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Des logiques de soumission à l'audience et aux annonceurs pour le diffuseur

RÉDACTION DE PIÈCES À CONVICTION

Chapitre 1- Des contraintes socio-économiques entre les acteurs de Cat et cie et la rédaction interne de Pièces à conviction

3) Des logiques de soumission à l'audience et aux annonceurs pour le diffuseur

« Ce spot de pub entre le journal télévisé et le programme de première partie de soirée, celui pendant lequel on couche les enfants ou on fait la vaisselle, c'est 80 millions d'euros par an de revenus potentiels!71 », a précisé Delphine Ernotte mi septembre

au magazine Society. En effet, comme nous le rappellent R. Le Champion et B. Danard, « l'apparition en France de chaînes commerciales, dans les années 1980, a déplacé le centre de gravité de la télévision vers une logique plus marchande. Dès lors, ces chaînes commerciales gratuites font leurs recettes grâce aux annonceurs, qui sont leurs principaux clients72. » Des chaînes comme TF1 ou M6 dépendent donc de la publicité pour assurer leur financement. Il se trouvent que les chaînes du groupe France Télévisions adoptent également cette logique de programmation des chaînes commerciales gratuites même s'il s'agit d'un régime moins strict.» Bien que France Télévisions soit moins dépendant de la publicité que les chaînes commerciales, il n'en reste pas moins que les recettes publicitaires représentent 14% de leur recette totale en 201473. Par ailleurs, comme le soulignent également R. Le Champion et B. Danard, même si la pression publicitaire s'exerce moins sur les chaînes de France Télévisions, ce financement qui émane de la publicité est indispensable pour compléter leur budget74. Dès lors, les diffuseurs sont pris dans des logiques marchandes qui peuvent entrer en confrontation avec le travail du producteur et son équipe de journaliste-réalisateurs. A ce propos, Denis Boutelier a illustré cette tension avec une exemple de reportage qu'il a produit pour M6. Le sujet portait sur l'obésité aux Etats-Unis et l'acteur principal était l'enseigne McDonald's. Or, il s'agit d'un annonceur de M6. Les responsables de la chaîne ne souhaitaient pas diffuser le film produit. Le producteur Denis Boutelier a dû longuement négocier avant d'accepter des compromis : « Finalement le film est sorti dans son intégralité mais avec quand même un gros bémol : jamais le mot McDonald's n'a été prononcé. McDonald's s'appelait " le numéro 1 mondial du fast-food ". Et chaque fois qu'on voyait le panneau McDonald's, on floutait. » Ici, on comprend bien ce jeu de tension et contraintes entre les logiques économiques du diffuseur et le travail du producteur et son équipe.

71 « Le CSA opposé au retour de la pub en soirée sur France Télévisions », Europe 1, 22 septembre 2017.

72Sonnac N., Gabszewicz J., L'industrie des médias à l'ère numérique, La Découverte, « Repères »,

Paris, 3ème édition, 2013.

73 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. P.50. 74Ibid.

BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 |Septembre 2018 Par ailleurs, R. Le Champion et B. Danard expliquent que « les performances [ des chaînes de type France Télévisions ] s'apprécient en fonction des résultats d'audience75. » Or, produire des programmes audiovisuels est une activité à risques. En partant du principe qu'un bon programme est celui qui remporte l'agrément du public, de la chaîne et des annonceurs, on comprend que le producteur doit répondre à des logiques qui sont incertaines et instables. Dès lors, « l'activité des producteurs est fragile76 » et ses positions ne sont jamais acquises. De même, les responsables de chaînes sont eux aussi incapables de prévoir le résultat des audiences pour tel programme. Pour réduire ces risques, les producteurs n'ont d'autres choix que de diversifier les contenus. Or, ce sont généralement les plus grandes sociétés de production qui peuvent avoir plusieurs projets d'émissions à l'antenne, contrairement aux petites structures qui se reposent et dépendent du succès potentiel d'une seule émission. Ce fut notamment le cas de Tac Presse avec son monopole sur l'émission Spécial Investigation. Aujourd'hui, le producteur F. Texeraud reconnaît que si l'émission Pièces à conviction s'arrêtait, cela représenterait un manque à gagner :

« PAC est notre plus gros client unique donc c'est sûr que si ça s'arrête, ça nous pose un problème parce qu'en plus on a été échaudé parce que Tac Presse s'est arrêté à cause de

l'arrêt de Spécial Investigation mais on été sur des niveaux de chiffres d'affaires. »

Bien que l'audience n'influe pas directement sur le coût de la production qui reste fixe pour la chaîne de télévision, les logiques d'audimat sont essentielles pour les chaînes qui entendent aussi répondre aux exigences d'un bien de service public. Ces audiences permettent entre autres de mettre en place une grille de programmes en choisissant par exemple l'heure de diffusion : première ou deuxième partie de soirée. Suivant le créneau horaire choisi, le producteur et la rédaction interne de l'émission doivent adapter leur sujet en imaginant un public cible différent à 20h30 ou 23h30. Or comme le rappellent B. Le Grignou et E. Neveu, « le public de télévision a ceci de paradoxal qu'il est constamment invoqué, célébré ou moqué par les animateurs, producteurs, programmateurs ou journalistes (…) et demeure pourtant le chaînon manquant du processus de communication77 ». Par ailleurs, dès les années 1990, la politique de programmes qui s'adressent à tout moment à tous les publics est remise en cause au profit d'un ciblage qui se veut de plus en plus précis. Le programmateur joue donc avec plusieurs variables pour

75 Le Champion Rémy, Danard Benoît, Les Programmes audiovisuels,op. Cit. P.30.

76 Ibid.

faire correspondre un programme à un public qu'il aura imaginé derrière le télévision à tel moment de la journée78. Cette notion de public imaginé est aussi à prendre en compte par le producteur et son équipe de journalistes-réalisateurs. Au cours de l'entretien, le producteur général de Cat et Cie, F. Texeraud a évoqué ces discussions en interne avec le diffuseur quant au lien à prendre en compte entre les horaires de diffusion de Pièces à conviction qui vont peut-être subir un changement, et l'adaptabilité du sujet :

« Pièces à conviction pourrait passer à 20h30, alors qu'actuellement on est à 23h30. Les gens qui voient PAC à 23h ils connaissent l'émission et l'investigation, ils savent ce que

c'est. A 20h30, on doit penser à une autre écriture avec plus de fluidité, de nouvelles thématiques »

On comprend tout l'enjeu de la programmation qui doit s'adapter à ce public imaginé. Comme le souligne F. Jost, « le premier paramètre à prendre en compte pour le programmateur est évidemment la nature du public qui est en mesure de regarder les émissions, ce qu'on appelle la télévision disponible79. » Dans le cas de l'émission Pièces à conviction, il s'agit également de de fidéliser le public qui a un horizon d'attente quant à l'émission qu'il va voir. En effet, comme le sous-entend le producteur F. Texeraud dans ce propos, « les gens connaissent l'émission », on pourrait imaginer un public prévisible même si ce n'est pas entièrement le cas, comme nous l'avons précédemment développé. Cependant, Pièces à conviction fait partie des programmes récurrents, « un programme à la fois familier et inédit80 ». Dès lors le téléspectateur est en mesure de connaître l'identité de l'émission et une partie de son contenu. Il a des repères. Le producteur et son équipe doivent donc assurer cette homogénéité du contenu et respecter l'identité de l'émission pour permettre aux chaînes de s'appuyer sur des résultats d'audience prévisible (même si cette notion de prévisibilité est très relative).

Enfin, au cours des entretiens, j'ai pu constater une tension entre le diffuseur qui tient compte de ses logiques d'audimat et le producteur Denis Boutelier qui souhaite avant tout faire son travail de visibilité de problèmes publics en ayant une certaine liberté éditoriale sans être toujours dans une logique d'audimat. Ce propos du producteur Denis Boutelier le confirme :

78 Jost François, Comprendre la télévision, Op. Cit. p. 52. 79 Ibid.

BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 |Septembre 2018 « Nous on a pas de logique d'audimat. Nos interlocuteurs peuvent en avoir, les chaînes, nous non. Nous on est producteur, on est journalistes, on a envie de sortir des histoires. (...)mais en revanche, je pense que la légitimité des sujets que l'on fait c'est que ils doivent

intéresser et capter l'intérêt d'un très grand nombre de gens »

Dès lors, on comprend la tension entre la volonté du producteur et son équipe de journalistes et celle des chaînes. Cependant, loin d'une opposition stricte, les deux structures parviennent tout à fait à coopérer et à trouver « des formes stabilisées d'arrangement entre les acteurs sociaux81 » au sens beckerien. D'un côté le producteur et et les journalistes veulent rendre visible un problème public en captant l'intérêt du plus grande nombre. De l'autre, les chaînes de télévision espèrent faire de l'audience. Cet arrangement entre les deux structures permet de faire converger des buts communs qui sont la condition même de leur survie économique.