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Expérience de lecture et réflexions sur la responsabilité éthique du lecteur et de l’écrivain La première fois que j’ouvre Riz noir, je referme le livre après trente pages, au chapitre

Dans le document Nouveaux cahiers d'Ethos (1) (Page 76-79)

Éthique et empathie à l’épreuve du bagne dans Riz noir d’Anna Moï

I- Expérience de lecture et réflexions sur la responsabilité éthique du lecteur et de l’écrivain La première fois que j’ouvre Riz noir, je referme le livre après trente pages, au chapitre

trois, intitulé « Des gens ordinaires ».

Quand je revois Tao, elle est ligotée sur une planche oblique, la tête en bas, ses pieds nus écorchés par la corde. Dans sa bouche est enfoncé un linge sale roulé en boule. J’ai reconnu d’abord la robe, et le jupon frémissant sous le ligotage. Elle m’a regardée et j’ai vu ses yeux très beaux et très vivants, couleur d’abîme. (Moï, 2009, p. 28-29)

À ce moment, le texte change de paragraphe, ménageant un silence, qui nous laisse imaginer la couleur des yeux de Tao. Puis la scène se poursuit :

Le bourreau verse sur sa bouche et ses narines de l’eau amenée par un tuyau relié à un robinet. L’eau coule dans sa gorge, sur son menton et son cou en un filet mince et continu. Quand son corps est sur le point d’exploser, l’homme ôte le bâillon d’un coup et Tao vomit violemment, projetant le jet sur sa jolie robe fleurie. Elle ne pleure pas, elle vomit de l’eau, son corps secoué de soubresauts sous les lianes de chanvre. (Moï, 2009, p. 29)

Le contraste est bouleversant entre l’image de pureté et d’innocence qui émane des jeunes filles (donnée par les détails de la « jolie robe fleurie » ou des « yeux très vivants ») et l’horreur des tortures qu’elles subissent. Ce qui monte en moi à la lecture, c’est d’abord : « Non, je ne veux pas voir ça » et je ferme le livre. Pourtant, en refusant de voir, ne suis-je pas en train de faire exactement comme le personnage du lieutenant-colonel M. ? Alors qu’un sous-officier s’apprête à gifler à nouveau la jeune fille devant lui : « Non, dit le lieutenant-colonel M. Pas devant moi » (Moï, 2009, p. 36). Cette première expérience de lecture, radicale, fait donc émerger une première question : Trop d’empathie empêche-t-elle l’empathie ? Si ma sensibilité est si grande qu’elle me conduit à fermer les yeux, ne peut-elle pas devenir une forme d’indifférence à autrui ? Il faut dire aussi que j’ai une nature particulièrement sensible et impressionnable. Et il n’est pas impossible qu’à cela s’ajoute la résonance avec ma propre histoire familiale (ou ce que j’en ai entendu) en ce qui a trait aux camps de rééducation, à l’emprisonnement durant ces années noires au Vietnam.

Après avoir laissé Riz noir obstinément fermé sur ma table de chevet pendant quelques nuits, le roman m’appelle à nouveau. De quelle nature est cet appel ? Je l’ignore. Mais il fait sans doute partie des rendez-vous de l’âme. J’ai l’intime conviction que les livres me choisissent autant que je les choisis, quand le moment est venu. Le moment est donc venu de me rapprocher de l’Histoire, de l’histoire des miens, celle de ma famille. De plonger dans ce que je n’ai pas envie de voir ni d’entendre, dans ce que je préfère feindre d’ignorer. Je persévère et en persévérant, je passe par « la porte étroite ». Je traverse la couche d’horreur et de barbarie que j’avais si violemment refusée, en la dissociant de moi. Le mal, c’est toujours dehors, c’est

toujours les autres. Et là, quelle surprise ! Après la capture des deux jeunes filles et leur emprisonnement dans une cage à tigre qui ouvre le récit, et malgré la remémoration des quatre mois de torture qui précèdent, la lumière sourd par éclats tout au long du récit. Par la mémoire, qui dans le noir et l’immobilité se met à vagabonder jusqu’à l’enfance pleine de tendresse, par la puissance des sens et de l’imaginaire. Je ne m’y attarderai pas maintenant, puisque ce sera l’objet de ma deuxième partie. Mais cette expérience m’interroge dès lors sur la responsabilité éthique du lecteur. Sur la nécessité, en tant que lecteur, de sortir de sa zone de confort, de déconstruire ses idées, ses représentations. De traverser l’ombre pour trouver la lumière, de descendre en soi et d’y rencontrer le bourreau, au lieu de le projeter dehors. En cela, le lecteur est appelé à faire la même expérience que celle de l’écrivain, ou du poète. Selon Fabrice Midal, le poète, à l’image de Dante

(…) traverse les marais infects, les zones d’effroi, les lieux de la lâcheté et de la trahison. Il ne recule pas devant le terrible, il va même jusqu’à ses plus extrêmes limites. Il ne rejette rien de l’entièreté du monde – inspiration que l’on retrouve dans le célèbre poème La Charogne de Baudelaire, qui marqua tant Paul Cézanne et Rainer Maria Rilke : “voir parmi ces choses terribles, parmi ces choses qui semblent n’être que repoussantes, ce qui est, ce qui seul compte parmi tout ce qui est.”19 Telle est la responsabilité du poète. En traversant l’enfer, le poète s’expose au mal et nous conduit à en faire l’épreuve. (Midal, 2010, p. 84)

À la suite de l’écrivaine, le lecteur incorpore donc lui aussi le riz noir pour se nourrir et il se laisse altérer, en essayant de ne pas succomber. Je me suis questionnée sur le subtil équilibre d’une fiction qui choisit de s’attaquer à ces thèmes de la violence, du mal, de la torture. Jusqu’où ? Dans quel but ? Pour quelle finalité ? J’ai toujours refusé de lire une œuvre qui ajouterait du désespoir au monde. Quelle est la responsabilité éthique de l’écrivain ? N’est-ce pas celle de ne pas désespérer de l’humanité, malgré son inhumanité ? Dans cet essai, j’aimerais poser quelques repères qui montrent comment la posture de non-jugement de la narratrice et, derrière elle, celle de l’écrivaine, participe à révéler le mystère et la complexité du monde, en refusant la simplification et la dualité.

Dans le document Nouveaux cahiers d'Ethos (1) (Page 76-79)