des menaces pesant sur la biodiversité marine en Méditerranée, la perte et/ou la dégradation d'habitats arriveraient en tête, suivi de l'exploitation, de la pollution, du changement climatique, de l'eutrophisation et des invasions biologiques (Coll et al., 2010). Selon Micheli et al. (2013), 20 % de la totalité du bassin et 60 à 99 % des eaux territoriales des états membres de l'UE sont fortement impactés par les forçages directement liés aux activités humaines, parmi lesquelles les émissions de gaz à effet de serre (température et UV en hausse, acidification), la pêche, le transport maritime et la pollution en zone côtière. Selon le dernier rapport d'évaluation des habitats marins de l'UE, sur 47 habitats marins évalués, 83 % sont dans une situation de conservation préoccupante et 63 % sont, dans une certaine mesure, menacés (Gubbay et al., 2016). Le dernier rapport régional de l'IPBES, paru en 2018, fait également état de populations marines d'invertébrés et de poissons décimés au cours des dernières années (IPBES, 2018). Sur 519 espèces de poisson, plus de 8 % sont classées dans les catégories menacées (i.e. en danger critique, en danger ou vulnérable) et parmi les 15 espèces considérées en danger critique, 14 sont des espèces de requins et raies. L'IUCN rappelle que 151 espèces, souvent rares, font l'objet de données insuffisantes pour être évaluées. La proportion réelle d'espèces menacées pourrait donc être beaucoup plus élevée (Abdul Malak et al., 2011). En moins de deux siècles, des espèces comme le requin marteau (Sphyrna

spp.), le requin peau bleue (Prionace glauca), le requin taupe (Isurus oxyrinchus) et le requin renard (Alopias vulpinus) auraient ainsi vu décliner l'abondance de leurs populations de 96 à 99.99 % (Ferretti et al., 2008).

La pression d'exploitation exercée sur ces espèces est la principale cause de leur déclin. La situation des populations exploitées en Méditerranée est catastrophique : près de 90 % des stocks évalués sont en situation de surexploitation, la pression de pêche est estimée en moyenne plus de deux fois supérieure à l'objectif de rendement maximum durable et la situation générale ne semble pas s'améliorer significativement ces dernières années (Cardinale and Scarcella, 2017; Colloca et al., 2013; Vasilakopoulos et al., 2014). Nous reviendrons plus en détails, dans la section suivante, sur l'activité de pêche en Méditerranée.

La perte ou la dégradation d'habitats représente actuellement l'une des menaces les plus vastes à l'échelle du bassin : plus de 40 % des côtes sont construites, l'aquaculture côtière est en croissance continue

et la concentration en nitrate en Méditerranée occidentale a augmenté de 0.5 % par an entre 1975 et 1995 (Benoit and Comeau, 2005). Dans ce contexte, 13 à 38 % de couverture d'herbiers à Posidonia oceanica, un habitat marin essentiel, ont été perdu depuis 1960 et il est estimé que la biomasse totale des herbiers de posidonie décline de 6.9 % par an (Marbà et al., 2014). Les herbiers, les bancs de Maërl, les champs de macro-algues ou encore les récifs naturels d'huîtres constituent pourtant des habitats essentiels pour de nombreux organismes et toutes pertes ou dégradations ont des implications majeures pour la conservation de la diversité marine (Coll et al., 2010, 2012; Turley, 1999).

A la dégradation mécanique des habitats peuvent s'associer des phénomènes chroniques de pollution et d'eutrophisation de l'espace côtier. L'eutrophisation des eaux, en parallèle du réchauffement climatique, de la surexploitation des ressources et de la dégradation des habitats, est un des facteurs responsables de l'augmentation de la fréquence, de la durée et de l'étendue spatiale des efflorescences de méduses et d'algues toxiques (Harmful Algal Bloom, ou HAB, en anglais) (UNEP/MAP, 2012). Ces efflorescences peuvent impacter négativement la structure des réseaux trophiques (par prédation exacerbée sur le zooplancton) tout autant que l'économie locale et la santé humaine (Boero, 2013). Au regard de la pollution, la Méditerranée est aujourd'hui l'une des mers qui concentre le plus de plastique (Cózar et al., 2015; UNEP/MAP, 2015). Les concentrations observées de plastiques sont en effet jusqu'à quatre fois plus élevées que celles trouvées dans le gyre du Pacifique nord (Alessi and Di Carlo, 2018). Les pertes économiques, liées au plastique pour les activités de pêche ou de tourisme sont ainsi estimées à 61.7 millions d'euros chaque année (Alessi and Di Carlo, 2018). En Méditerranée, 344 espèces sont menacées par ce type de pollution : 35 % sont des oiseaux, 27 % des poissons, 20 % des invertébrés, 13 % des mammifères marins et 5 % des tortues marines (UNEP/MAP, 2015).

La mer Méditerranée compte parmi les régions océaniques se réchauffant le plus vite : 2 à 3 fois plus vite que l'océan global (Cramer et al., 2018; Marbà et al., 2015). Les observations d'impacts du réchauffement s'accumulent depuis maintenant deux à trois décennies et sont marquées par un biais "d'effort de recherche" nord-sud et ouest-est. Plus de 450 articles scientifiques font état d'impacts du réchauffement climatique sur la faune et la flore marine du bassin, principalement en relation aux "vagues de chaleur marines", véritables canicules sous-marines (Marbà et al., 2015). Ces impacts sont de natures diverses et opèrent à des échelles spatio-temporelles et des niveaux d'organisation écologique variés. Citons, par exemple, des impacts sur la croissance, la survie, la fertilité, les schémas de migration, la distribution spatiale et la phénologie des organismes pélagiques et benthiques, du phytoplancton à la végétation marine, des invertébrés aux vertébrés (Marbà et al., 2015). La problématique associée à ce sujet fait l'objet d'une section détaillée (section 1.4). Une des conséquences du réchauffement, sans en être la

seule cause, est la recrudescence des invasions biologiques, l'une des principales menaces de la diversité endémique du bassin. Le nombre et le taux d'espèces non indigènes présentes en Méditerrannée ont tous deux fortement augmenté ces dernières années : environ 1000 espèces non indigènes ont été identifiées, à raison d'une nouvelle espèce introduite tous les dix jours (UNEP/MAP, 2012). Trois sources principales d'introduction ont été identifiées : le Canal de Suez (47 % des introductions), véritable corridor pour les espèces en provenance de la mer Rouge, le transport maritime via les eaux de ballast ou l'adhésion aux coques (28 % des introductions) et l'aquaculture par fuites intentionnelles ou non (10 % des introductions) (Katsanevakis et al., 2014a; UNEP/MAP, 2012). Toutes les espèces introduites ne deviennent pas invasives mais il est montré qu'un système dégradé offre une plus grande possibilité d'installation. De nombreux travaux font état de pertes de génotypes natifs, de modification d'habitats, de changements de structure de communautés et de propriétés trophiques, d'altération de processus écologiques et services écosystémiques, d'impacts sur la santé humaine et l'économie locale (Galil, 2007; Katsanevakis et al., 2014a; Otero et al., 2013; UNEP/MAP, 2012; Vilà et al., 2010). D'autres études mettent néanmoins en avant l'impact potentiellement positif de ces introductions, pour la pêche par exemple (Coll et al., 2010; Katsanevakis et al., 2014b; Simberloff et al., 2013; Walther et al., 2009). Les biotopes et biocénoses se transforment donc progressivement, conduisant les écosystèmes vers un état stable anthropisé bien différent de celui que les générations passées ont connu et entravant probablement une part des services écosystémiques pour les générations futures.

La Méditerrannée n'est probablement pas au bord de l'effondrement ou du "burn-out". En revanche, elle fait aujourd'hui face à des pressions anthropiques importantes, qui par la force de la croissance démographique, devraient s'exacerber dans le futur. Il est désormais avéré que les écosystèmes marins et la biodiversité en Méditerranée sont hautement impactés pas les activités humaines. La question de cette thèse est alors d'explorer quelles seront les magnitudes des changements globaux dans le futur et quelles conséquences anticiper pour la biodiversité et les services écosystémiques. Nous nous attacherons également à tester différentes mesures de gestion des pêches dans un contexte de changement global.