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Les formes plurielles de l'énonciation dans le genre de l'investigation

STANDARDISATION DES REPORTAGES

3) Les formes plurielles de l'énonciation dans le genre de l'investigation

Par ailleurs, le journaliste-réalisateur doit respecter un certain contrat énonciatif propre à chaque émission. Ce contrat énonciatif s'intègre dans la structure narrative du reportage. Comme nous l'avons écrit précédemment, la plupart des émissions de notre corpus sont construites selon une logique de séquençage par personnes ou témoins nécessaires dans l'avancée de l'enquête. A travers cette pluralité de points de vue, le journaliste donne une plus grande légitimité à son enquête. Il doit donc croiser différentes sources en donnant la parole aussi bien aux acteurs impliqués directement dans l'affaire 113 Quillet Stenka, « DSK Business », Pièces à conviction, diffusé le 18 mai 2016, France 3.

traitée que ceux qui font preuve d'expertise en étant plus extérieurs. Par ailleurs, le journaliste doit aussi se faire « témoin d'un événement tout en conservant du recul et un œil critique114 ». Pour attester de sa présence dans le récit, tous les reportages étudiés montrent le journaliste-réalisateur au travail : lors d'une interview, au téléphone, devant un ordinateur etc.

a) L'implication du journaliste : l'obligation de mise en scène des journalistes-réalisateurs

L'émission Pièces à conviction oblige le journaliste à apparaître à l'écran pour témoigner de sa présence et son implication au cœur de l'enquête. Cette apparition est devenue inévitable. Au cours des entretiens, les journalistes interrogés ont reconnus que cette implication du corps et de la voix du journaliste dans le reportage d'investigation pouvaient être une certaine contrainte. En tout les cas, il s'agit d'une obligation qu'il faut remplir. Comme en témoigne les propos du journaliste Xavier Deleu :

« Chez PAC, je dois me plier à une esthétique au moment où je signe un contrat même si je considère que j'ai pas envie de montrer ma tête à la télévision et ben je dois trouver une

astuce pour montrer ma tête à la télé donc c'est pour ça que je suis contraint. »

Le journaliste devient donc un témoin oculaire115. Selon Renaud Dulong, Le témoin oculaire atteste par sa présence sur les faits. Il est une sorte de « j'y étais » qui est un acte de langage performatif qui intronise l'événement dans l'espace public. Cette présence du journaliste donne de la force à la dénonciation. A travers son attestation personnelle, son témoignage peut-être perçue comme sincère, authentique et vraie. Suivant l'impact de son intervention, le journaliste peut devenir la figure par excellence de dénonciation d'un problème public. A l'image du grand reporter Albert Londres et sa dénonciation du colonialisme dans son reportage en Afrique de l’Ouest à la fin des années 1920 : « la présence de l’auteur contribue à accréditer sa dénonciation: il dit comme il vit, ou du moins ses récits sont-ils faits de vivacités116. » Aussi en faisant un parallèle, dans notre cas, le journaliste doit marquer son implication dans l'enquête par la présence de son corps et le son de sa voix à l'écran. On peut également noter que que l'écriture 114 Barbant Stéphane, Le reportage à la télévision : de la conception à la diffusion, Paris, CFPJ Editions, 2012, p.226.

115 Dulong Renaud, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l'attestation personnelle, 1998.

116 Lambert Frédéric, « Esthésie de la dénonciation. Albert Londres en Terre d’ébène », Revue Le Temps

BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018 du commentaire en voix-off doit être écrit par le journaliste-réalisateur. Au cours de l'entretien, Marie de la Chaume a souligné qu'elle souhaiterait que ce soit directement la voix du journaliste qui fasse les commentaires :

« on a envie de casser cette narration qui est classique en chapitrant systématiquement comme un bouquin toutes nos enquêtes et ça passe par l'habillage et une intervention face caméra, toujours formatée de la même manière du journaliste qui raconte les choix qu'il a

pu faire, les situations dans lesquels il a pu se trouver, je souhaiterais une plus grande implication du journaliste . »

Ici on constate que le diffuseur impose une esthétique au travail du journaliste- réalisateur en lui donnant une place centrale à dans l'enquête.

b ) Le recours aux experts : une co-construction du reportage d'investigation

Le recours à l'expertise est également une règle incontournable de ce type d'émission, à laquelle le journaliste-réalisateur ne doit pas déroger. De même, dans le principe de dénonciation et de mise en visibilité de problème public, l'expertise assure une fiabilité de l'information. Ce sont des preuves et des arguments irréfutables qui viennent valider ou invalider un fait. Les experts sont donc des personnages essentiels dans l'enquête. L'expert permet aussi d'aider le journaliste a déchiffrer des documents financiers complexes. La journaliste Stenka Quillet a fait appel à un commissaire aux comptes pour comprendre des données sur son reportage « DSK Business ». De même, dans les synopsis donné par les journalistes Pascal Henry et Xavier Deleu, on constate que des experts sont nommés. Ils figurent explicitement dans le synospis comme justification d'argument avancé. Pour « Areva : dans les secrets de la faillite », on a par exemple, Anne Gudefin : ingénieur sécurité d'Areva, Henri Proglio : ancien patron d'EDF, Erwan Garnier : juriste au département « acquisitions » d'Areva.

Par ailleurs, l'expertise en investigation est centrale car elle permet de donner des chiffres clés tout en faisant appel à des documents administratifs. Toutes ces preuves sont autant arguments rationnels pour dénoncer un problème public. Le public est plus enclin à adhérer à ce type d'arguments. Lorsque Xavier Deleu parvient à avoir un document interne

justifiant que les résidents en maisons de retraites ont droit à 4,35 euros de repas par jour, cela rend plus visible les problèmes budgétaires et abus financiers des maisons de retraites. De la même manière, lorsque dans son reportage sur les privilèges des députés, Stéphane Girard117 parvient à se procurer une fiche de paie pour montrer le salaire du député Thierry Solère pour sa contribution dans une société de traitement de déchets, Chimirec Developpement, pour 12 000 euros par mois. Cela vient confirmer certains abus de l'argent public quand on suit le récit de l'enquête.

c ) Créer l'indignation par le discours de témoins-clés : expertise VS sentiment

En effet, pour répondre au principe de captation du public et le faire adhérer à la dénonciation du problème public visibilisé dans l'enquête, le journaliste-réalisateur doit jouer sur plusieurs ressorts. Alors que l'expertise assure une irréfutabilité des arguments, l'émotion doit venir toucher le public dans ses affects. Si l'on suit cette logique de l'émotion, l'interview d'Anne-Sophie Pelletier, aide médico-pyschologique en maison de retraite est un très bon exemple. Elle explique les raisons de son statut de gréviste puis se met à pleurer pour expliquer ses conditions de travail. Son interview a été reprise par différents médias et, partagé plusieurs fois sur les réseaux sociaux. Elle a réussi a touché le public. Comme en témoigne cet extrait d'interview :

« On a 42 résidents à coucher en une heure, ce qui nous fait 3 min 41 par résidents (…) avec 3min 41 je vais vous jeter dans votre lit, je n'aurai pas le choix. C'est quoi la finalité de tout ça ? Ce sont des résidents qui payent très chers, qui n'ont pas des soins de qualité et qui sont dans leur dernière demeure probablement parce qu'après c'est la mort hein, faut pas se leurrer. Qu'est-ce qu'on leur offre à ces gens là ? (…) c'est juste plus moral »

On constate ici que les propos tenus dans cette interview jouent sur les chiffres et l'émotion pour interpeller le public. Cependant, Christophe Traïni nous rappelle toute l'ambivalence du rôle des émotions dans l'univers médiatique. Il est courant de donner aux émotions une dimension démagogue voire populiste. En outre, l'émotivité n'est pas toujours la garantie d'une mobilisation réussie, plus encore elle est pointée du doigt par 117 Girard Stéphane, « Nos très chers députés », Pièces à conviction, diffusé le 9 septembre 2015, France 3.

BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018 certains esprits critiques. C'est le fameux topos platonicien qui vise à opposer la raison et l'émotion. Mais Christophe Traïni nous explique que cette dépréciation de l'émotivité doit inviter à une analyse plus précise de ces procédés « à travers lesquels des groupes d'individus s'efforcent de récuser la légitimité des états affectifs manifestés par d'autres118. » En effet, si l'émotion d'une interview peut participer à la visibilité d'un problème public et contribuer à une meilleure dénonciation, le journaliste-réalisateur doit pouvoir en user pour se légitimer dans l'objectif de son travail.

Chapitre 2 : Une très relative autonomie esthétique dans le travail des