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STANDARDISATION DES REPORTAGES

2) Des récurrences dans la construction narrative d'une enquête

Comme le stipule Henry Boyer et Guy Lochard « tout acte de communication a pour cœur la mise en scène d'une identité et d'une histoire106 ». Bien que le reportage d'investigation ait pour mission de décrypter et mettre en image une réalité, la télévision est un média qui a plusieurs visées. Les reportages d'investigation peuvent souvent se trouver dans un entre-deux entre réalité et fiction. Selon Muriel Hanot, il existerait deux modes de construction télévisuelle : la télévision de fiction et la télévision du réel107, auquel correspond respectivement un principe de plaisir visant à séduire le public et un principe de sérieux assurant la fiabilité des informations données. Pour répondre à ces deux objectifs, le journaliste-réalisateur doit penser à une mise en scène ou une manière de raconter une histoire capable d'intéresser le public. Par ailleurs, suivant un principe pédagogique, il doit également rendre des histoires souvent complexes plus intelligibles. Pour se faire, il utilise des procédés que l'on peut retrouver d'un reportage à l'autre. En effet, émotion, plaisir, sérieux, intelligibilité sont souvent rendues possibles par l'utilisation de certaines structures narratives. Il s'agit en outre de partir de la petite histoire pour raconter une grande histoire.

a) Dénoncer « le secret des grands au détriment des petits »

Tout d'abord, on peut noter que la structure narrative la plus courante est l'utilisation de témoins clés qui décrivent ou illustrent un fait, séquences après séquences. L'enquête est menée selon une pluralité de points de vues qui ponctuent son avancée. Ce propos de Xavier Deleu illustre cette avancée :

« (...)je tombe sur le témoin numéro 2 et je lui pose une question et là je vais découvrir que c'est vrai et que c'est même peut-être pire que ce que me disait le témoin numéro 1, le

témoin numéro 2 va aller plus loin et ça va passer par une interview filmée. » Dans la plupart des reportages, on constate également que l'intrigue se construit autour d'une opposition ou plutôt une rhétorique classique entre « les grands de ce monde » qui imposent leur pouvoir « aux plus démunis ». On est le plus souvent confrontés à « une

106 Boyer Henri et Lochard Guy, La communication médiatique, Paris, Seuil, 1998, p.23.

BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018 délinquance en col blanc108 » qui est une expression forgée par le sociologue américain Edwin Sutherland. En effet, la majorité des reportages de notre corpus ont comme angle dans leur récit : les abus de pouvoir d'une certaine élite sociale, politique, économique ; que ce soit les reportages de la journaliste-réalisatrice Stenka Quillet sur DSK, Bernard Arnault, Jérôme Kerviel ; ceux de Stéphane Girard sur les sénateurs, les députés ou encore ceux de Pascal Henry sur l'ancienne présidente d'Areva : Anne Lauvergeon109. Bien que les sujets soient différents, on trouve la même trame narrative visant à révéler les secrets de ces « grandes personnalités » rattachés à des affaires douteuses et/ou mettant en jeu d'importantes sommes d'argent. En outre, des enquêtes qui mettent en scène le concept du sociologue Edwin Sutherland c'est-à-dire des « pratiques délictives des classes sociales élevées, sur le plan financier, fiscal ou dans les affaires en général, par opposition à celles, plus ostensibles et proportionnellement plus réprimées, des pauvres110 ». Dans la majorité

des reportages de notre corpus, il s'agit de détournements d'argent public par des moyens légaux ou illégaux, opérés par des élites sociales. Tous les reportages de notre corpus reposent sur cette forme de dénonciation qui répond à la ligne éditoriale de Pièces à conviction. Le journaliste-réalisateur doit donc rester dans ce cadre de réflexion pour élaborer son enquête. Le journaliste-réalisateur Xavier Deleu met en avant cette contrainte imposé par ce type d'émission en ces termes :

« Par exemple, Delphine Lopez, une journaliste qui a fait une très belle enquête sur des histoires de fourrières qui ont été privatisées à Paris. Je me sens pas à l'aise avec ces sujets là parce qu'il n' y a pas assez d'humains. (…) Les fourrières je n'aurai pas pu les faire, si il m'avait proposé, j'aurais dis non parce que je suis capable de filmer ça, peut-

être de faire une partie de l'enquête mais je réagirai pas sur les bonnes infos. » Ce propos nous permet de comprendre que la question de l'argent public et ses abus peut- être sclérosant pour certains journalistes-réalisateurs qui ont des sensibilités différentes. Xavier Deleu aime traiter de l'argent public mais l'humain doit primer sur l'argent public et son aspect purement factuel au sein de ses enquête. Avec son reportage sur les maisons de retraite qui a fait une très bonne audience selon la rédactrice en chef Marie de la Chaume,

108 Sutherland Edwin, « The Problem of White Collar Crime », White Collar Crime. The Uncut Version,

préface de Gilbert Geis et Colin Goff, New Haven & London, Yale University Press, 1985. 109 Voir le corpus de reportages à la page corpus.

il a pu toucher les téléspectateurs en s'intéressant avant tout aux mécaniques humaines plutôt que seulement financières même si les deux sont mêlées tout au long du reportage.

b) La contrainte de l'élaboration d'un suspense

Par ailleurs, une des composantes essentielle et récurrente de la structure narrative des reportages est le recours au suspense qui permet de tenir le téléspectateur en haleine. Si l'on s'attache à la définition du Larousse, le suspense qui appartient au genre de la fiction « est un moment d'un film ou d'une œuvre littéraire dans lequel l'action tient le spectateur, l'auditeur ou le lecteur dans l'attente angoissée de ce qui va se produire ». Aussi, dans nos reportages étudiés, le suspense vient ponctuer le déroulé de l'enquête tout en soulignant des moments forts du reportage. Il participe à part entière à la construction du récit et à la logique de dénonciation. Dès lors, chaque séquence est pensée selon un certain débit d'informations à dévoiler. Xavier Deleu explique l'importance du choix de l'enchaînement des séquences :

« Dès fois, au montage on se dit qu'on aimerait enchaîner telle séquence avec telle autre mais on choisit finalement de la garder pour plus tard, certaine informations

doivent venir plus tard »

Le récit d'investigation a une logique temporelle progressive pour garder le téléspectateur en alerte. Il y a presque un jeu de co-enquête avec le téléspectateur qui suit cette logique progressive du récit. Si l'on suit les propos de Henry Boyer et Guy Lochard : «Pour qu'il y ait reportage, il faut qu'il y ait événement et quel qu'il soit, l'événement médiatique doit être mis en intrigue par une temporalité narrative qui lui donne du sens111. » Aussi, le journaliste-réalisateur doit contrôler le déroulé de son récit en tenant compte de la temporalité des événements mis en scène pour donner du sens à son histoire tout en ménageant un suspens. Dans « Les jobs en or de la République 112» de Stéphane Girard, une première interview au début du reportage, montre un haut-fonctionnaire énarque qui gère une partie du budget national. Il explique qu'il a obtenu sa place suivant un principe méritocratique et en acquérant des compétences au cours de sa carrière. Or, l'enquête s'évertue à montrer l'opposé c'est- 111 Boyer Henri et Lochard Guy, La communication médiatique, Paris Seuil, 1998.

112 Girard Stéphane « Les jobs en or de la République », Pièces à conviction, diffusé le 21 septembre 2016, France 3.

BRAS Elsa| Mémoire de Master 2 | Septembre 2018 à-dire les privilégiés de la République française, ceux qui ont obtenu de bonnes places par cooptation ou par connaissances alors même qu'ils ne remplissaient pas les compétences pour exercer les missions confiées. Ce n'est que progressivement que l'on entre dans les rouages de l'enquête avec des interviews de hauts-fonctionnaires qui expliquent et donnent des détails sur l'envers du décor. Ils dénoncent certains abus et privilèges. Ces interviews sont placées qu'après une bonne vingtaine de minutes du début de reportage. Elles permettent de souligner et d'accentuer le statut de privilégiés.

Par ailleurs, la musique est essentielle pour alimenter le suspens. Elle permet de créer des ambiances sonores tour à tour joyeuses, inquiétantes, lugubres qui sont annonciatrices d'un changement de situation dans le déroulé du récit. Dans « DSK Business » réalisé par Stenka Quillet113, on suit le protagoniste Dominique Strauss- Kahn dans ses multiples stratégies financières. Au fur et à mesure des « coups financiers douteux » de DSK, une petite musique de fond relativement anxiogène vient rappeler qu'une nouvelle affaire d'argent douteuse est sur le point de faire basculer DSK dans une nouvelle dérive financière illégale. Plus spécifiquement, lorsque Christopher Cruden, spécialiste dans les montages financiers explique la technique du « pump and dump » visant à spéculer sur le court d'une action, la musique devient plus inquiétante. Quelques minutes plus tard, on comprend que la technique du « pump and dump » s'apparente à une fraude financière. Aussi, la musique participe à la scénarisation de l'enquête, d'autant plus, lorsqu'elle donne un effet de dramatisation qui permet de retenir l'attention du public. Le journaliste-réalisateur doit donc l'intégrer à son enquête et prendre en compte les différentes tonalités suivant le message qu'il souhaite véhiculer.