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La logique comme explicitation des « inférences matérielles »

Brandom défend l’idée que nous avons exposée au chapitre précédent que la logique est une théorie de l’inférence, parce qu’il convient, selon lui, de prendre en compte les « inférences matérielles », c’est-à-dire les inférences qui se basent sur le sens des mots utilisés. Nous avons mis le terme entre guillemets de manière à souligner qu’il ne s’agit pas d’une inférence logique telle qu’elle a été définie en 1.2, mais d’une inférence sémantique au sens « matériel » du terme, c’est-à-dire qui résulte de la signification des mots utilisés dans un langage naturel62. Brandom souscrit ainsi pleinement à l’idée sellarsienne que les inférences matérielles ne peuvent être réduites à des inférences formelles, leur correction dépendant également du contenu des prémisses et des conclusions en cause63.

Par exemple, de « aujourd’hui est un samedi », il est possible de déduire que « demain est un dimanche », ou de « je vois un éclair maintenant », je peux inférer « j’entendrai bientôt le tonnerre ». La validité des inférences dépend non pas de leur forme au sens de Bolzano, mais du sens des mots ou concepts utilisés, comme aujourd’hui et demain ou éclair et tonnerre. Comprendre ces mots, c’est posséder ipso facto une maîtrise pratique de ces inférences. Nous ne pouvons en effet maîtriser les concepts d’éclair et de tonnerre sans être capables par ailleurs de faire l’inférence précédente. Une telle compétence est donc différente d’une compétence logique au sens formel.

Aussi, Brandom explique la maîtrise de la conséquence logique à l’aide de la maîtrise des inférences matérielles. Son analyse s’oppose au mode habituel de faire depuis que Tarski a formulé la théorie des modèles, dans laquelle l’inférence matérielle représente une catégorie dérivée de l’inférence logique.

De manière classique, on considère que l’inférence matérielle « il pleut donc les rues sont mouillées » forme un enthymème, c’est-à-dire une conditionnelle cachée. Pour Aristote, par exemple, l’inférence précédente est une conditionnelle cachée (« s’il pleut, alors les objets sont mouillés »). Selon lui, il manque une prémisse au raisonnement, qui devrait être formalisé ainsi :

Il pleut sur la chaussée

S’il pleut, alors les objets sont mouillés La chaussée est mouillée

Le « dogme formaliste » consiste à estimer qu’une inférence matérielle est une déduction dans laquelle une prémisse a été omise et qu’il est nécessaire d’ajouter cette prémisse pour établir la validité formelle de l’argument. Dans ce paradigme « formaliste », la validité logique ne concerne donc jamais le sens des mots utilisés dans les inférences. Dès lors, les mots du vocabulaire courant peuvent être remplacés par des lettres schématiques.

Cependant, comme le souligne Brandom, l’approche « formaliste » de la déduction n’est pas nécessairement convaincante, car on peut tout aussi bien juger

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Nous nous permettons d’écrire cependant le terme d’inférence matérielle sans guillements par la suite, de manière à respecter l’usage normal du terme. Cette inférence sémantique ne doit pas être entendue au sens de la théorie des modèles.

63

W. Sellars, « Inference and Meaning », Mind 62, no. 247 (1953). Reproduit dans: Pure Pragmatics

and Possible Worlds, The early essays of Wilfrid Sellars, Ridgeview Publishing Company, Reseda,

que le but premier de la logique consiste à distinguer les bonnes inférences matérielles des mauvaises et que le rétablissement des prémisses manquantes constitue alors un moyen de trier le bon grain de l’ivraie.

Aussi, avec Sellars et Brandom, il est possible d’appréhender la logique comme l’explicitation des contenus conceptuels qui demeurent implicites dans les pratiques inférentielles des locuteurs. Par ailleurs, il paraît légitime de penser que le contenu conceptuel est individué par les inférences matérielles auxquelles il est lié. Par exemple, la signification du mot « rouge » n’est peut-être pas indépendante d’inférences matérielles comme « si ce pull est rouge, il est coloré » ou « si ce pull est rouge, il n’est pas (entièrement) vert ». En ce sens, nous estimons, avec Brandom, que la notion de proposition (ou de phrase énoncée) est première par rapport aux mots qui la composent (termes ou prédicats), car elle est indispensable à la maîtrise du mécanisme de l’inférence. Nous estimons également que les inférences matérielles possèdent un rôle cognitif et heuristique dans le scorekeeping, rôle qui est sous-estimé dans le point de vue « formaliste » sur l’inférence. En conséquence, nous comprenons la logique comme une explicitation des normes implicites dans l’usage des concepts du langage ordinaire, et non comme la production de tautologies vides de sens.

Par ailleurs, nous pensons, avec Brandom, que la normativité de nos inférences matérielles s’explique par les engagements et les permissions discursifs (commitments and entitlements) en termes de statuts déontiques, statuts qui sont eux-mêmes analysés en termes d’attitudes déontiques que les locuteurs entretiennent vis-à-vis de ces statuts64. La rationalité des contenus réside alors dans la reconnaissance explicite des statuts normatifs qui sont présents dans les pratiques discursives.

Pour éviter toute confusion, il est nécessaire de préciser que les règles relatives à la compréhension des termes ne sont pourtant pas elles-mêmes normatives.

Considérons l’inférence suivante : Médor est gentil

Tous les chiens ne sont pas méchants

Cette inférence est matérielle, car le terme « Médor » est le nom conventionnel d’un chien. Cependant, le fait d’appeler un chien « Médor » ne nous engage pas à penser à un chien quand nous entendons le terme « Médor ». Et, comme le souligne Davidson, s’il existe bien des normes de rationalité à partir desquelles on peut appréhender des contenus propositionnels, il n’existe pas de « super-normes », c’est-à-dire des normes de normes de rationalité65. Or, les engagements normatifs de Brandom pourraient être interprétés comme des normes de normes. Par exemple, le fait de croire que les chiens possèdent des dents n’oblige en rien à croire que les chiens sont dangereux. Autrement dit, les normes pragmatiques du scorekeeping concernent plus vraisemblablement les attitudes propositionnelles que les contenus conceptuels. Dès lors, si Brandom a raison de souligner le rôle essentiel des inférences matérielles, nous estimons cependant que la manière dont il explique les normes est ambiguë. Nous revenons sur ce problème en 3.3.3.

64

R. Brandom, Making it Explicit, p. 166.

65

D. Davidson, « Communication et convention », Essai 18, in Enquêtes sur la vérité et