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Chapitre 5. Conclusion et perspectives

5.4 Les limites de l'approche End-to-End OSMOSE-MED

En dépit du degré croissant de réalisme et d'intégration des modèles écosystémiques, tout processus de modélisation induit inévitablement des simplifications et approximations de la réalité complexe d'un système ; c'est particulièrement vrai en milieu marin (Grimm et al., 2017; Gunawardena, 2014). Notre approche n'échappe pas à la règle, nous en discutons ses limites ici.

Pour des raisons méthodologiques et pratiques, la mortalité par pêche exercée sur les espèces exploitées n'est pas spatialisée dans OSMOSE-MED. Le modèle fait l'hypothèse d'une distribution uniforme dans le temps et l'espace de la mortalité et de l'effort de pêche (exceptée pour le thon rouge Thunnus

thynnus pour lequel une saisonnalité de l'activité de pêche est définie). Ce choix constitue probablement le

point le plus critique dans une perspective d'utilisation du modèle à des fins de gestion écosystémique. En Méditerranée, comme à l'échelle globale, l'effort de pêche se concentre principalement sur les plateaux continentaux (e.g. Kroodsma et al., 2018; Maynou et al., 2011) et induit donc une pression spatiale hétérogène sur la structure et le fonctionnement trophique des écosystèmes. L'intégration d'une dimension spatiale au paramètre de mortalité par pêche appliquée à chaque espèce est implémentée dans la nouvelle version du modèle OSMOSE. Sa prise en compte dans OSMOSE-MED améliorerait notre représentation actuelle des impacts de la pêche sur les structures (e.g. démographiques) locales des populations et des communautés et nos projections futures dans un contexte de changement climatique (Bianchi et al., 2000; Halouani et al., 2015; Hsieh et al., 2008; Jennings and Kaiser, 1998; Ottersen et al., 2006; Perry et al., 2005; Planque et al., 2010). Toutefois, ce type d'implémentation requiert une grande quantité d'information et de bonne qualité, information le plus souvent inexistante ou difficile d'accès à l'échelle du bassin, notamment dans sa partie orientale (Katsanevakis et al., 2015; Piroddi, 2016; Piroddi et al., 2015b). La seule utilisation des bases de données de la GFCM (General Fisheries Commission for the Mediterranean, GFCM (2018)) pourrait entrainer un biais nord-sud, ouest-est, dans la modélisation. La solution pourrait vraisemblablement passer par l'utilisation des données VMS ou AIS (Vessel Monitoring System et Automatic Identification System, Kroodsma et al. (2018)) pour estimer un indice d'effort de pêche mais là encore, un biais persisterait par l'absence d'équipement de ce type de système sur un grand nombre de navire de pêche opérant en Méditerranée (plus de 80% des unités de pêche sont inférieures à 12 m, FAO (2018c)). Pourrait alors être envisagé la définition de stocks dans la modélisation OSMOSE, avec l'application de mortalités par pêche distinctes, estimées par les évaluations de stock réalisées à l'échelle des GSAs (Geographical Sub-Areas). Ceci impliquerait de modéliser avec OSMOSE autant d'espèces que de stocks identifiés et de considérer ces stocks comme des unités biologiques valides, ce qui n'est pas nécessairement

le cas en Méditerrannée (Fiorentino et al., 2014). A titre d'exemple, le projet STOCKMED a identifié sur la base de critères biologiques et écologiques, 4 à 5 stocks distincts de merlu à l'échelle du bassin (27 GSAs en Méditerranée).

Le forçage d'OSMOSE par des cartes uniques de distribution spatiale des espèces, i.e. sans changement spatio-temporel lié à l'ontogénie, constitue également une limite sérieuse à notre approche. Un certain nombres d'espèce modélisées réalisent en effet des changements de distribution ontogéniques pouvant moduler les dynamiques de population et les interactions proie-prédateur locales (Macpherson, 1998; Methratta and Link, 2007). Différentes approches modélisatrices ont été développées en Méditerranée, notamment à travers un des volets du projet MEDISEH (Mediterranean Sensitive habitat, Giannoulaki et al. (2013a)) visant à modéliser la distribution spatiale des zones de nourricerie ou de reproduction des principales espèces exploitées. Les distributions prédites par MEDISEH ont pu être collectées et utilisées dans les premiers développements d'OSMOSE-MED. De même, les distributions spatiales du merlu et du thon rouge, en fonction de la taille des individus (juvéniles et adultes) issues des travaux de Druon et al. (2015, 2016) étaient initialement intégrées à notre modèle. Néanmoins, sans disposer des modèles de distribution développés, l'utilisation de ces distributions pour la période actuelle (2006-2013) ne permettaient pas d'effectuer des projections de changement de répartition spatiale sous l'influence du changement climatique. Les méthodologies distinctes développées par Giannoulaki et al. (2013b) ou Druon et al. (2015) pourraient être employées pour prédire puis projeter les répartitions actuelles et futures des espèces selon différents stades ontogéniques. L'approche utilisée par Hattab et al. (2014) et Halouani et al. (2016b) à l'échelle du golfe de Gabès, basée sur les relations espèce-habitat, les approches classiques d'enveloppes climatiques et le concept de filtre hiérarchique, pourraient également offrir une alternative fiable pour prédire la distribution spatiale des espèces. L'émergence de bases de données européennes telle que EMODnet (http://www.emodnet.eu/) compilant, entre autres, des cartographies d'habitat autorisent désormais ce type de modélisation de niche à l'échelle de la Méditerranée. Enfin, pour affiner la distribution spatiale des espèces, notamment pour les plus côtières, une diminution de la résolution de la grille employée (dans notre étude un pixel équivaut à 400 km²) pourrait être envisagée. Les premières versions d'OSMOSE-MED considéraient une grille de résolution 10 x 10 km correspondant à la grille généralement utilisée pour la planification de stratégie de conservation en Méditerranée (Giakoumi et al., 2013). Cependant, cette résolution est très vite apparue trop haute pour des raisons pragmatiques de temps de calculs et de ressources informatiques nécessaires lors de la phase de calibration. Sans contrainte de temps inhérent à un travail de thèse, l'utilisation d'une grille de 100 km² est théoriquement possible.

OSMOSE-MED ne prend pas en compte les effets induits par le réchauffement climatique sur la physiologie des individus. Pourtant chaque espèce évolue dans une fenêtre environnementale, thermique, dont sa fitness et ses performances physiologiques dépendent. A mesure que le réchauffement climatique s'intensifie, la fenêtre thermique propre à chaque espèce se réduit et les performances liées à la croissance, à la reproduction, à l'alimentation, au comportement ou encore à la compétitivité évoluent et peuvent ne plus être optimales (Mazumder et al., 2015; Pörtner and Farrell, 2008). L'intégration d'un effet de la température, de la salinité, du pH ou de l'oxygène sur les taux de croissance, d'alimentation et/ou de mortalité naturelle permettrait d'évaluer les effets des changements abiotiques de l'échelle spécifique à l'échelle des communautés (Cheung, 2018; Cheung et al., 2009, 2011, 2013a; Sheridan and Bickford, 2011). L'effet de la température sur ces processus pourrait être implémenté via une fonction d'Arrhenius (Brown et al., 2004) comme Blanchard et al. (2012) l'ont mis en place dans un modèle trophique basé sur la taille.

Dans les projections futures, le potentiel adaptatif, phénotypique ou évolutif, des espèces face aux changements climatiques et à la pression de pêche n'est pas pris en compte (e.g. Crozier and Hutchings, 2014; Marty et al., 2015). Or, les espèces marines ont la capacité de s'adapter aux changements globaux, par le biais de la plasticité phénotypique ou de l'évolution, par des modifications des traits d'histoire de vie, des paramètres physiologiques ou bioénergétiques. La prise en compte du potentiel adaptatif des espèces dans un contexte multi-spécifique devrait permettre d'évaluer la capacité des populations marines à s'adapter aux impacts des perturbations anthropiques et d'affiner les projections d'évolution de la biodiversité (Donelson et al., 2019; Lavergne et al., 2010). Le développement du modèle EVO-OSMOSE, débuté en 2019 et basé sur l'ajout de modules évolutif et bioénergétique au modèle OSMOSE, permettra de considérer et d'analyser les dynamiques éco-évolutives des populations et leurs conséquences pour l'exploitation durable des ressources et le futur de la biodiversité. Il pourrait être envisagé d'ajouter ces modules à l'application OSMOSE-MED.

Comme la plupart des modèles écosystémiques à visée opérationnelle, l'incertitude associée à nos projections n'est pas évaluée (Thuiller et al., 2019). Selon Piroddi et al. (2015b), la majorité (61%) des modèles écologiques développés en Europe ne sont pas en mesure de prendre en compte l'incertitude associée à leurs sorties. Pour les 39% restants, l'incertitude est le plus souvent considérée en comparant les sorties des modèles à des données observées. C'est la méthodologie employée dans cette thèse mais elle n'est pas suffisante pour générer un degré de confiance suffisamment élevé pour être employé en routine à des fins de gestion et de conservation (Gal et al., 2014; Hyder et al., 2015; Kaplan and Marshall, 2016). Avec la complexité croissante des modèles écologiques, notamment End-to-End, les différentes sources d'incertitude, structurelles, liées à la qualité et à la variabilité des paramètres en entrée ou au choix des

scénarios socio-économiques (RCPs) implémentés, doivent pouvoir être estimées dans les projections (Cheung et al., 2016; Fulton et al., 2003; Payne et al., 2016). La propagation de l'incertitude le long de la chaîne de modélisation, du modèle physique NEMOMED (CNRM-RCSM4) au modèle de communauté OSMOSE n'a également pas pu être évaluée pendant cette thèse et une analyse de sensibilité rigoureuse des principaux paramètres en entrée du modèle OSMOSE n'a pas été conduite, principalement par manque de méthodologies existantes pour ce type de modélisation ou en raison du challenge que représente l'analyse d'incertitude face à des modèles aussi complexes (Fulton, 2010; IPBES, 2016; Kaplan and Marshall, 2016). Ce point constitue un verrou méthodologique certain qui devrait pouvoir être prochainement levé grâce au travaux en cours impliquant le modèle OSMOSE (Lujan, com. pers.) et se basant sur les méthodologies développées par Lehuta et al. (2010) et Hansen et al. (2019) pour identifier les paramètres les plus sensibles du modèle OSMOSE. L'établissement de projections selon différents scénarios socio- économiques (e.g. RCP2.6, 4.5 ou 6) pourrait constituer une première prise en compte de l'incertitude et permettrait l'identification de bornes d'évolution possible du climat, de la biodiversité et des écosystèmes, l'utilisation d'un ensemble de sorties (e.g. moyennées) de modèles biogéochimiques pour forcer OSMOSE en constituerait une seconde (Araújo and New, 2007; McMahon et al., 2015). A l'échelle globale, la comparaison de sorties de modèles de système terrestre (ESM où Earth-System Model) ou de circulation générale (GCM où General circulation model) est la méthodologie la plus généralement employée (Barange et al., 2014; Bryndum‐Buchholz et al., 2019; IPCC, 2014; Lotze et al., 2018) pour produire des projections "consensus" et s'affranchir de l'incertitude inhérente à chaque modèle. En outre, l'inter-comparaison de modèles écosystémiques, émerge progressivement et représente probablement, à l'instar du projet Fish- MIP (Tittensor et al., 2018), l'une des meilleures approches pour produire des projections réalistes et fiables en s'affranchissant des potentiels biais propres à chaque type de modélisation (Cheaib et al., 2012). Ce point appelle au développement de modèles écosystémiques à l'échelle du bassin Méditerranéen, modèles qui permettront une comparaison des sorties et l'établissement de projections d'ensemble.