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De la lumière dans la pénombre d’une cage à tigre

Dans le document Nouveaux cahiers d'Ethos (1) (Page 81-83)

Éthique et empathie à l’épreuve du bagne dans Riz noir d’Anna Moï

III- De la lumière dans la pénombre d’une cage à tigre

Plusieurs modalités narratives sont mises en œuvre pour laisser passer la lumière à travers la pénombre de la cage à tigre. Nous avons vu la tonalité descriptive, tout en sobriété, presque détachée, qui devient parfois focalisation externe, lorsque la narratrice est exposée au spectacle de la souffrance de sa sœur. Cette narration dépersonnalisée laisse peu de place au pathos et aucune trace de peur ou de terreur n’est distillée. Julia Pröll20, de l’Université d’Innsbruck, parle d’une poétique du silence et du « blanc » pour qualifier la poétique d’Anna Moï. Effectivement, dans son essai Espéranto, désespéranto (2006), Anna Moï écrit : « Écrire n’est pas tout dire : dans bien des circonstances, il est préférable de se taire ». Un deuxième procédé, lié intimement au premier, est celui de l’ellipse. Lorsque la douleur devient trop intense, la narratrice fait le choix de se taire.

Parfois, je n’ai pas la force de parler, quand les interrogatoires sont trop rapprochés. / Avec la nomination du nouveau lieutenant-colonel M., les escouades nocturnes succèdent aux équipes de jour. Il faut des résultats, aveux et dénonciations. La nuit, je suis en tête à tête avec le bourreau. » (Moï, 2009, p. 33)

C’est sur cette phrase lourde de sens que se clôt le chapitre trois. La narratrice choisit de se taire, c’est-à-dire non seulement de ne pas dénoncer, de ne pas trahir ses camarades mais aussi de passer sous silence, dans la narration, certains moments paroxystiques d’inhumanité. Se taire ou parler : un des choix fondamental de l’être humain. Cette poétique du silence, du blanc, de la « pliure » (Pröll, p. 61) contribue à atténuer la noirceur du propos tandis que trois ressorts essentiels concourent à laisser passer la lumière : l’appel aux sens, à la mémoire et à l’imaginaire, qui se glissent dans les interstices du bagne.

L’appel aux sens est constant. Même si la puanteur envahit les cages à tigres à cause des latrines sommaires constitués d’un simple seau en bois dans chaque cabane, la narratrice parvient à percevoir l’odeur des arbres qui l’entourent et dont elle peut apercevoir une ou deux feuilles, à travers la seule fente de leur cellule. « Peu à peu, mes narines saturées filtrent les relents nauséabonds pour laisser s’instiller les effluves des fruits mûrs et mous » (Moï, 2009, p. 18). Après un bref orage, la pluie fait monter les senteurs.

Pour la première fois depuis que je suis au bagne, le monde des vivants s’est dressé devant moi, grâce aux exhalaisons des plantes, pareilles à une muraille d’essences et de souvenirs écrits sur chaque moellon. J’en dresse l’inventaire, car je ne veux rien oublier des lieux où les pluies continuent de tomber, les arbres de pousser et les fleurs d’éclore. Je m’applique à reconstituer ces odeurs de fleurs et de fruits, si intimement liées à des instants, des personnes, ou des lieux. » (Moï, 2009, p. 186)

Chaque odeur en appelle une autre et fait remonter le passé par l’entremise de la mémoire (la délicieuse fleur de za ly huong, la senteur amère des boutons non encore éclos des pamplemoussiers, les fruits alvéolés du carambolier aux arômes acides et sucrés). Chaque couleur aperçue à travers la fente de la prison est une fête dans la monotonie du noir et du blanc, couleurs du bagne. Ainsi, si l’enfermement empêche la narratrice de se mouvoir, il ne peut empêcher la remémoration de ses souvenirs. La liberté de vagabondage de l’esprit ne peut lui être ôtée. Elle laisse remonter son enfance, à travers la figure positive de la mère qui lui a insufflé force et courage, à travers les odeurs (odeur des noyers de cajou qui rappelle une recette préparée par sa mère), à travers les rites et les secrets, les couleurs (noirs de la soie laquée, blanc du riz et de la

chaux, jaune de la carambole et des robes de bonzes, rouge des papiers démonifuges ou du sang menstruel) et les sons de certains animaux qu’elle peut entendre après la pluie (sibilations rythmées et ardentes de nuées d’insectes, meuglements syncopés des crapauds-buffles). L’espace fermé s’agrandit ainsi par l’appel au sens.

Enfin, la narratrice recourt aussi à l’imaginaire pour traverser et transmuer la violence de son vécu. Elle imagine écrire des cartes postales à sa mère.

Ils ont rebaptisé les camps juste avant notre débarquement. La pancarte est encore toute neuve, sans craquelures – des lettres blanches sur fond bleu marine. Elle évoque un club de vacances au bord de la mer, d’où l’on enverrait une carte postale à sa famille, sur le continent : / 31 janvier 1969, camp de la Mer de Prospérité. Chère mère, nous venons d’arriver, Tao et moi, dans l’île. Il fait beau mais il y a du vent. (Moï, 2009, p. 19)

Ces cartes postales imaginaires adressées à la mère parsèment le récit, offrant ainsi un contrepoint au réel qui, lui, est inimaginable. Ainsi, les mouches noires qui couvrent le bol de riz que l’on sert à manger aux prisonnières se trouvent évoquées de manière tout à fait anodine : « Il y a un peu trop de mouches, comme à la campagne » ((Moï, 2009, p. 24). Le réel y est transformé, transfiguré, adouci pour être supportable. L’enfance, dans toute son innocence, peut s’y déployer sans crainte d’être détruite. « Le sable est blanc, beaucoup plus blanc qu’à Vung Tau où nous sommes allées toutes les trois prendre notre premier bain de mer » (Moï, 2009, p. 20). Cette technique narrative est à l’image du travail de réécriture de l’écrivain, qui épure, sélectionne, filtre les informations et les agence pour reconstruire le réel. Ainsi, l’appel aux sens, à l’enfance et à l’imaginaire permet à la narratrice de ne pas sombrer dans la plainte, la haine ou le désespoir. La mémoire devient refuge.

Dans le document Nouveaux cahiers d'Ethos (1) (Page 81-83)