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L’empathie des victimes peut-elle susciter celle des bourreaux ?

Dans le document Nouveaux cahiers d'Ethos (1) (Page 79-81)

Éthique et empathie à l’épreuve du bagne dans Riz noir d’Anna Moï

II- L’empathie des victimes peut-elle susciter celle des bourreaux ?

Le chapitre trois s’attache à décrire les tortures et les bourreaux. La tonalité employée est neutre, sobre, presque détachée.

Les tortionnaires sont des fonctionnaires. Ils torturent aux horaires d’ouverture des bureaux. Le matin, les séances commencent vers sept heures, pour s’achever vers onze heures. Comme tous les autres employés, ils repartent chez eux déjeuner et faire la sieste. On ne connaît pas leurs sujets de conversation, à table. Ils reprennent le travail à deux heures de l’après-midi et arrêtent à six heures. Une existence assez ordonnée, car ce sont des militaires, habitués à la discipline. » (Moï, 2009, p. 26)

Ce passage, qui offre une résonance avec le concept de la banalité du mal proposé par la philosophe Hannah Arendt dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (Arendt, 1963), nous montre des hommes ordinaires qui torturent comme ils feraient un travail de bureau, sans autre souci que celui d’extirper les aveux ou les informations qui leur sont nécessaires pour continuer le combat. Ce concept, qui a suscité tant de polémiques et qui continue d’alimenter les relectures critiques, pose l’idée que l’inhumain se loge en chacun de nous et que ceux qui choisissent d’accomplir les activités les plus monstrueuses ne sont pas si différents de ceux qui pensent en être incapables. C’est une idée qui me semble essentielle pour cheminer en humanité, et qui loin de déresponsabiliser l’être humain, ouvre un espace plus grand encore pour prendre part pleinement au monde.

Si le bourreau refuse de se mettre à la place de la victime, la narratrice, elle, reste étonnamment ouverte à la curiosité pour l’autre, et ce, malgré les sévices qui lui sont infligés. Elle s’interroge. Comment est-il possible de mener une vie normale tout en torturant des jeunes filles ? En essayant de se mettre à leur place, de les imaginer dans leur quotidien familial, social, amoureux, elle tente de les ramener à leur commune humanité. Elle réalise cet effort surhumain de continuer à les regarder comme des hommes, alors qu’eux-mêmes l’ont réduite au rang d’objet, de chose. Ce faisant, elle résiste. Elle se tient debout, dans sa dignité. Elle refuse d’être assimilée à la victime.

Nul ne sait si, le soir, ils révèlent à leur épouse ou à leur mère le calvaire de l’eau, le tuyau qui goutte, le corps boursouflé par le liquide et l’agonie d’une jeune fille de quinze ans. / Nul ne peut dire s’ils s’endorment aisément la nuit, dans les bras d’une femme, en oubliant les seins brûlés de celles qu’ils ont électrocutées. / Nul ne peut affirmer que l’homme qui a sauté à pieds joints, en prenant appui sur deux bureaux, pour se propulser sur mon ventre, l’a mentionné le soir au dîner de famille. / Ce sont des gens ordinaires, et leur affectation, dans la villa tropicale au prénom féminin, Mai-Phuong, aménagée en salles de torture, n’est qu’une étape dans leur carrière. » (Moï, 2009, p. 30)

Et un peu plus loin :

Il n’est pas impossible qu’en dehors de la villa Mai-Phuong ces jeunes tortionnaires lisent des romans, regardent la télévision, écoutent de la musique, et dansent dans un night-club, le samedi soir. Il n’est pas dit qu’ils ne mènent pas une existence tout à fait ordinaire, dès qu’ils quittent l’embarcadère Ham Tu. (Moï, 2009, p. 32)

L’anaphore de « Nul ne sait » et la suite de négations « Il n’est pas impossible », « Il n’est pas dit » font pénétrer le lecteur au cœur du mystère insondable de l’être humain, capable du meilleur comme du pire, de création comme de destruction.

Parfois, la narratrice ose leur adresser la parole. Elle fait un pas de plus pour sortir du statut d’objet et devenir sujet. « Pendant les préparatifs, je leur pose des questions. / “Avez-vous des sœurs ? Quel âge ont-elles ? Que ferez-vous après la guerre ?“ / Quand ils ne répondent pas, je continue : / “Aimez-vous Saint-Säens ? Avez-vous lu Guerre et Paix ?“ » (Moï, 2009, p. 32). En se glissant dans les interstices, elle parvient à rendre poreux, pour quelques minutes, le mur étanche qui sépare les bourreaux des victimes. « Ils réagissent rarement à mes questions, mais parfois, entre deux séances, ils m’apportent du pain. Avec la mie, je modèle de petits animaux fantastiques, à tête de licornes et à pattes de tigre » (Moï, 2009, p. 33). La narratrice saute sur l’occasion qui lui est offerte, non pour manger, mais pour créer. En cela, elle nous informe de la puissance de la création et de l’imaginaire pour survivre à la violence. Peu à peu, une étrange similarité vient à relier les prisonniers à leurs geôliers, et cela bien malgré eux. « Au bout de six

mois de cohabitation, les gardes sont moins zélés. Ne sont-ils pas exilés, eux aussi, sur cette île au climat rude, et liés par un sort presque identique aux prisonnières ? » (Moï, 2009, p. 215-216) Et un peu plus loin : « Les hommes qui rôdent au-dessus de nos têtes finissent par éprouver quelque compassion » (Moï, 2009, p. 216). Même le gardien Nam, le plus intraitable de tous, finit par leur offrir du thé sucré dans un geste inattendu.

Ainsi, même si les bourreaux semblent avoir perdu leur capacité d’empathie, cela n’empêche pas la narratrice de se mettre à leur place, de les imaginer dans leur quotidien, de leur poser des questions, renversant ainsi la situation entre victime et tortionnaire puisqu’elle s’empare de la question, « l’instrument le plus précieux du bourreau » (Pröll, p. 66). Continuer à « penser » (c’est-à-dire s’interroger sur soi, sur ses actes, sur la norme) est l’une des conditions pour ne pas sombrer dans cette banalité du mal ou encore dans la haine, le désir de vengeance et le ressentiment.

Dans le document Nouveaux cahiers d'Ethos (1) (Page 79-81)