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La chanson comme moyen de rappel historique

CHAPITRE IV LA FORTE PRESENCE DE L’ORALITE DANS LE TEXTE DE MORRISONLE TEXTE DE MORRISON

4.2. La chanson comme moyen de rappel historique

En se rapprochant de la culture africaine, Morrison utilise beaucoup de techniques orales pour commémorer l’histoire des Africains Américains. Au-delà du discours oral qui y a fait évoluer le récit historique dans son œuvre, elle se sert aussi de la chanson pour garder l’histoire. Par rapport à cette position, le titre thématique de Song of Solomon est un choix très pertinent. Tout en faisant l’objet de chanson, il renvoie à une mémoire familiale, celle de Milkman. Il s’agit là de l’histoire d’un homme qui, comme pendant l’esclavage, a quitté sa femme et ses vignt-et-un enfants pour toujours:

Jake the only son of Solomon

Come booba yalle, come booba tambe Whirled about and touched the sun Come konka yalle, come konka tambe Left that baby in a white man’s house Come booba yalle, come booba tambe Heddy took him to a red man’s house Come konka yalle, come konka tambe

164 Black lady fell down on the ground

Come booba yalle, come booba tambe Threw her body all around

Come konka yalle, come konka tambe Solomon and Ryna Belali Shalut Yaruba Medina Muhammet too. Nestor Kalina Saraka cake.

Twenty-one children, the last one Jake! O Solomon don’t leave me here Cotton balls to choke me O Solomon don’t leave me here Buckra’s arms to yoke me

Solomon done fly, Solomon done gone

Solomon cut across the sky, Solomon gone home251

A travers cette chanson, Morrison montre l’importance de la culture africaine. La chanson est une technique traditionnelle souvent utilisée en Afrique pour rappeler l’histoire d’un homme, d’une famille, d’un royaume, entre autres. Elle peut évoquer une situation agréable tout comme elle peut faire référence à une situation désastreuse. Par exemple, après la mort de Hagar, Pilate et sa fille Reba se sont mises à chanter pour le repos de son âme:

In the nighttime. Mercy. In the darkness. Mercy. In the morning. Mercy. At my bedside. Mercy. On my knees now.

Mercy. Mercy. Mercy. Mercy.252

Il n’y a pas que dans Song of Solomon que Morrison utilise la chanson pour commémorer l’histoire. Dans Beloved, par exemple, Paul D et ses compagnons chez leur maître Brandywine, ont eu souvent à chanter pour non seulement oublier les douleurs liées

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Toni, Morrison. Song of Solomon. op. cit., p. 303.

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aux durs labeurs, mais en plus pour se rappeler les femmes qu’ils ont connues et qui les ont agréablement marqués dans leurs vies.

Aussi, Paul D a-t-il chanté pour rappeler quelque peu les tortures physiques dont les Noirs sont victimes pendant l’esclavage. Des adultes aux plus jeunes, Schoolteacher prive ses esclaves de nourriture. Pour lui, les adultes, non seulement mangent trop, mais ils ont beaucoup de temps à palabrer et à ne rien faire. Il cherche ainsi à remédier à cette situation en les faisant travailler davantage, mais également en réduisant leur ration alimentaire. Cette nouvelle attitude et ce changement de comportement fait sortir Paul D de son mutisme. Il compose cette petite chanson:

Little rice, little bean, No meat in between Hard work ain’t easy, Dry bread ain’t greasy253

Il faut admettre que Paul D n’a pas chanté avec gaité de cœur. Sa chanson évoque les punitions mais aussi les confrontations qui ont existé pendant l’esclavage et que Morrison met en exergue pour permettre la progression du récit historique. Dans ces romans écrits sur l’esclavage, les rapports de force entre maîtres et esclaves sont une réalité. Toutefois, il faut noter que ce sont les esclaves qui en pâtissent le plus, car étant plus vulnérables. Leurs familles sont démantelées et on note très souvent la présence d’un parent unique, la mère qui prend seule la destinée de la progéniture pendant que le mari ou le partenaire absent erre dans un espace inconnu.

La quête de profit est en grande partie à l’origine de cette situation qui divise et éloigne les membres d’une même famille de sorte que les quelques qui restent réunis souffrent terriblement de l’absence des autres. Dans Beloved, Sethe et ses enfants souffrent de l’absence

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de Halle ; dans A Mercy, la mère de Florens et ses deux enfants souffrent de l’absence d’un père ou d’un partenaire qu’ils ne connaissent pas.

La quête du profit favorise ainsi la séparation des familles pauvres par les forts si l’on se réfère à Beloved et A Mercy où les esclaves sont collectivement écrasés par leurs maîtres sans pitié. Elle est, en grande partie, à l’origine d’un grand sacrifice d’enfants noirs. Ces derniers sont quelque fois lâchés par leurs mères pendant que les pères sont absents. Ils s’exposent ainsi aux risques énormes de l’environnement dans lequel ils évoluent. On assiste ainsi, au fait que le rapport de force ait causé la mort ou l’abandon de jeunes filles par leurs propres mères. Ces filles ont une certaine haine qui peut les pousser jusqu’à la confrontation physique. Dans l’un comme dans l’autre, Morrison montre des mères désemparées, chacune ayant une mémoire individuelle et cherchant à justifier un acte injustifiable aux yeux de sa victime. Loin de l’idée d’endosser la responsabilité d’acte cruel, elles se déculpabilisent et condamnent le système de l’esclavage ou la quête de profit qui, selon elles, est seule responsable de toutes les atrocités qu’elles ont commises.

Dans Beloved, on se souvient beaucoup du sacrifice du personnage éponyme par sa propre mère, qui semble, également, héritée cette vision de sa mère. Le rapport de force met la femme, plus vulnérable, dans une situation délicate qu’elle transmet à sa fille. Dans cette transmission, l’homme est presque totalement absent voire inexistant. Halle est par excellence le père le plus absentéiste. Quand Sethe reçoit la visite inopinée de Schoolteacher et ses neveux à Sweet Home sur laquelle le texte revient à maintes reprises, son ombre ne se fait pas sentir ; quand elle est harcelée avec ses enfants à 124, il n’a pas aussi fait signe de vie.

Et comme affaiblie par la solitude, Sethe tue sa fille aînée et tente d’en faire autant avec les autres enfants, mais en vain. Taqwaa Falaq Saleem défend, “Sethe acts as the ultimate protective mother when she kills Beloved. Because she cannot stand for her children

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to live a life in slavery as she lived, she thinks killing them will save them from the harsh conditions and overwhelming brutality of slavery”254

Le nom Beloved attribué par Sethe à sa fille-aînée sonne comme une chansion. Contenant une histoire enrichissante, elle évoque l’amour d’une mère envers sa fille. En tuant Beloved, Sethe fait preuve d’un amour passionné, dangereux et mortel. Elle est désespérée et pense que le seul salut de ses enfants réside dans l’au-delà. A travers son meurtre, Morrison montre la perte de richesse de ses maîtres, mais aussi met l’accent sur ce que c’est d’être une mère. Ici le donneur de vie devient assassin, la mère pendant l’absence du père tue sa propre fille. Ce qui montre la puissance de son amour envers sa progéniture. Taqwaa Falaq Saleem poursuit son analyse:

Sethe’s love for Beloved and is for all her children, overwhelmingly powerful, extending deep into the psyches of all involved. Sethe is desperate to mother and control the progression of her child’s life and turns the word “mother’’ into a verb because she takes extreme action on behalf of her child. The ideal mother, the giver of life, may not be the first figure to come to mind when thinking of someone who might commit murder, particularly the murder of her own children.255

A part le sacrifice mortel que Sethe a infligé à Beloved, d’autres enfants font également l’objet d’abandon de la part de leurs mères. L’origine de cette situation est l’esclavage ou la recherche de capitaux. En effet, en cherchant à maximiser ses gains ou à conserver ses intérêts économiques, Schoolteacher jette le feu à 124 qu’il réduit en cendres. Beloved est tuée et les garçons Howard et Buglar fuient la maison pour toujours. Sethe reste avec Denver et cherche à refouler le passé qui est sali par son viol et son infanticide. Elle est alors rattrapée par ce même passé tel que rappelé par Dr. Robin E. Field, “Because Sethe

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Taqwaa Falaq Saleem. The Village Mother in Selected Works of Toni Morrison. Georgia Southern University, 2010, p. 23.

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actively works to repress the rape and infanticide, rather than remember, mourn, and thereby heal, she is trapped by her memories: her brain was not interested in the future’’256

Dans A Mercy, l’absence du père se fait aussi remarquer à cause de la quête de profit. Une autre mère a sacrifié son enfant en l’abandonnant entre les mains d’un inconnu. Il s’agit de la mère de Florens qui, face au dilemme dans lequel son maître l’a plongée, tourne le dos à celle-ci et se sauve avec son garçon. Cette situation crée une tension tragique et allume un malentendu qui n’est pas résolu à cause d’un manque de retrouvailles entre une mère et sa fille forcée à s’aventurer dans un monde hostile et impitoyable.

Florens se rapproche d’une autre femme qui se trouve être Lina. Celle-ci, comme une mère pour elle, occupe une place très importante dans sa vie. Pour Taqwaa Falaq Saleem “Morrison views the relationship as a variation of the biological mother-child relationship, and sometimes dramatizes how surrogates mothers can have a greater impact upon or a closer relationship with children than their birth mothers.”257

D’autres femmes sacrifient également leurs enfants à cause de l’acharnement injuste des chercheurs de capitaux. Il s’agit, entre autres, de la mère de Sethe qui a sacrifié toute sa progéniture sauf Sethe, de Baby Suggs qui n’a rien pu faire pour garder ses enfants avec elle.

L’esclavage a aussi créé des tensions et conflits entre d’autres personnages plus particulièrement dans Beloved. A part sa tension avec sa mère, Beloved se heurte à la jalousie et rivalité de Paul D. Un conflit dangereux se pose entre ces deux personnages et chacun cherche à dompter l’autre pour s’emparer de Sethe. Cette dernière est le seul qui puisse être en mesure de les séparer, mais son désir ardent de rectifier ou de réparer le passé fait qu’elle a un penchant plus remarquable pour Beloved que Paul D qui, par jalousie, lui fait ce reproche, “I just don’t understand what the hold is. It’s clear why she holds on to you, but I just can’t see

256

Dr. Robin E. Field. Tracing Rape: the Trauma of Slavery in Toni Morrison’sBeloved. op. cit. p. 7.

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why you holding on to her.’’258 Sethe ne veut pas avoir le même sentiment que Paul D car, pour elle, Beloved est “a nice girl company for Denver”259 Elle ne veut plus se séparer de sa fille.

Le conflit entre Paul D et Beloved se poursuit et prend une nouvelle dimension. Il tend de plus en plus vers un amour forcé, car Paul D se sent incapable de résister face aux tentations de Beloved qui le manipule comme un enfant. Il se plaint devant Sethe en ces termes:

Well, ah, this is not the, a man can’t, see, but aw listen here, it ain’t that, it really ain’t, Ole Garner, what I mean is, it ain’t a weakness, the kind of weakness I can fight ‘cause’‘cause’ something is happening to me, that girl is doing it, I know you think I never liked her nohow, but she is doing it to me. Fixing me, Sethe, she’s fixed me and I can’t break it.260

En fait, Beloved empêche Paul D de vivre en paix dans la maison. Elle l’expulse de 124 et veut qu’il couche avec elle. La phrase “I want you to touch me on the inside part and call me my name’’261sonne comme une chanson dans la tête de Paul D qui ne peut plus se libérer de son sort. Il a vécu une vie sexuelle aussi bien avec Sethe qu’avec Beloved, la fille de celle-ci.

Beloved entre aussi en conflit avec sa sœur Denver à cause de son amour et son attachement exagéré pour Sethe. Elle est très possessive envers cette dernière et croit que le seul moyen de s’emparer d’elle et de prendre sa revanche consiste à écarter tous les individus qui pourraient s’immiscer entre elles. Tout au début de son apparition physique à 124, Denver la considère comme une étrangère, mais aussi une compagnonne qu’il faut héberger et protéger contre la cruauté de sa mère.

258

Toni, Morrison. Beloved. op. cit., p. 67.

259 Ibid., p. 67. 260 Ibid., p. 127. 261 Ibid., p. 116.

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Par contre, au fur et à mesure que les deux filles habitent ensemble, Denver finit par découvrir la vraie nature de Beloved et les raisons de son retour auprès de Sethe. Le combat se déclenche entre elles; et Beloved, en tant que grande sœur avertit: “Don’t tell me what to do. Don’t you never never never tell me what to do”262 Le retour de Beloved à 124 est considéré par Denver comme une providence. Mais avec le temps, leur rapport devient plus tendu. Denver cherche à protéger sa mère pendant que sa sœur fait tout pour la torturer.

A l’image de son père, Denver est prête à se sacrifier pour sauver la personne qui l’a mise au monde. Elle affronte Beloved dans le seul but de protéger sa maman contre toute tentative de nuisance. Morrison montre ici la réciprocité des actions à travers des femmes qui cherchent à se protéger les unes les autres. Elle montre aussi la profondeur de la crise qui frappe la famille et qui est à l’origine de cette déchirure mortelle.

Denver, contrairement à son père, n’a pas vécu les affres de l’esclavage, mais elle tient au bien-être de sa mère et de sa famille, en général. Elle mène une forme intelligente de résistance en impliquant aussi bien sa famille immédiate que les membres de sa communauté. A ce propos, Sandra Mayfield reprend cette thèse de Patricia Hill Collins qui stipule:

Enslaved Africans were property, and they resisted the dehumanizing effects of slavery by recreating African notions of family as extended kin units. Blood lines carefully monitored in West Africa were replaced by a notion of an extended family community consisting of their black brothers, and sisters. For black women, the domestic sphere encompassed a broad range of kin and community relations beyond the nuclear family household.263

Morrison retrace les horreurs et les humiliations que des millions de Noirs, loin de leur terre d’origine, ont vécues dans les plantations américaines. Harriet A. Jacobs, en tant qu’ancienne esclave raconte sa mésaventure:

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Toni, Morrison. Beloved. op. cit., p. 76.

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Sandra Mayfield. Motherhood in Toni Morrison’s Beloved: A Psychological Reading. University of Central Oklahoma. Journal of Scientific Psychology, January 2012, p. 3.

171 I have my dear friend- Striven faithfully to give a true and just account of my own life

in slavery-God knows I have tried to do it in a Christian spirit… I ask nothing- I have placed myself before you to be judged as a woman whether I deserve your pity or contempt- I have another object in view- it is to come to you just as I am a poor Slave Mother- not to tell you what I have heard but what I have seen- and what I have suffered- and if there is any sympathy to give- let it be given to the thousands-of Slave Mothers that are still in bondage… let it plead for their helpless Children… 264

La quête de profit a divisé autant les Noirs que les Blancs. Ces derniers, à cause de la boulimie du pouvoir et le désir incessant d’accumulation de richesses, se sont affrontés pour garder ou gagner des avantages. Dans A Mercy, une confrontation farouche a failli se réaliser entre Jacob Vaark réclamant une dette et Senhor D’Ortega. Chacune des deux parties cherche à déjouer l’attention de l’autre pour tirer son épingle du jeu. Ce passage montre la position conflictuelle de l’un comme de l’autre: “Jacob refused [to take slaves]. His farm was modest; his trade needed only himself. Besides having no place to put them, there was nothing to occupy them.’’265 Face à cette inquiétude de Jacob, la réplique de D’Ortega ne se fait pas attendre “Ridiculous,’’said D’Ortega. “You sell them. Do you know the prices they garner?”266

Jacob ne pense pas un seul instant se livrer au commerce de l’homme par l’homme, prendre des esclaves pour compenser sa dette. Pour lui, il est inutile de les avoir sans pouvoir les occuper à quelque chose. Il ne possède ni d’espace pour les loger ni de boulot pour les occuper comme rappelé par le narrateur:

Whatever it was, he couldn’t stay there surrounded by a passel of slaves whose silence made him imagine an avalanche seen from a great distance. No sound, just the knowledge of roar he could not hear. He begged off, saying the proposal was not acceptable- too much trouble to transport, manage, auction; his solitary,

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Harriet A. Jacobs. Incidents in the Life of a Slave Girl. Massachusetts: Harvard University Press, 1987, preface. xiii.

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Toni Morrison. A Mercy. op. cit., pp. 21-22.

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172 unencumbered proficiency was what he liked about trade. Specie, bills of credit, quit

claims were portable.267

Bien que D’Ortega s’entête à offrir des esclaves, cette proposition est rejetée par Jacob qui menace de le conduire en justice, “Then the law it is’’268 D’Ortega a, selon certains, la réputation de ne jamais payer ses dettes. Mais pour Jacob, il va déroger à cette règle même s’il doit rembourser après la décision du tribunal. Le rapport de force entre les deux hommes s’intensifie avant de connaître un apaisement. Morrison utilise cette situation pour montrer que l’échange ou le commerce des esclaves est considéré par la loi comme une réalité normale, une chose légalisée du moment que la justice peut trancher en cas de tension ou de conflit entre partenaires.

En trahissant le pacte moral qui le lie à Jacob, D’Ortega commet une infraction. Celle-ci peut être «considérée comme un crime si elle porte atteinte au bien-être collectif de la société ou si elle déroge significativement des normes socioculturelles qui dictent la conduite normale d’une personne. »269 Après tant de tensions et de menaces, un climat de paix s’installe entre Jacob et D’Ortega. Chacun a mis de l’eau dans son vin et ils parviennent à une issue heureuse. Florens témoigne:

Lina says Sir [Jacob Vaark] has a clever way of getting without giving. I know it is true because I see it forever and ever. Me watching, my mother listening, her baby boy on her hip. Senhor is not paying the whole amount he owes to Sir. Sir saying he will take instead the woman and the girl, not the baby girl and the debt is gone. A minhà màe begs no. Her baby boy is still at her breast. Take the girl, she says, my daughter, she says. Me. Me. Sir agrees and changes the balance due.270

A part le conflit lié à des raisons économiques qui existe entre Jacob et D’Ortega,