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Le discours oral et le récit historique

CHAPITRE IV LA FORTE PRESENCE DE L’ORALITE DANS LE TEXTE DE MORRISONLE TEXTE DE MORRISON

4.1. Le discours oral et le récit historique

Selon Carla Cariboni Killander, le récit est « la réalisation concrète de la fiction et de la narration, à travers le choix de mots, la construction des phrases, le choix des figures de style, le registre de langue utilisé. C’est l’objet d’étude de la linguistique et de la stylistique »209. Dans l’œuvre de Morrison, la transmission de l’histoire s’exprime à travers

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des techniques narratives qui mettent en valeur la relation entre le narrateur et le narrataire. Ce couple qui n’existe que dans le monde textuel, permet à Morrison de commémorer l’histoire des Africains Américains qui s’accompagne de beaucoup de désordres que l’on peut constater à partir des tensions et des conflits vécues par les Noirs depuis leur transplantation de l’Afrique jusqu’à leur arrivée en Amérique.

On peut donc retenir qu’il est impossible, aujourd’hui de faire référence à la mémoire des Africains Américains sans pour autant penser aux nombreux conflits et tensions qu’ils ont vécus en Amérique. Il faut noter que, dans la vie réelle, tout comme dans l’œuvre littéraire africaine-américaine, la question de l’esclavage, comme une source de confrontation, a toujours divisé les Américains. Si certains défendent l’égalité entre les hommes et rejettent la possession des faibles par les forts, d’autres défendent le contraire et sont favorables à la servitude. Selon Roger L. Ramson,

Americans had been wrestling with the question of what to do about slavery well before the revolutionary ideology of equality brought the question into stark focus in 1776 and again in 1787. In language that was as circumspect as they could manage, the founding fathers reaffirmed the right to own private property- including human property- and said as little as possible about slavery. That was probably an accurate reflection of the collective view of the American population at the time. Most Americans neither endorsed nor condemned slavery; if they had a preference, it would have been to ignore the issue.210

Comme defendu par Ramson, Morrison montre dans son œuvre comment la question de l’esclavage a moralement divisé les Américains. Si certains, en un moment donné, se sont enrichis par le biais de l’esclavage, d’autres ont rejeté cette manière de se faire des profits et d’accumuler des richesses sur le dos d’autres êtres humains.

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Roger L. Ransom. Conflict and Compromise: The Political Economy of Slavery, Emancipation, and the

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Pour beaucoup d’Américains, l’esclavage est immoral car il légitime la possession d’hommes par d’autres hommes et enfreignent la liberté des autres de même que leur poursuite vitale du bonheur. Et Ramson renchérit,

Many people in the South as well as the North, abhorred the immorality of slavery. Yet their deep-seated racial antagonisms towards blacks caused them to resist strongly any suggestion of equality for blacks. Consequently, it was extremely difficult to forge an antislave alliance that would actively resist the continuation of the slave system in the South.211

La tension pour les Noirs provient d’abord du fait qu’ils sont considérés par la majorité comme des êtres inférieurs qui ne peuvent jamais accéder à certains niveaux de responsabilités. Il y a aussi le fait qu’ils sont privés de liberté et de bonheur et doivent travailler non pas pour l’obtention de leurs propres propriétés mais pour enrichir les Blancs qui se trouvent êtres leurs maîtres et donc détenteurs de leur avenir.

Cependant, le rapport du jeune Virginien Thomas Jefferson dans la Déclaration d’Indépendance en 1776 prend le contre-pied des détenteurs d’êtres humains par d’autres êtres humains. Ce rapport stipule “We hold these truths to be self evident; that all Men are created equal; that they are endowed by their Creator with inherent & inalienable rights, that among these are life, liberty, and the pursuit of happiness.”212

En légitimant la possession d’êtres humains par d’autres, on crée beaucoup de tensions et de conflits entre les hommes. De manière plus précise, les dégâts ou préjudices causés par l’Occident sur l’Afrique pour des raisons capitalistes ne peuvent jamais être réparés. Toni Morrison insiste sur ces dommages plus précisément dans Beloved et A Mercy où une grande partie des conflits et des tensions qui frappent la famille africaine-américaine se situe dans la relation mère-enfant.

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Roger L. Ransom. Conflict and Compromise: The Political Economy of Slavery, Emancipation, and the

American Civil War op. cit., p. 12.

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Il faut aussi noter que dans les autres romans de Morrison, la narration tourne aussi autour des tensions et des conflits. Dans the bluest eye, Pecola Breedlove connait une situation tendue à cause de son désir d’avoir des yeux bleus et d’incarner la beauté d’une jeune fille blanche. Son histoire est souvent racontée par Claudia, en tant que « narrateur homodiégétique »213, pour parler comme Carla Cariboni Killander s’inspirant de Reuter Yves, Jouve Vincent et Gérard Genette. Claudia prend ainsi part à l’histoire qu’elle raconte. En donnant la parole à des gens qui vivent directement ou qui participent à l’histoire, cela permet à Morrison de la vivifier.

Il faut noter que le texte de Morrison est inspiré par l’usage de la violence physique. Au fait, au fur et à mesure que l’on continue la lecture de certains romans comme Beloved, l’on se rend compte que les souvenirs de la violence font souvent appel à d’autres violences dictées par l’esprit de vengeance. Par exemple, en se rappelant les circonstances de sa mort, Beloved cherche à se venger de sa mère Sethe qu’elle aime et déteste en même temps.

Aussi, faut-il clairement remarquer qu’il est impossible de se rappeler les violences dans l’œuvre de Morrison sans faire particulièrement allusion à la femme. En fait, dans le roman de Morrison, celle-ci reste la couche la plus vulnérable et subit ainsi beaucoup d’attaques qui heurtent sa dignité et son intégrité physique et morale. Elle est souvent prise pour un objet de désir qui ne doit servir qu’à assouvir l’appétit sexuel de l’homme.

Dans Beloved et A Mercy, la mémoire peut retenir que la recherche permanente et sans éthique de capitaux a détérioré le tissu familial des Noirs dans les plantations américaines. Après avoir séparé et démantelé les familles africaines-américaines, on installe la haine et le désamour entre les différents protagonistes. En plus d’être torturés par le système, des parents,

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spécialement des mères de famille, tuent ou abandonnent leurs enfants malgré eux. On note beaucoup de sacrifices que le texte raconte différement et à plusieurs reprises.

En relatant la situation de la femme noire pendant l’esclavage, la plupart des écrivains africains-américains cherchent à faire revivre l’histoire qui fut tragique pour des millions de Noirs. Morrison, qui ne veut pas que les peines des esclaves soient rangées aux oubliettes, dédie son roman Beloved aux victimes de l’esclavage qui ont enduré les plus grandes atrocités et inhumanités des esclavagistes occidentaux. La dédicace est, pour elle ici, une technique de mémoire collective pour commémorer les âmes de tous les Noirs qui sont pris par la force d’Afrique pour être acheminés vers l’Amérique.

Toutefois, il faut signaler que Morrison met la femme au cœur de son récit comme pour dire que l’histoire ne peut être faite sans elle. En tant qu’écrivaine africaine-américaine, elle revisite le passé et cherche à mettre la lumière sur le présent. Pour Vaiva Bernatonyte-Azukiene“Therefore, the work of Afro-American literature not only serves as the revision of the same historical events, but it also illuminates new and subjective experiences of trauma.’’214

Morrison revisite le passé des Noirs à travers ses écrits et le traumatisme qu’ils ont subi pendant des siècles et qui laisse des séquelles jusqu’ici irréparables. Elle donne la parole à ses personnages qui se rappellent amèrement les circonstances du passé. Pour Keith Byerman, cité par Vaiva Bernatonyte-Azukiene“Afro-American writer Toni Morrison’s fiction aims at (re)constructing the past rather than telling stories of the past.’’215 Vaiva Bernatonyte-Azukiene va plus loin,

The primary thematic concern of most Morrison’s novels is the trauma of slavery and racial prejudices experienced by Afro-Americans, the effects of such experience to

214

Vaiva Bernatonyte-Azukiene. Traumatic Experience in Toni Morrison’s novels “A Mercy’’ and “Jazz’’. Lithianian University of Educational Sciences, 39 studenty St., LT-08106 Vilnius, p. 1.

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146 Afro-American cultural traditions, and sense of identity, and the means which African-Americans must live to preserve their history and culture.216

L’esclavage a causé un grand traumatisme aux familles noires. Dans l’œuvre de Morrison, la quête de revenus est en grande partie à l’origine de cette situation irrémédiable qui frappe surtout les mères. Etre mère pendant cette période c’est être contraint de mettre ses propres enfants à la merci des Blancs. Ces enfants peuvent soientt faire l’objet de vente et d’achat ou rester dans les plantations pour y servir de main-d’œuvre. L’histoire tragique de Sethe et sa fille est une parfaite illustration du tort causé par Garner, Schoolteacher et le système de l’esclavage de manière globale.

A l’instar des femmes esclaves, Sethe est terriblement choquée face aux souvenirs du passé et ne veut plus avoir de progénitures après qu’on l’ait poussée à assassiner sa fille aînée. Elle se bat pour empêcher le retour de ses enfants à Sweet Home et en tant que narrateur homodiégétique, elle justifie son meurtre en ces termes: “I couldn’t let all that go back to where it was, and I couldn’t let her [Beloved] nor any of ‘em live under Schoolteacher. That was out.’’217 Pour elle, son combat est de mettre ses enfants dans un lieu où ils se sentiraient en sécurité. Elle defend “I took and put my babies where they’d be safe.’’218Le désir de sécurité pour lequel Sethe se bat est impossible à obtenir pour une mère esclave qui ne possède aucun droit ni pour elle-même ni pour sa progéniture. Sa position pour le présent est dictée par le souvenir qu’elle a du passé. Même si beaucoup ne partagent pas son point de vue, elle cherche toujours à justifier sa violence physique sur sa fille.

Sethe a vécu beaucoup de tensions dues d’abord à l’esclavage en tant que système et institution mais aussi à sa situation de mère devant se battre seule pour le bonheur de sa

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Vaiva Bernatonyte-Azukiene. Traumatic Experience in Toni Morrison’s novels “A Mercy’’ and “Jazz’’. op. cit., p. 3.

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Toni Morrison. Beloved. op. cit., p. 163.

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famille qui ne lui facilite pas la tâche. Elle a connu des conflits très tragiques et douloureux qui sont le fruit de la quête de profit des esclavagistes avec presque tous ses enfants.

Dans Une Si Longue Lettre, Mariama Ba écrit qu’« une mère sent d’instinct où se trouve le bonheur de son enfant. »219 Cette situation semble exister dans la mémoire de Sethe. Cependant, il lui est extrêmement difficile de garder ou de conserver ce bonheur pour ses enfants qui sont poursuivis par les maîtres. Elle souhaite vivre le restant de ses jours à côté de ses progénitures mais son meurtre sur sa fille Beloved transforme sa vie en enfer.

Beloved, comme un être avec plein de pouvoir mystique, retourne dix huit ans après avoir été assassinée par Sethe. Elle est revenue pour réclamer de l’amour à sa mère et vivre plus près d’elle pour comprendre son acte et prendre sa revanche. Sethe adore sa compagnie mais au fur et à mesure que leur vie commune perdure, elle devient ennuyeuse. Pour Camilla Stenlöv,

The strong relationship between the child and the mother is shown by Beloved’s actions, because she always wants to be close to Sethe. When Sethe comes home from work, Beloved meets her on the road to the house. Sethe seems to appreciate the adoration and flattered by Beloved’s open quiet devotion. The same adoration from her daughter (had it been forthcoming) would have annoyed her; made her chill at the thought of having raised a ridiculously dependent child. But the company of this sweet, if peculiar, guest pleased her the way a zealot pleases his teacher.220

L’écart causé par le meurtre de Sethe sur Beloved a engendré une envie infinie de réparer les erreurs du passé. La mère ne peut plus donner une bonne éducation à son enfant, elle est dans une posture de faiblesse et cherche à se racheter. Elle rejette toute idée de confrontation pour ne dispenser que du bonheur. Camilla Stenlöv poursuit,

Usually, a mother corrects and teaches her child how to behave. Either Sethe does not want to end up in conflict with Beloved or she is too happy to argue about such small

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Mariama Ba. Une Si Longue Lettre. Les Nouvelles Editions Africaines, 1979, p. 26.

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Camilla Stenlöv. Beloved as a Good Object: A Kleinian Reading of Toni Morrison’s Beloved. Högskolan i Halmstad School of Humanities, English 61-90, pp. 8-9.

148 things. The happiness turns into depression when Beloved takes control of the whole

family. Sethe’s depression makes her too weak to understand that the good object has turned into a bad object.221

Beloved qui était bonne au début constitue une véritable menace vis-à-vis de Sethe. Elle l’humilie, la maltraite, la bat et la torture de façon délibérée. Sa posture de revancharde a fait qu’elle foule au pied tout sentiment de considération et d’estime vis-à-vis d’elle. Mais cette dernière, aveuglée par l’amour immense qu’elle ressent pour Beloved et son désir d’avoir enfin une famille, prend toujours sa fille comme une bonne personne. Selon Camilla Stenlöv “The idealized image of a loving daughter and a whole family makes Sethe blind for the truth. Beloved will always be a good object for her, which points to a strong mother and child relationship.222

A travers la relation Sethe-Beloved, Morrison veut montrer la résistance de la mère face aux menaces qui pèsent sur ses enfants. En donnant une force exceptionnelle à Sethe malgré les maltraitances de Beloved, elle fait l’éloge de la femme noire qui est pleine de vertu et d’amour envers sa progéniture. Elle montre une famille monoparentale où le mari et père des enfants est totalement absent.

Cette présence d’un parent unique est causée par la vente des Noirs qui séparent les pères de leurs familles. Morrison, tout comme le système de l’esclavage, donne plus de valeur à la femme. Cette dernière est, non seulement le doublon de l’homme, mais son accompagnatrice de tous les temps. De manière circonstancielle, elle peut même se constituer en substitut de l’homme comme c’est le cas à 124.

Le statut de chef de famille est détenu par une femme, Sethe pendant que son mari, Halle, est introuvable. De Baby Suggs à Sethe 124 n’a jamais enregistré la présence d’un

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Camilla Stenlöv. Beloved as a Good Object: A Kleinian Reading of Toni Morrison’s Beloved. op. cit., p. 10.

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homme, véritable chef de famille. De manière accidentelle, Paul D atterrit à la maison mais sans pouvoir, car étant un fugitif à la recherche d’abri ou de lendemain meilleur. Il est combattu par Beloved qui veut prendre une double revanche : une sur sa mère qu’elle a envie de punir et une autre sur Paul D qu’elle cherche à séduire pour mieux le torturer en le poussant à commettre un acte incestueux. Une jalousie farouche se crée autour de la personne de Sethe entre Paul D et Beloved. Chacun cherche à écarter l’autre pour se rapprocher davantage de la personne aimée. Camilla Stenlöv poursuit:

According to object relations theory, “jealousy is based on envy, but involves a relation to at least two other people. It pertains to a triangular (oedipal) relationship, i.e. it is whole-object oriented’’ (Hiles 5). The triangular relationship here is that Paul D is in love with Sethe, who is his ideal object, and Sethe shows love for Beloved. Paul D is worried that Sethe will leave him for Beloved’s sake. He loves Sethe, but Beloved requires Sethe’s whole attention, and therefore Beloved is a rival to him.223

Beloved prend Paul D comme un rival dangereux et cherche à se débarrasser de lui pour mieux se procurer les services de Sethe. Cette dernière a un dilemme qu’elle a très vite résolu en choisissant de rester plus près de sa fille et tourner le dos à son nouveau compagnon. L’instinct maternel prend le dessus sur l’instinct marital, autrement dit les fonctions d’une mère sont plus importantes que celles d’une épouse aux yeux de Sethe. Cependant, elle finit par choisir de vivre avec Paul D car Beloved disparaît comme elle est venue, sans laisser de trace. Le narrateur raconte ces faits en ces termes:

It was not a story to pass on

They forgot her like a bad dream. After they made up their tales, shaped and decorated them, those that saw her that day on the porch quickly and deliberately forgot her. It took longer for those who had spoken to her, lived with her, fallen in love with her, to forget, until they realized they couldn’t remember or repeat a single thing she said, and began to believe that, other than what they themselves were thinking, she hadn’t said anything at all. So, in the end, they forgot her too.224

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Camilla Stenlöv. Beloved as a Good Object: A Kleinian Reading of Toni Morrison’s Beloved op. cit., p. 11.

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Les querelles et la tension provoquées par Beloved finissent par cesser dès lors qu’elle disparait pour toujours. La guerre qu’elle a déclenchée contre sa mère et Paul D s’est donc vite terminée. Cependant elle n’est pas la seule source de tension pour Sethe.

Tout comme Beloved, Sethe entretient une relation spéciale avec Denver. Elle lui donne de l’amour, la protège et la choie de manière exagérée, car elle représente l’unique enfant qui lui reste après la fuite de Sweet Home et la tentative de récupération de Schoolteacher qui aboutit à la mort de Beloved. La tension et le désaccord qui existent entre Sethe et Denver émanent de cette terrible journée où Sethe a voulu éviter l’esclavage à ses enfants. Elle déteste que sa progéniture se transforme en capital économique pour Schoolteacher. Elle se trouve de cette manière, coincée entre la transformation de ses enfants en marchandises et/ou en main-d’œuvre et leur voyage dans l’au-delà pour échapper à la vie infernale dans les plantations.

Denver peine à comprendre sa mère, la juge parfois et trouve qu’elle est responsable de tout le malheur qui gangrène les habitants de 124. Elle se sent seule, isolée par la communauté noire de Cincinnati qui devrait être une source de consolation pour elle. Elle participe à l’évolution du récit concernant particulièrement sa mère. Morrison lui donne la parole afin qu’elle puisse lancer son cri de détresse: “I can’t live here. I don’t know where to go or what to do, but I can’t live here. Nobody speaks to us. Nobody comes by. Boys don’t like me. Girls don’t either.’’225 Denver, en étant rejetée par les autres membres de sa