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Chapitre 1 - Introduction bibliographique

II. Les alkylphospholipides (APLs) contre le cancer

II.2. Mécanismes d’action des APLs

Depuis la découverte des propriétés des premiers APLs, de nombreuses équipes se sont penchées sur l’étude des mécanismes d’action, ciblés à la membrane cellulaire et non à l’ADN, qui régissent leur activité cytotoxique.89 Parmi elles, on peut citer celles de Eibl, van Blitterswijk, Mollinedo, Carrasco, ou encore de Gamaro.

La structure des APLs leur confère un caractère amphiphile et des propriétés tensioactives qui se traduisent par une valeur élevée de CMC. Ces composés peuvent interagir avec les membranes cellulaires (membrane plasmique, membrane du réticulum endoplasmique, ou de la

mitochondrie…) et modifier leurs propriétés, voire entraîner leur déstabilisation et conduire à la lyse cellulaire ou à la rupture de compartiments intracellulaires.

De nombreux modes d’action ont été proposés pour les APLs (Figure 9). Ils peuvent être classés principalement en trois catégories : ceux faisant intervenir une perturbation du métabolisme des phospholipides et du cholestérol,90 ceux passant par une inhibition de voies de signalisation de la survie cellulaire,91 et enfin, ceux impliquant une activation de voies de signalisation pro-apoptotiques.92 D’autres mécanismes ont encore été identifiés ou restent à élucider, comme ceux passant par une induction de la perméabilité de la paroi mitochondriale,93 par la perturbation des canaux ioniques,94 ou encore par l’altération de la voie autophagique.95

Figure 9. Résumé de divers modes d’action connus des APLs.

II.2.1. Internalisation et résistance cellulaire

Avant de pouvoir exercer leur activité conduisant à la mort des cellules tumorales, les APLs doivent en première instance être internalisés dans les cellules.92 Ainsi, des fibroblastes résistants à l’édelfosine, et donc peu sensibles à son action extracellulaire, peuvent entrer en apoptose si la drogue est introduite dans le compartiment cellulaire par micro-injection.96 Deux voies principales sont impliquées dans le passage de la barrière cellulaire par ces composés. La première est l’endocytose, et plus particulièrement l’endocytose guidée par les radeaux lipidiques (rafts). La seconde implique des enzymes transmembranaires, comme la phospholipide flippase. L’internalisation des APLs par les cellules cancéreuses de lymphomes et de leucémie procède le plus souvent par endocytose alors que les cellules malignes de carcinomes privilégient l’internalisation enzymes-dépendante.91

II.2.1.1 Internalisation par endocytose

L’équipe de van Blitterswijk a démontré l’intervention des rafts lipidiques dans l’endocytose des APLs à partir de cellules cancéreuses du col de l’utérus (lignée HeLa),97 et de cellules de lymphome de souris sensibles et résistantes aux APLs (S49 et S49AR, respectivement).98

L’internalisation de l’édelfosine et de la périfosine dans ces cellules est inhibée à 4 °C, ce qui révèle l’implication d’un processus énergie-dépendant (faisant intervenir une hydrolyse d’ATP). L’internalisation est également diminuée en présence de monensine, un inhibiteur du trafic vesiculaire.99 Par ailleurs, ces deux APLs, ainsi que l’ErPC, démontrent un plus faible potentiel antitumoral lorsque des cellules S49 sont prétraitées à la méthyl--cyclodextrine (MCD) qui déplète le cholestérol des rafts et perturbe ainsi le trafic membranaire.100

II.2.1.2 Internalisation par les flippases

Une déplétion en potassium ou l’utilisation de MCD ne conduit pas à une diminution de l’internalisation de l’édelfosine ou de la périfosine dans le cas de cellules de carcinomes d’épiderme KB.101 Ceci suggère que les cellules KB internalisent les APLs par une autre voie qui doit impliquer des transporteurs. L’équipe de Gamaro confirme cette hypothèse avec divers travaux portant notamment sur l’internalisation spécifique de la périfosine par des cellules KB dans un milieu déplété en ATP,102 et suggère l’intervention d’une aminophospholipide translocase de type P4.103

La démonstration du rôle essentiel de ces P4-ATPases dans le transport des phospholipides dans un modèle de levure,104 et le rétablissement de l’internalisation de la miltéfosine dans des parasites initialement résistants et qui ont été transfectés par un gène codant pour une P4-ATPase fonctionnelle, appuient également cette hypothèse.105

II.2.1.3 Résistance tumorale vis-à-vis des APLs

Comme pour les autres traitements de chimiothérapie (vide supra), l’efficacité antitumorale des APLs est soumise à l’apparition de phénomènes de résistance. Aussi, diverses lignées cellulaires résistantes ont été étudiées afin d’élucider l’origine de ces résistances et les mécanismes impliqués. Ceux-ci apparaissent principalement liés au processus d’internalisation et sont, de ce fait, cellule-dépendants. Une absence ou un dysfonctionnement des translocases, qui transportent les APLs exclusivement de l’extérieur vers l’intérieur de la membrane plasmique, constitue une origine possible de la résistance des cellules de carcicomes, comme les KB.106 A contrario, il a été montré que les pompes à efflux, classiquement responsables de la résistance à la doxorubine, ne sont pas impliquées dans le cas de cellules KB résistantes à la périfosine.103 D’autre part, l’internalisation des APLs par endocytose raft-dépendante dans les cellules sanguines peut être altérée, et donc induire une résistance, par des modifications au niveau des rafts lipidiques. Il a ainsi été montré qu’une dérégulation de la sphingomyéline synthase (SMS1) impliquée dans la synthèse des PCs et l’homéostasie du cholestérol (intégrité des rafts) est responsable de la résistance des cellules S49.107

De manière générale, les données de la littérature indiquent qu’une résistance induite par un APL spécifique entraîne une résistance à l’ensemble des APLs.

II.2.2. Interférence avec le métabolisme

Le premier mode d’action des APLs est une perturbation engendrée au niveau du métabolisme des phospholipides, tels que les phosphatidylcholines, les sphingolipides ou encore le cholestérol, qui sont des composants majeurs et essentiels des membranes cellulaires et des rafts, et dont l’altération peut conduire à un important stress cellulaire, voire à l’apoptose.108

II.2.2.1 Biosynthèse des phospholipides

Les voies de métabolisation des lipides constituent un processus global qui permet de maintenir l’intégrité des membrane cellulaires et d’assurer le bon fonctionnement de la cellule. Une des principales cibles des APLs est la phosphocholine cytidyltransférase (CTP), une enzyme qui intervient dans la synthèse des phosphatidylcholines.90 Les PCs sont les phospholipides les plus abondants des membranes, représentant plus de 50 % des lipides membranaires. L’inactivation de la CTP entraîne une réduction de la biosynthèse des PCs et génère un stress sévère pour le réticulum endoplasmique,109,110 suffisant pour conduire à l’apoptose de la cellule.111 La plupart des APLs précédemment cités ont montré une activité inhibitrice sur cette enzyme dans des lignées cellulaires hépatiques,112 hématologiques,113 ovariennes,114 ou dans des macrophages, même si cette activité n’est pas la seule à déclencher l’apoptose.115 En effet, la méthylation de la phosphatidyléthanolamine, une voie secondaire de synthèse des PCs se trouve également altérée par les APLs.116

II.2.2.2 Homéostasie du cholestérol

À l’image de la phosphatidylcholine, ou de la sphingomyéline, le cholestérol joue un rôle important dans le bon fonctionnement cellulaire puisqu’il est également un constituent majeur des membranes. Le trafic intracellulaire du cholestérol fait intervenir 3 principales organelles : le réticulum endoplasmique (RE) qui gère la synthèse, la régulation et l’estérification du cholestérol, la membrane plasmique (MP) qui accumule le cholestérol, ainsi que les endosomes/lysosomes qui produisent des précurseurs du cholestérol à partir des lipoprotéines de basse densité provenant du réseau sanguin.117 L’équipe de Carrasco est la première à décrire l’implication de la miltéfosine dans la perturbation du métabolisme et du transport intracellulaire du cholestérol dans des cellules du foie et du rein.118 Normalement, quand le cholestérol ne peut plus être stocké dans la membrane plasmique, il est retourné au réticulum endoplasmique pour y être estérifié avant dégradation et maintenir ainsi un niveau stable de cholestérol libre dans la cellule. L’APL inhibe cette étape d’estérification par inactivation de l’acétyl-CoA cholestérol acyltransférase (ACAT), une enzyme du réticulum endoplasmique. L’augmentation intracellulaire du cholestérol libre qui en résulte modifie l’équilibre entre celui-ci et les PCs, équilibre crucial pour l’intégrité des membranes et le fonctionnement des rafts lipidiques. Des activités similaires ont été montrées pour l’édelfosine, la périfosine et l’ErPC.119

II.2.3. Inhibition des voies de signalisation de la survie cellulaire

La perturbation du métabolisme lipidique est certes un évènement majeur pour la cellule mais n’est pas suffisante pour induire l’apoptose, ce qui suggère l’implication des APLs dans d’autres processus vitaux pour la cellule.114 L’inhibition des voies de signalisation de la survie cellulaire et, plus particulièrement, l’inhibition de certaines kinases impliquées dans ces voies, constitue ainsi un autre mécanisme important de l’action des APLs qui a pu être identifié.

PI3K/Akt/mTOR est une voie majeure de signalisation qui régule le cycle cellulaire et qui présente une activité aberrante dans la plupart des cancers. Schématiquement, cette voie peut être activée par un ligand qui se lie à PI3K, une protéine kinase, par le biais de sa sous-unité régulatrice p85. PI3K phosphoryle et active alors une autre protéine kinase, Akt. L’activation d’Akt a plusieurs effets en aval, dont la phosphorylation du phospholipide membranaire PIP2 (phosphatidylinositol-4,5-bisphosphate) en PIP3 (phosphatidylinositol-3,4,5-trisphosphate) et l’activation de mTOR (main Target Of Rapamycin), une kinase impliquée dans la régulation de nombreux processus cellulaires (croissance, prolifération, motilité et survie cellulaire, synthèse des protéines, autophagie, transcription…).

L’inhibition de la voie PI3K/Akt/mTOR par la périfosine procède par l’inactivation d’Akt

via un blocage conformationnel qui est incompatible avec le recrutement de la kinase par PIP3 au

niveau de la membrane.120 La périfosine est de loin l’APL le plus étudié pour l’inhibition d’Akt. Elle fait l’objet actuellement d’essais cliniques en phase II, en combinaison avec des inhibiteurs de mTor comme la rapamycine.75 L’équipe de Bagley a démontré en 2011 que l’érufosine inhibe également la phosphorylation d’Akt, de manière moins importante que la périfosine toutefois.121 La miltéfosine et l’édelfosine ont également été décrites pour intervenir dans l’inhibition de la voie PI3K/Akt/mTor,122 ainsi que d’une voie secondaire, la voie MAPK/ERK (Mitogen-Activated

Protein Kinase/Extracellular-signal-Regulated Kinase), régie par les protéines Ras et Raf.123

II.2.4. Activation des voies de signalisation pro-apoptotiques

À côté de leur pouvoir inhibiteur des voies de signalisation de la survie cellulaire, les APLs interviennent également en activant les voies de signalisation pro-apototiques, ce qui constitue un troisième mécanisme d’action antitumorale.

II.2.4.1 SAPK/JNK

Les APLs ciblent la voie de signalisation pro-apoptotique SAPK/JNK (Stress-Activated

Protein Kinase/Jun N-terminal Kinase) et participent donc au déclenchement de l’apoptose par la

voie intrinsèque. Verheij et coll. ont démontré, pour l’édelfosine, la miltéfosine et la périfosine, des propriétés d’induction dose-dépendante de l’activité de SAPK.124 Parallèlement, l’équipe de Mollinedo a montré que l’expression de l’ARN messager c-jun est augmentée d’un facteur 17 à 38

pour les lignées hématologiques Jurkat et HL-60, après 4 heures d’exposition à l’édelfosine.125 Cette expression se traduit par l’activation de JNK et induit une forte apoptose après 6 heures. Plus récemment, une réduction de l’apoptose induite par l’édelfosine a été observée à la suite de l’inhibition d’ASK1 (Apoptosis Signal-regulating Kinase 1), une kinase directement impliquée dans la voie et capable de l’activation de celle-ci lorsqu’ASK1 est surexprimée par transfection avec un plasmide.126 Enfin l’implication de la voie SAPK/JNK dans l’apoptose de cellules de glioblastome traitées à l’ErPC a été observée, l’apoptose étant réduite par l’action d’inhibiteurs de kinases spécifiques à cette voie, bloquant par exemple l’interaction de JNK avec son substrat.127

II.2.4.2 Fas/CD95 et apoptose directe

L’apoptose directe peut également être induite selon la voie dite extrinsèque. Suite à la liaison de ligands solubles extracellulaires (TNF- FasL/CD95L et TRAIL) à leurs récepteurs de mort, ancrés à la membrane, ceux-ci trimérisent et s’associent à la protéine adaptatrice FADD (Fas

Associated Death Domain) pour former le complexe DISC (Death-Inducing Signaling Complex).

Ce dernier active les pro-caspases 8 initiatrices et déclenche l’action d’une cascade de caspases menant à l’apoptose (Figure 10). Le ligand FasL possède un récepteur de mort (Fas), le ligand TRAIL, lui, en en possède 2 : TRAIL-R1 et TRAIL-R2.

Figure 10. L’induction de l’apoptose par la voie extrinsèque, commune à Fas/CD95 et TRAIL.

Si la voie d’apoptose extrinsèque est normalement activée par des facteurs externes, il est possible de l’initier au sein de la cellule en provoquant une réorganisation des récepteurs, et, plus précisément, en induisant le regroupement de ceux de Fas/CD95 sous la forme de trimères actifs.128

C’est de cette manière que les APLs semblent induire l’apoptose dans le cas des cellules hématologiques. En effet, le groupe de Mollinedo a démontré qu’une redistribution des récepteurs

Fas/CD95 dans les rafts lipidiques s’opérait, sans intervention du ligand FasL/CD95L,96 à la suite du traitement de cellules plasmatiques de multiples myélomes (MM cells) par l’édelfosine ou la périfosine.129,130 Ces travaux posent néanmoins plusieurs questions comme la susceptibilité aux APLs d’un type cellulaire à l’autre ou la nécessité de la présence de Fas/CD95.131,132 En effet sur des cellules déficientes en Fas/CD95, l’apoptose n’est pas induite par l’édelfosine, ce qui est cohérent avec le mécanisme proposé, mais elle ne l’est pas non plus avec TRAIL ou TNF-, dont les récepteurs restent pourtant exprimés (Figure 11). Par ailleurs, le groupe de van Blitterswijk, par exemple, n’a pas observé d’inhibition d’apoptose induite par l’édelfosine ou l’ErPC lorsque la voie associée à Fas/CD95 était entravée.133 En conclusion, le mécanisme d’action proposé reste encore relativement controversé.92

Figure 11. La déplétion de Fas sur cellules Jurkat produit des cellules Fas-déficiences (A), qui sont alors résistantes

à l’action apoptotique des APLs, ce qui prouve le rôle de Fas dans leur mode d’action (B).

II.2.5. Activation de l’autophagie

L’autophagie est initialement une forme de survie cellulaire faisant intervenir des organelles d’autodigestion de résidus intracellulaires, appelés autophagosomes et autolysosomes, qui permettent de fournir des nutriments à la cellule lorsque celle-ci se retrouve dans des conditions défavorables à son développment.134 Néanmoins, ce processus régulé par les kinases PI3K impliquées dans la survie, peut conduire à la destruction de la cellule et constituer une voie de mort programmée.134 Le métabolisme lipidique et le processus d’autophagie semblent liés135 et des perturbations indirectes peuvent être l’élément déclencheur de cette voie de mort cellulaire programmée. Entre autres, l’intervention de la périfosine dans le déclenchement de l’autophagie a été mentionnée pour la première fois en 2009,136 et cette observation a également été faite avec l’érufosine.137 Globalement, les dérégulations réalisées par les différents APLs au niveau des processus associés au cholestérol et aux phospholipides entraînent l’accumulation d’autophagosomes dans la cellule et l’arrêt cellulaire,138,139 une implication grandement étudié par l’équipe de Carrasco.95 Toutefois, ce nouveau mécanisme d’action, bien qu’intéressant, nécessite d’être plus amplement étudié.