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LA FICTION DE MORRISON ET L’HISTOIRE DES AFRICAINS AMERICAINSDES AFRICAINS AMERICAINS

La fiction de Morrison est inséparable de l’histoire des Africains Américains. Cette réalité est d’autant plus valable qu’elle refuse délibérément de faire de tous ses personnages centraux, des Noirs. Si pour elle écrire consiste à mettre en exergue la souffrance des couches vulnérables, il n’y a aucune raison pour qu’elle parle particulièrement d’une autre question différente de celle concernant la communauté noire vivant depuis longtemps dans un milieu raciste, ségrégationniste et sexiste. C’est ainsi qu’elle remonte plus loin pour, à travers sa fiction, raconter l’histoire de l’esclavage et de la traite négrière qui sont restés deux périodes inoubliables dans l’agenda historique des Noirs en Amérique.

1. 1. Le passé comme moteur d’inspiration chez Morrison

D’une manière ou d’une autre, l’œuvre de Morrison continue toujours de s’inspirer du passé particulièrement de l’esclavage et de la traite négrière. Dans ses romans, ces deux questions sont soient traitées directement comme c’est le cas dans Beloved et A Mercy ou indirectement comme dans The bluest eye, Song of Solomon, Paradise et Home où on retrouve des faits que seul l’esclavage ou la traite négrière peut justifier. Ceci est une manière pour elle de lier le passé au présent, de justifier le présent en s’appuyant sur l’histoire.

Quand dans The bluest eye, Cholly Breedlove cherche à avoir des yeux bleus à tout prix, cela dénote d’une jeune fille exclue à cause de son appartenance raciale qui cherche à

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s’insérer dans la majorité blanche pour fuir son isolement et sa solitude. C’est comme l’esclave noir qui, à cause de la couleur de sa peau, se confronte à une situation impassible. Quelles que soient les manœuvres qu’il fera, il restera toujours un Noir et facilement identifiable en cas d’évasion. Cholly tout comme l’esclave sont condamnés à accepter leurs sorts et de vivre avec, ou de périr et être oubliés comme les autres Noirs.

La situation des sans abris ou ‘homelessness’ qui frappe la famille de Cholly ou même celle de Frank Money dans Home, est une marque de l’esclavage. Toutes les deux familles sont exclues de la seule maison qu’elles avaient pour se retrouver dans la rue avant d’être secourues par des proches parents ou des gens appartenant au même groupe qu’eux. A travers ces secours, on voit aussi la solidarité noire qui a toujours rythmé l’esclavage comme c’est le cas dans Beloved où la communauté noire s’érige en bouclier pour empêcher Sethe d’être pendue après son assassinat sur sa fille. On retrouve également une solidarité pareille dans A

Mercy, où une communauté d’esclaves dans la ferme de leur maître, Jacob Vaark vit soudée

comme des frères et sœurs.

La fuite de neuf familles dans Paradise est aussi une inspiration de l’esclavage. En fait cette fuite qui les conduit dans un couvent, peut symboliser celle d’esclaves fuyant leurs maîtres et cherchant à échapper aux conditions de détention inhumaines pour trouver la liberté et le bonheur. Aussi dans Song of Solomon, Morrison est-elle inspirée par l’histoire d’hommes forcés à abandonner leurs partenaires pour toujours quand on se réfère à l’histoire de Solomon quittant sa femme et ses enfants pour un lieu inconnu comme l’atteste ce passage : “Everybody ! He left everybody down on the ground and he sailed on off like a black eagle. O-o-o-o-o-o Solomon done fly, Solomon done gone/ Solomon cut across the sky; Solomon gone home.’’30

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En plus, dans ce roman, on a la situation de la famille de Pilate qui renvoie à l’esclavage. En fait, aussi bien Reba que Hagar ignorent leurs pères. Cette situation renvoie à une réalité esclavagiste où l’enfant esclave connait souvent sa mère sans avoir une idée exacte de son vrai père.

Comme sources d’inspiration, l’esclavage et la traite négrière sont ainsi présents dans la fiction de Morrison. On les sent soit de manière directe ou indirecte. Toutefois, ils sont au centre de Beloved et A Mercy, où l’auteur met l’accent sur l’arrivée historique des Noirs en Amérique. Cette arrivée s’exprime à travers des échanges commerciaux, où on prend par force les fils du continent africain pour les vendre en Amérique. Historiquement, cela implique trois continents : l’Europe, l’Afrique et l’Amérique que Morrison indique clairement dans A Mercy où Senhor D’Ortega qui est Portugais d’origine, se rend en Afrique pour prendre des Africains et les vendre en Amérique.

Il s’agit du commerce triangulaire avec, comme principales marchandises, les fils d’Afrique. Autrement dit, le commerce est au centre même de l’institution de l’esclavage qui cautionne la supériorité de la race blanche sur la race noire. Elle légalise aussi l’achat du Noir par le Blanc. C’est un capitalisme commercial dont le produit le plus prisé dans le marché demeure le Noir, qui est acheté à bas prix pour être vendu et exploité de manière inhumaine dans les plantations américaines.

La traite négrière ou le commerce du Noir par le Blanc constitue une source d’inspiration pour Morrison. Elle en use pour évoquer l’histoire de sa communauté qui est victime de discrimination et de ségrégation depuis des siècles. Ce que cette communauté a vécu et continue de vivre dans une Amérique toujours sous l’influence du racisme est loin de l’hypothèse de Herbert McClosky et John Zaller selon laquelle, « La théorie et la pratique de

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la démocratie reposent sur l’idée que toutes les personnes valent autant les unes que les autres…»31

L’éloignement de cette réalité est également démontré par Morrison à travers ce passage :

For me - a writer in the last quarter of the twentieth century, not much more than a hundred years after Emancipation, a writer who is black and a woman - the exercise is very different. My job becomes how to rip that veil drawn over "proceedings too terrible to relate." The exercise is also critical for any person who is black, or who belongs to any marginalized category, for, historically, we were seldom invited to participate in the discourse even when we were its topic.32

Il est clair ici que Morrison semble opter une attitude rebelle face à la tyrannie blanche qui, en nourrisant des sentiments ethnocentriques, refuse la participation des Noirs au discours les concernant.

En évoquant l’esclavage et la traite négrière dans sa fiction, Morrison cherche à mettre une rupture aux nombreux mensonges racontés de l’autre côté par certains historiens ou écrivains blancs. A travers ses œuvres fictives, elle participe à la réécriture et à l’élaboration du dicours qui ne doit pas être l’apanage de l’intelligencia blanche. Dans A Mercy, par exemple, elle s’inspire de l’esclavage pour montrer l’origine de l’histoire de l’Amérique où Noirs et Blancs, maîtres et esclaves, tous vivaient sans les barrières racistes. A cette époque, l’esclavage ne connaissait pas de racisme ; par contre le racisme était le résultat de l’esclavage parce qu’il était profitable.

On y trouvait des esclaves à la fois noirs et blancs. Ce qui est une façon de prouver encore une fois que la prétention qu’il existe des hommes meilleurs que d’autres est une fausse hypothèse, car dans l’histoire de l’Amérique, tous ont connu l’esclavage. Aussi, en

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Herbert McClosky et John Zaller. Capitalisme et démocratie : l’Amérique juge de ses valeurs. Paris: Economica, 1990, p. 21.

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Toni Morrison. “The Site of Memory”. In. Inventing the Truth: The Art and Craft of Memoir,2d ed., ed. William Zinsser. Boston; New York: HoughtonMifflin, 1995. p. 91.

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évoquant ces moments forts de l’histoire de l’Amérique, Morrison s’est mise à rêver d’une terre promise où les gens, à l’image des esclaves chez Jacob Vaark, vont s’aimer mutuellement et cesseront de se juger à cause de la couleur de leurs peaux pour aller vers des questions plus essentielles à la vie telles que la solidarité, l’hospitalité et le sens de la communauté.

En montrant des maîtres, à l’image de D’Ortega qui descendent en Afrique pour acheter des Noirs et les vendre en Amérique, Morrison cherche implicitement à prouver que la sauvagerie se trouve plutôt chez ces Blancs qui, au nom de l’économie, n’hésitent pas à déshumaniser les Noirs. Ils les comparent à des animaux qui n’ont d’utilité que pour servir à la reproduction et à l’agriculture, ce qui conduit à la perte de toute leur humanité.

En lisant l’histoire de Sethe qui assassine sa fille, le lecteur est tenté par l’idée de son inhumanité. Mais en y creusant de façon plus profonde, il devient évident que c’est le maître qui est à l’origine de la fuite de Sweet Home, en l’occurrence, Schoolteacher qui est plus inhumain. Même si elle est physiquement très faible, Sethe a des capacités morales exceptionnelles qui lui permettent de transcender la réalité de l’esclavage. Elle refuse que ses enfants retournent à la plantation de Sweet Home dirigée par Schoolteacher depuis la mort de Mr. Garner.

A travers cet assassinat, Morrison s’inspire de la vraie histoire d’une esclave, en la personne de Margarite Garner qui, fuyant ses maîtres pour retrouver la liberté, a simplement préféré mettre fin à la vie de sa fille quand elle est ratrappée. Cette partie est l’événement central dans Beloved car toutes les narrations vont tourner autour d’elle.

Le fait que Morrison accorde à Sethe une certaine possibilité de choix entre le retour à Sweet Home de ses enfants et la mort constitue un point important dans sa politique de redonner à l’homme noir ce qu’on tente de lui ôter: sa dignité. Morrison met Sethe dans une situation de choix extrêmement délicat quand Schoolteacher et ses hommes viennent à 124

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pour la ramener avec sa progéniture à la plantation, autrement dit à l’esclavage. Mais par dignité que certains appellent plutôt orgueil, elle tue sa fille aînée pour lui faire éviter un éventuel retour à la servitude.

Pour Schoolteacher ainsi que tous les maîtres blancs, ce qui est important n’est pas de rendre aux Noirs leur dignité en tant que des individus normaux, mais plutôt la bafouer pour tirer profit de leurs forces physiques. Pour ces Blancs, la maximisation de profit est beaucoup plus importante que toute autre considération. Ni la religion ni l’éthique ne les canalisent et ils s’adonnent à toutes sortes de méthodes illicites pour se faire du profit. Ils font fi des questions de statut, de naissance, de religion ou de race ; tout ce qui est utile pour eux est l’acquisition ou la maximisation de profit. Selon Herbert McClosky et John Zaller « Aussi, quand une société se soucie de maximiser les profits, les questions de statut, de naissance, de race ou de religion deviennent secondaires ou inopportunes- peut-être même nuisibles »33.

A travers cette assertion, il est donc évident que les propriétaires d’esclaves accordent plus de crédit aux valeurs capitalistes qu’à toutes les autres réunies. Même la démocratie, qui semble aujourd’hui constituer la fierté des Américains, était dangereusement fragilisée pendant l’esclavage. On est alors très éloigné de la période où McClosky et Zaller soutenaient que:

Deux grandes croyances dominent la vie de la nation Américaine depuis ses origines : la foi dans le capitalisme et la foi dans la démocratie. Que ces croyances soient décrites comme le crédo Américain, la solution de Locke ou le consensus Américain, ou selon nos préférences l’éthos Américain, il est évident que les valeurs capitalistes et démocratiques ont fortement influencé le cours et le caractère de l’évolution qui a marqué la nation Américaine ; elles continuent de faire autorité dans la culture politique nationale34.

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Herbert McClosky et John. Zaller. Capitalisme et démocratie : l’Amérique juge de ses valeurs, op. cit., p. 178.

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Le capitalisme encourage l’accumulation des richesses et la démocratie vise à assurer une égalité et un mode de vie convenable à tous. Sauf que dans le contexte de la traite négrière, la démocratie n’existait que pour les riches, les forts, les gens organisés.

Les Noirs, qui constituaient des objets à vendre, autrement dit, des marchandises, n’étaient pas concernés par les questions démocratiques, car on les sous-estimait. Par exemple, en trayant Sethe, “they stole it[Sethe’s milk] ; after they handled me like I was the cow, no, the goat“35, Schoolteacher voit en elle, le statut d’un animal. Schoolteacher se contrarie lui-même en s’adressant à ses neveux “No, no. That’s not the way. I told you to put her human characteristics on the left; her animal ones on the right. And don’t forget to line them up’’36 Là aussi, Morrison montre l’inhumanité de Schoolteacher.

Même s’il prend les Noirs pour des sous humains, Schoolteacher peine à le démontrer. Sa position dans ce sens ne se justifie que par sa ruée vers le profit. Son prédécesseur Mr. Garner appelle ses esclaves “men’’ (hommes) mais sa manière de les traiter au quotidien démontre le contraire. Selon Peter J. Parish,

In the American South, as elsewhere, slavery rested upon a basic contradiction: Its guiding principle was that slaves were property but its everyday practice demonstrated the impossibility of living up to, or down to, that denial of the slave’s humanity. The master learned to treat his slaves both as property and as men and women, the slaves learned how to express their humanity even while they were constrained in much of their lives to accept their status as chattel.37

Dans Beloved tous les Noirs esclaves sont considérés comme des animaux ; ce qui veut dire que leurs maîtres peuvent les vendre sans l’aval de leurs parents. Cette situation peut être également observée dans A Mercy. Selon certains critiques ce roman vient compléter ou continuer Beloved. Tous les deux traitent de thèmes communs mais le plus central est

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Toni Morrison. Beloved. op. cit., p. 201.

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Ibid., p. 201.

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l’esclavage qui s’accompagne de toute évidence avec des traitements inhumains. On note de part et d’autre des séparations et des démantèlements de familles pour des raisons économiques.

Dans A Mercy le remboursement d’une dette par Senhor D’Ortega à Jacob Vaark est une preuve palpable que le maître se soucie exclusivement de ses profits tout en négligeant ceux de l’esclave. Pour D’Ortega, peu importe l’affection que la mère de Florens nourrit pour elle, l’essentiel est de payer une dette en donnant une esclave. Ce don est à l’origine d’une crise familiale irréparable dans la mesure où, non seulement la mère de Florens se sépare de sa fille, mais elle ne sera jamais définitivement pardonnée pour cet acte.

Comme celle de Sethe, l’histoire de la mère de Florens est très dure. Celle-ci est confrontée à un choix difficile, choisir entre sa fille, Florens et son petit frère; choix qui est, en réalité, contrainte car fait dans des conditions de servitude. Par la magnanimité de Jacob, on lui permet de désigner, qui entre Florens et son garçon, doit se séparer d’elle. Elle propose sa fille pour rembourser la dette du maître et le remords d’avoir abandonné un enfant va hanter éternellement sa conscience.

Le même problème de choix se pose également dans Beloved entre Sethe et sa fille Beloved. En voulant éviter le retour à l’esclavage de ses enfants, Sethe écourte la vie de cette dernière avant d’être rattrapée par cet acte dix-huit ans plus tard. Sethe est très possessive de sa progéniture et veut la garder à tout prix. Elle refuse de la voir vendue à d’autres maîtres pour subir les mêmes épreuves qu’elle a endurées depuis sa naissance.

Le commerce a ainsi joué un rôle prépondérant dans les deux romans. Tout en permettant aux Blancs d’acquérir plus de profits, il a détruit la vie des Noirs. Nous avons ainsi le commerce transatlantique plus connu sous l’appellation de Middle Passage qui, tout en appauvrissant le potentiel économique et humain du continent africain, a enrichi l’Occident.

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Morrison montre que des richesses entières, en Amérique et en Europe comme des maisons bien bâties et des économies solides, ont été réalisées grâce au commerce des esclaves. Celui-ci est devenu possible du fait de la recherche permanente, déloyale et indigne de profit ou de capitaux des maîtres blancs, mais en grande partie, du fait de la cupidité de citoyens africains : “Africans are as interested in selling slaves to the Dutch as an English planter is in buying them. Rum rules, no matter who does the trading, Laws? What laws?’’38A travers cette phrase, Morrison defend la responsabilité des Africains dans l’esclavage et la traite négrière. Pour elle, ces derniers sont entièrement responsables de ce qui est arrivé à leurs compatriotes.

Laura Murphy aborde dans le même sens que Morrison. Pour elle, on ne peut pas situer la responsabilité de l’esclavage sans faire allusion aux Africains eux-mêmes. Ces derniers ont vendu leurs concitoyens moyennant des objets insignifiants. Elle reprend Ken Saro Wiwa qui déclare:

In the early days our forebears sold their kinsmen into slavery for minor items such as beads, mirrors, alcohol, and tobacco. These days, the tune is the same, only the articles have changed into cars, transistor radios, and bank accounts. Nothing else has changed, and nothing will change in the foreseeable future.39

L’esclavage existait alors en Afrique bien avant même l’avènement des Occidentaux dans le continent. Le concept « esclavage » n’était pas une nouveauté amenée par les Européens; il y a toujours existé. Selon John Hope Franklin, « De fait, l’esclavage était chose courante dès l’aube de l’histoire de l’Afrique comme de celle d’autres continents. Certes, la

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Toni Morrison. A Mercy. op. cit., pp. 30-31.

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Laura Murphy. The Curse of Constant Remembrance: The Belated Trauma of the Slave Trade. In: Ayi Kwei

Armah's "Fragments". Texas: studies in the novel, University of North Texas (Studies in the Novel, Vol. 40, No.

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cruauté et l’oppression étaient présentes ici comme ailleurs mais, dans certaines régions de l’Afrique tout au moins, l’esclavage n’avait pas de base raciale. »40

Morrison semble, dans ce sens, faire un petit parallélisme entre l’esclavage dès l’aube de l’histoire de l’Afrique et l’esclavage dans ses débuts en Amérique. Aucune de ces deux formes n’est fondée sur le racisme, ce qui veut dire que la servitude ignorait les questions identitaires.

En Afrique, seuls les hommes riches comme les rois pouvaient se permettre d’avoir des esclaves à leur disposition. A cette époque, la détention d’esclaves était signe de richesse. Mais en Occident, avec la ruée vers la quête du profit, la détention d’esclaves prend une connotation différente. On en cherche plutôt pour accroître sa richesse.

Ainsi, du moment que les Noirs sont pris pour des marchandises destinées à la vente dans les Amériques, les législateurs de même que les religieux gardent-ils le silence ou légitiment-ils ce phénomène macabre qui installe la hantise et la peur dans le continent africain. Comme défendu dans A Mercy, “By eliminating manumission, gatherings, travel and bearing arms for black people only; by granting licence to any white to kill any black for any reason; by compensating owners for a slave maiming or death, they separated and protected all whites from all others forever.”41 Morrison est inspirée par l’histoire de la rébellion de