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La lutte mortelle des classes sociales

CHAPITRE SOUVENIR ET SIGNIFICATION DE LA MORT

5.1. La lutte mortelle des classes sociales

L’œuvre de Morrison rappelle la lutte mortelle des classes sociales. Toutefois, parler de cette lutte consisterait d’abord à définir ce que c’est une classe. D’un point de vue

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sociologique la classe est un « groupe d’individus caractérisés par une situation économique, politique, culturelle, etc., commune. »280 De ce point de vue, les Noirs qui vivent la même situation peuvent constituer une classe de même que les Blancs. Mais une autre définition est donnée par Karl Marx qui va un peu plus loin en essayant de donner les éléments qui constituent une classe :

Qu’es-ce qui constitue une classe ? […] A première vue […] l’identité de revenus et [les] sources [des] revenus : voici trois grands groupes sociaux (travailleurs salariés, capitalistes et propriétaires fonciers) dont les membres individuels vivent respectivement du salaire, du profit et de la rente.281

Peut-on alors parler de classes dans le texte de Morrison si l’on se réfère à la définition de Karl Marx ? A première vue la réponse est négative car dans ses œuvres, Morrison se focalise plus sur le volet historique que sur le volet économique qui implique les notions de travail et de salaire, incontournables pour le capitalisme.

Par contre, en analysant le texte de Morrison de manière plus profonde, l’on se rend compte de l’existence de classes. Le terme connait une évolution et donne naissance au terme de « classe sociale » définie sociologiquement comme l’« ensemble des personnes qui ont en commun une fonction, un genre de vie, une idéologie. »282 L’esclavage qui constitue le moteur dans l’œuvre de Morrison, implique forcément ces aspects dans la mesure où on y trouve des maîtres, d’une part et des esclaves de l’autre. Selon le Marxisme, « La classe sociale est définie à partir de l’économie. C’est la possession ou la non possession qui constitue le fondement de l’appartenance à une classe sociale. »283

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Jacqueline Russ et Clotilde Badal-Leguil. Les référents : dictionnaire de philosophie. op. cit., p. 59.

281

Karl Marx. Fragments, in Œuvres, Economie, t. II, p. 1485, La Pléiade, Gallimard. In. Jacqueline Russ et Clotilde Badal-Leguil. Les référents : dictionnaire de philosophie. op. cit., p. 59.

282

Jacqueline Russ et Clotilde Badal-Leguil. Les référents : dictionnaire de philosophie. op. cit., p. 60.

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Si on se réfère à cette dernière position du Marxisme, la première définition de Marx qui veut qu’il y ait travailleurs salariés, capitalistes et propriétaires fonciers pour qu’on puisse parler de classe comporte sans doute des limites, car pendant l’esclavage, on a des individus qui ont le droit de possession (les maîtres) et d’autres, possédés qui n’ont aucun droit de possession, pas même par rapport à leurs progénitures, et qui travaillent sans salaires (les esclaves). Chaque entité constitue pourtant une classe sociale qui doit faire face à l’autre pour défendre ses intérêts. C’est ce qui explique la confrontation très fréquente entre les maîtres et les esclaves.

Toutefois, il faut noter qu’après l’abolition de l’esclavage qui laisse des séquelles comme le racisme, cette confrontation continue entre les Blancs majoritaires et les Noirs qui constituent une minorité aux Etats-Unis. En se référant spécifiquement au texte de Morrison, on comprend facilement que l’histoire des Etats-Unis est fondée sur la lutte des classes définie comme un « antagonisme entre une classe dominante et une classe dominée, permettant de comprendre le déroulement historique. La lutte des classes représente, selon les marxistes, le moteur de l’évolution sociale. »284

Dans un sens, tout comme dans un autre, l’écriture de Morrison peut exprimer la lutte mortelle des classes. On y retrouve beaucoup de morts qui sont provoquées par la lutte des classes depuis l’esclavage laissant des séquelles comme le racisme jusqu’à aujourd’hui.

Dans le combat pour l’acquisition de profit, la lutte des classes est inévitable. Il met en relief, riches et pauvres, ou bourgeois et prolétaires qui se battent et s’entre-tuent pour atteindre et rester au sommet de la pyramide économique. Dans les romans de Morrison, spécialement, Beloved et A Mercy, la lutte des classes est apparente. Elle concerne les maîtres et les esclaves qui vivent dans un climat de tension intense ménant souvent à la mort. Dans

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183 Home, la lutte mortelle concerne les soldats qui s’affrontent et meurent dans les champs de

bataille pendant que les véritables commanditaires restent à la maison sain et sauf. Aussi, dans

Song of Solomon et Paradise, Morrison fait-elle allusion à cette confrontation tragique entre

les Blancs et les Noirs.

D’abord dans Beloved et A Mercy la vie des Noirs est perturbée à cause de la quête anarchique de capitaux des maîtres qui, du fond de leurs êtres, ont la ferme conviction que seule l’accumulation de richesses peut permettre de prétendre à une vie réussie. Dans cette nouvelle philosophie, aucun moyen d’accroître ses revenus n’est écarté. Il faut alors multiplier ses gains même si l’on doit séparer ou tuer des familles entières. La mort constitue, à cet effet, une des conséquences les plus dramatiques du capitalisme qui ne fait aucune distinction entre le bien et le mal pour atteindre son objectif de développement.

Epuisés par les conditions d’existence dans les plantations, certains esclaves ont l’ultime conviction que la mort est meilleure que leur vie terrestre. Cette comparaison entre vie terrestre et vie de l’au-delà est soulevée dans Beloved où l’auteur donne la parole et la liberté de choix à certains de ses personnages. Si certains croient à la providence et pensent que les choses peuvent changer un jour, d’autres, encore pessimistes, sont convaincus que l’au-delà est une délivrance à la souffrance terrestre. La mort qui constitue une chose miraculeuse et très effrayante devient ainsi ordinaire et très banale. Au fait, elle est banalisée non seulement par les capitalistes qui en usent et abusent pour défendre leurs intérêts, mais également par certains esclaves qui l’utilisent pour éviter l’esclavage à leurs progénitures.

Dans Beloved, la mort a frappé la famille noire de Sweet Home à 124 spécialement à partir de l’arrivée de Schoolteacher dans la plantation. Morrison utilise ce personnage pour montrer les conséquences désastreuses que la recherche de capitaux a eues sur les Noirs. Avant son arrivée, les Sweet Home Men, même sous l’autorité de Mr. Garner, vivaient en parfaite harmonie. Ils pouvaient utiliser des pistolets, monter sur des chevaux et encore mieux

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se marier entre eux tout en restant la propriété de la famille Garner. Le mariage entre Halle Suggs et Sethe est une parfaite illustration du meilleur traitement qui était réservé aux Noirs de Sweet Home avant Schoolteacher. Mr. Garner se vantait même de les appeler “men’’ pour montrer que ses esclaves étaient différents des autres.

Cependant, l’arrivée de Schoolteacher à Sweet Home a tout bouleversé; les choses vont de mal en pis. Morrison emprunte ce personnage pour montrer la dangerosité du pouvoir qui rend mauvais et impitoyable. Beaucoup de personnages bons, à l’origine, sont rendus fous par le peu de pouvoir qu’ils ont détenu en un moment donné. Schoolteacher n’est pas une exception à cette règle. Même s’il n’est pas une référence en termes de management ou de leadership, on peut se convaincre facilement du pouvoir qu’il exerce sur la vie de ses esclaves. Avec Schoolteacher, tuer ou mourir devient un acte banal ; l’au-delà pour les esclaves a beaucoup plus de valeur que la vie présente. Du temps de Mr. Garner aucune mort n’a été observée en ce qui concerne la famille noire. Mais juste après son remplacement par Schoolteacher, la liste des morts s’allonge de façon considérable. On peut citer, entre autres, la mort brutale de Sixo qui, étant l’initiateur de la fuite des Noirs de Sweet Home, est sauvagement abattu. Il ne verra pas l’enfant que The Thirty-Mile Woman attend de lui. Mais au moins il affronte la mort avec beaucoup de soulagement en ayant la ferme conviction que cet enfant naîtra libre dans la mesure où, sa femme, The Thirty-Mile Woman a réussi à s’évader avec sa grossesse. A l’image des grands hommes comme le Christ, par exemple, il meurt pour libérer son peuple et devenir plus grand. La mort pour lui devient un acte d’engagement pour combattre l’injustice.

En dehors de The Thirty-Mile Woman, d’autres personnages sont affectés par la disparition de Sixo. Il s’agit par exemple de Sethe. A part Halle, Sixo est le seul homme de Sweet Home qui aidait Sethe à s’occuper de ses enfants. De ce fait, sa mort représente un vide énorme pour la famille noire de Sweet Home mais au-delà, elle symbolise la mort d’un

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peuple. Sixo se réfère au “Sixty Million and more’’ mentionné au début du roman. Comme une note inscrite sur un tombeau, cette épigraphe sert de dédicace aux nombreuses victimes de l’esclavage assassinées dans les plantations ou cruellement assommés et jetées dans l’océan. En résumant toutes ces pertes à celle de Sixo, Morrison semble dédramatiser la mort en l’amenant à un niveau beaucoup plus ordinaire.

Les morts assassinés pendant la période esclavagiste ne peuvent pas disparaître définitivement. Le personnage de Sixo en est une parfaite illustration car, en laissant derrière lui une veuve enceinte, il peut s’assurer que sa disparition n’est que physique, mais une partie de lui très intime, son sang continuera d’exister sur terre comme s’il n’avait jamais disparu. Sixo a donc réussi à lutter contre la mort de même que Halle et tous les autres esclaves qui, pendant leur séjour terrestre sont parvenus à laisser derrière eux une progéniture pour leur héritage.

Aussi dans A Mercy, le personnage esclave de Sorrow parvient tout de même à être très heureuse et satisfaite après avoir donné naissance à une fille. Dans sa conception de la vie, seul un enfant peut rendre quelqu’un complet et immortel. La procréation est alors perçue comme une autre forme de renaissance, de résurrection ou de vie éternelle. C’est pourquoi dans beaucoup de traditions et de cultures, toute personne incapable de procréer ou d’engendrer des enfants est considérée comme éphémère et est appelée à disparaître d’un moment à l’autre.

Pour lutter contre la disparition des Noirs ayant vécu les conditions horribles de l’esclavage, abattus dans les plantations ou jetés dans l’océan atlantique à travers la longue traversée, Morrison réactualise le passé dans Beloved et A Mercy. Dans ces deux romans, un des objectifs principaux de l’auteur est de réécrire l’histoire pour mieux la faire connaître aux jeunes générations et de lutter pour conserver et honorer l’âme des morts. Elle refuse qu’on

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les oublie et pousse tout un chacun à assumer sa part de responsabilité dans l’histoire qu’il a faite ou héritée. Dans cette lancée Martin Luther King, Jr affirme:

S’il n’en était pas ainsi », comme dira King au Magazine Playboy, « le sud blanc ne serait pas autant la proie d’un profond sentiment de culpabilité pour la façon dont les Noirs ont été traités_ culpabilité de les traiter avec condescence, de les humilier, de les brutaliser, de les dépersonnaliser, de les chosifier ; culpabilité de se mentir à soi-même. De là vient cette schizophrénie dont le sud continuera à souffrir jusqu’à ce qu’il ait connu sa crise de conscience.285

King fait allusion aux nombreuses humiliations et morts que les Noirs ont endurées dans les chaudes plantations américaines particulièrement du Sud à cause de la quête permanente de capitaux et de la boulimie du pouvoir des maîtres blancs. Pour King tout comme beaucoup d’auteurs africains-américains, le capitalisme a déstructuré la famille noire de manière désastreuse et installé un trouble psychologique et un sentiment de culpabilité dans la conscience des Blancs.

Dans Beloved et A Mercy la mort constitue un élément central. Elle est omniprésente dans les deux œuvres et frappe la famille noire au même titre que celle blanche. Au fur et à mesure que l’on continue la lecture, on se rend compte que le nombre de pertes humaines s’accroit. D’abord dans Beloved, on enregistre plusieurs pertes comme celle de Baby Suggs qui, abattue par le meurtre de Sethe sur sa fille et le départ sans retour de ses petits-fils Buglar et Howard, s’éteint peu à peu,

Baby Suggs died shortly after the brothers left, with no interest whatsoever in their leave-taking or hers, and right afterward Sethe and Denver decided to end the persecution by calling forth the ghost that tried them so. Perhaps a conversation, they thought, an exchange of views or something would help. So they held hands and said, “come on. Come on. You may as well just come on.’’286

285

Stephen B. Oates. Martin Luther King, Jr. (1929-1968), New York: LE CENTURION, 1982, p.138.

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La mort de Baby Suggs causée par l’intrusion inopinée de Schoolteacher et ses hommes à 124 pour ramener sa belle fille et ses petits enfants à Sweet Home a laissé un vide énorme dans la famille noire. En effet, après soixante ans d’esclavage et dix ans de liberté, Baby Suggs devient une icône pour toute la communauté noire de Cincinnati. Elle lance un appel à l’unité et surtout à l’amour de soi et du prochain pour faire face à la dictature cruelle des capitalistes blancs qui les vilipendent et les vendent comme des animaux pour s’enrichir et améliorer leurs conditions de vie. C’est pourquoi, alarmée par cette situation désolante, Suggs convoque ses membres à la clairière:

She told them that the only grace they could have was the grace they could imagine. That if they could not see it, they would not have it. ‘Here,’ she said, ‘in this here place, we flesh, flesh that weeps, laughs; flesh that dances on bare feet in grass. Love it. Love it hard. Yonder they do not love your flesh. They despise it.287

Pour Baby Suggs, la seule manière de lutter contre ces maîtres blancs qui, à cause de leur matérialisme, ont transformé la vie des millions de Noirs en enfer c’est de se retrouver unis en prônant l’amour et le sens du pardon. Elle continue à sensibiliser les Noirs en ces termes:

They [white people] don’t love your eyes; they’d just as soon pick em out. No more do they love the skin on your back. Yonder they flay it. And O my people they do not love your hands. Those they only use, tie, bind, chop off and leave empty. Love your hands ! Love them. Raise them up and kiss them. Touch others with them, pat them together, stroke them on your face ‘cause they don’t love that either. You got to love, you.288

Cependant, malgré la détermination forte de Suggs à lutter contre la dictature des Blancs et à conserver la paix et le bonheur des Noirs, sa résistance est fragilisée par le démantèlement de sa famille par Schoolteacher. Psychologiquement anéantie, elle se laisse

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Toni Morrison. Beloved. op. cit., p. 88.

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aller graduellement dans le monde des disparus et devient bientôt un souvenir dans la tête des nombreux disciples qui l’entouraient dans la clairière.

La notion de clairière ou “Clearing’’est très symbolique dans Beloved. Elle symbolise, non seulement le lieu de rencontre de la communauté noire de Cincinnati pour discuter des problèmes les concernant, mais elle peut être un lieu de retrouvailles pour les esprits invisibles.

La mort de Baby Suggs est l’occasion saisie par Morrison pour insérer des parties de l’Afrique traditionnelle dans son récit. En fait, la communauté noire qui chante, danse et festoie suite à la mort de Suggs renvoie à l’imagination ou à la perception africaine de la mort qui n’est plus une fatalité dont il faut avoir peur. Ici on célébre la mort comme on en ferait avec la naissance parce que toutes les deux constituent un nouveau départ vers une autre vie, peut être même plus exaltante.

Au fait, Morrison à travers Beloved et A Mercy montre le caractère sadique et inhumain des maîtres blancs qui ont foulé au pied toute notion d’éthique ou de morale. Tenant énormément à la détention d’esclaves, ces derniers, pour des raisons lucratives, ont exigé le travail forcé aux indigènes qu’ils ont trouvés dans leurs colonies pour fructifier rapidement leurs revenus économiques. Henri Sée défend:

Une autre pratique, non moins lucrative, ce fut le travail forcé que, dans leurs colonies, les peuples Européens exigèrent des indigènes: Espagnols, Portugais, Hollandais se montrèrent aussi impitoyables les uns que les autres envers leurs sujets de race rouge ou de race jaune. En Amérique, dans les Antilles surtout, il y eut mie, véritable dépopulation des Indiens, si bien qu'il fallut les remplacer par des nègres, que la traite chercha en Afrique, traite meurtrière, et qui rapporta aussi d'énormes profits.289

Henri Sée insiste sur le caractère meurtrier de la traite négrière. Ce même caractère est observé plus particulièrement dans Beloved où Morrison, en plus de la mort de Baby Suggs,

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Henri SÉE (1864-1936). Les origines du capitalisme moderne (Esquisse historique). Paris: Librairie Armand Colin, 1926, p. 42.

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dépeint plusieurs autres disparitions liées à la quête démesurée de capitaux des maîtres blancs. L’Occident est ainsi devenu riche en baignant dans le sang des autres. Pour Sée qui reprend Werner Sombart, « Nous sommes devenus riches parce que des races entières, des peuples entiers sont morts pour nous ; c'est pour nous que des continents ont été dépeuplés ».290 En traitant de la question des nombreux morts dans ses œuvres, Morrison critique l’Occident qu’elle semble prendre pour la source de beaucoup des malheurs qui frappent les Noirs et le continent africain, en général.

A part Baby Suggs, la quête de profit a causé aussi la mort de plusieurs autres personnages noirs parmi lesquels on retrouve Halle Suggs. En effet, à l’instar de sa mère, la disparition de Halle qui se justifie par un silence tout le long du roman a installé un malaise énorme dans sa famille de 124. Sa femme, Sethe est transformée en veuve sans quelqu’un pour lui apporter soutien et consolation à part sa fille Denver et Paul D qui arrive in extremis pour chasser le fantôme de Beloved. Elle se retrouve toute seule et son passé cruel s’acharne à faire d’elle un personnage snobé, méprisé par ses paires. Elle souffre de l’absence de son mari et cherche une consolation en acceptant Paul D dans sa maison.

Egalement, les enfants de Halle souffrent-ils profondément de son absence. Même si sa mort n’est pas explicitement annoncée dans le roman, elle se fait constater par son silence assourdissant qui en est une caractéristique redoutable. L’idée de la mort de Halle fait peur à Baby Suggs et à Sethe, mais elle installe une situation maléfique chez ses enfants qui ne le reverront plus jamais (Buglar, Howard, Beloved) ou qui ne le verront pas une seule fois (Denver). Ils sont orphelins de père sans pouvoir véritablement se fier à leur mère.

L’absence et le silence de leur père est similaire à la mort; et la relation d’amour qui existe entre Sethe et Paul D semble l’attester. Sethe est comme une veuve qui cherche un

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