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On doit surtout à Dixon Denham la première et la plus vivante description de la façon dont l’économie esclavagiste était exploitée dans la région. Il fut le premier Européen à avoir vu les monts Mandara et à observer les contingents d’esclaves en provenance des massifs (Van Beek, 2012: 34; Barkindo, 1989: 150 ; Vincent, 1978 : 575-606). Dans la capitale du Wandala à Mora, il fut témoin du paiement par les gens issus d’un groupe montagnard d’un tribut de 200 esclaves au sultan pour que celui-ci renonce à ses raids en direction de leurs territoires (Denham, 1826 : 313). Denham estimait que plus d’un millier d’esclaves par année étaient capturés dans les montagnes et vendus sur les marchés d’esclaves à Mora (1826 : 313)63. Dans sa relation de voyage, il écrit:

63 Selon Jeanne-François Vincent (1978 : 575-606), le chiffre avancé par Dixon Denham pourrait être

exagéré, un avis aussi soutenu par Bawuro Barkindo (1989: 150) et par Scott MacEachern (1993: 254). Jeanna-Françoise Vincent fait en effet remarquer que le voyage de Dixon Denham de Borno à Mora était fait

By the assistance of a good telescope, I could discover those who, from the terms on which they were with Wandala, had the greatest dread, stealing off into the very heart of the mountains; while others came towards Mora, bearing leopard skins, honey, and slaves, plundered from a neighbouring town, as peace-offerings; also asses and goats, with which their mountains abound: these were not, however, on this occasion destined to suffer. The people of Musgow64, whose country it was at first

reported (although without foundation) that the Arabs were to plunder, sent two hundred head of their fellow-creatures, besides other presents, to the sultan, with more than fifty horses (Denham, Clapperton et Oudney, 1826: 121).

Globalement, c’est l'islam qui a constitué le fondement de cette idéologie esclavagiste. Les souverains se sont basés sur les interprétations du message coranique de l’ « infidélité » pour justifier leurs expéditions en territoire païen. Le terme « infidèles » qui, dans les faits, s’applique à ceux qui n’adoptent pas « la vraie religion», désignait aussi dans la pratique ceux qui sont « réductibles en esclavage» (Saibou, 2005 : 854). En tant qu’idéologie, l’islam a ainsi joué un rôle complexe et de premier plan dans la mesure où les razzieurs, de même que les détenteurs d’esclaves, trouvaient en lui une justification des pratiques esclavagistes (Klein, 1998 : 18). Comme le souligne fort bien Bogumil Jewsiewicki, avoir été esclave en contexte musulman signifie en même temps avoir été un non-croyant (2011 : 7).

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Montagnards du Mandara se faisaient appelés par l’expression kirdi, un terme probablement dérivé de la langue bagirmi signifiant à la fois « infidèle et non-musulman » (Saibou, 2005 : 855). Le terme était cependant aussi en usage dans le Borno si l’on s’en tient à la relation de voyage du diplomate britannique Dixon Denham qui rapporte que les populations des massifs Mandara étaient connues sous

dans le cadre d’une expédition dirigée par des Arabes-Kanuri. Leur regard péjoratif sur les « païens » en tant qu' « esclaves » par nature pourrait avoir influencer Denham dans son estimation du nombre d’esclaves reçus par le sultan du Wandala le jour de son arrivée à Mora, dans la mesure où il fut pendant le long du voyage et de son séjour à Mora en compagnie des Kanuri.

64Jeanne-Françoise Vincent (1978 : 583) fait valoir que le territoire « musgow » mentionné par Denham ne se

réfère pas au pays Mousgoum, mais plutôt au territoire mafa de Mozogo situé dans les monts Mandara. Ce point de vue est également partagé par Gerhard Muller-Kossak (2003 : 41-42), et par Scott MacEachern (1990 : 110-112).

le nom de kirdi entendu comme des « nègres qui n'ont jamais embrassé la foi musulmane » (Denham, 1826: 145). Annette Van Andel, une autre Britannique ayant visité le Borno au milieu du XIXe siècle, va dans le même sens en situant l’usage du terme dans le contexte des raids menés par le Borno contre les infidèles. Pour elle, le mot kirdi désignait chez les Bornouans « des peuples infidèles et primitifs susceptibles d’être transformés en esclaves (Van Andel, 1998 [1853]: 36), une signification qui se rapproche du mot peul kado que José Van Santen traduit à la fois par « non musulmans et non civilisés » (Van Santen, 1993 : 52). Cet auteur observe par exemple que l’expression « je me suis islamisé » signifie en même temps « je me suis civilisé (Van Santen, 1993 : 52).

Ainsi, l'acquisition des esclaves au sein des populations montagnardes, qui devrait être la conséquence de leur « infidélité », devint plutôt sa véritable finalité notamment avec l’avènement du djihad peul au XIXe siècle. C’est d’ailleurs au nom du djihad que les raids d'esclaves furent institutionnalisés en un système coercitif par les souverains musulmans (Lovejoy, 2003) qui, à l’image du lamido Hamman Yadji de Madagali, en avaient fait un facteur-clé pour la production et la distribution des esclaves (Van Santen, 1993 ; Van Beek, 1992) à travers l’Ouest africain.

2. Hamman Yadji de Madagali et l’économie de la violence (1902-1927) : regards sur son journal personnel

The … [northern districts of Madagali, Cubunawa. and Mubi] taken over by this province … are the most lawless, ill-governed places I have seen in Nigeria … Slave dealing and slave raiding are rampant … chiefs of minor importance were given rifles with which they were encouraged to attack the wretched pagans [who are] hiding like frightened monkeys on inaccessible hilltops … of course, everyone goes about fully armed: spears, shields, bows and arrows, clubs, etc. (Resident britannique à Yola en 1920, cité par Kirk-Greene, 1958: 84)

La ville de Madagali, aujourd’hui incorporée dans l’État de l’Adamawa au Nigéria, a un passé unique pour avoir connu successivement trois administrations coloniales différentes. D’abord, elle fut placée sous l’autorité allemande de 1902 à 1916, dates qui correspondent respectivement à la prise de Mora par le commandant Hans Dominik, et à la

victoire des forces alliées sur les troupes allemandes au Cameroun (Van Beek, 2012; Weiss, 2000; Vaughan et Kirk-Greene, 1995). De 1916 à 1922, elle fut sous l’autorité coloniale française et intégrée à la division administrative de Maroua. Entre 1922 à 1961 enfin, Madagali revint aux Anglais grâce à un accord franco-britannique formalisé par la Société des Nations (SDN) en 1922, et fut dès lors incorporé au sein de la Northern Cameroon

Province (Van Beek, 2012; Weiss, 2000; Vaughan et Kirk-Greene, 1995, Van Santen,

1993).

Dès les années 1809 à la fin des années 1920, les différents souverains de Madagali ont fait de l’esclavage le principal pilier de leur économie, et de ce fait, ont régulièrement fait allégeance au califat de Sokoto (Kirk-Greene, 1958: 60) qui constituait l’une des destinations privilégiées des « esclaves domestiques »65 à cette période (Lovejoy, 1993;

1990; 1978). Devenu l’État le plus grand et le plus peuplé d’Afrique de l'Ouest au XIXe siècle, la fondation du califat de Sokoto (I804-1808) a coïncidé avec le déclin des exportations d’esclaves vers les Amériques, lesquelles ont été remplacées par la production et la commercialisation des produits tels que le sel, les arachides, les produits de palme et surtout les noix de cola (Klein et Lovejoy, 1979). Paul Lovejoy caractérise d’ailleurs le déclin de la traite européenne et le développement du commerce intérieur comme le facteur le plus important dans la rétention d’esclaves à l’intérieur de l’espace transsaharien et de leur destination vers des activités internes, notamment le travail domestique, le concubinage et les plantations (2002 : 262). C’est dans ce contexte global que les souverains de Madagali, localité située à proximité des monts Mandara, ont mené des attaques en territoire montagnard pour s’approvisionner en esclaves.

De tous les souverains de Madagali, Hamman Yaji est certainement celui qui a le plus marqué la mémoire historique des Montagnards qui se souviennent de lui comme d’un monstre ayant commis d’énormes atrocités (Van Beek, 1992 : 301; Kirk-Greene 1960 : 75)66. Ce dernier est arrivé au pouvoir en 1902 après l’assassinat de son père par le

65 Sur l’usage du concept de l’esclavage domestique, se référer entre autres à Claude Meillassoux (1986); Igor

Kopytoff et Suzanne Miers (1977) et John Grâce (1975).

66 Un récit circule chez les Kapsiki associant Hamman Yadji à des pratiques anthropophages pour mettre en

exergue sa prétendue cruauté. Voici le récit tel que rapporté par Vandu Zra Té à Wouter Van Beek: « Hamman Yadji est natif de Madagali, c’est là-bas qu’il est né. Il voulait absolument être chef de Madagali,

lieutenant allemand Hans Dominik, et régna jusqu'à sa déposition par les Britanniques en 1927 (Van Santen, 1993; Kirk-Greene, 1960 : 75). Pendant cette brève période, Hamman Yadji a régulièrement organisé des invasions dans la partie méridionale des monts Mandara, prenant, torturant et tuant hommes, femmes et animaux, et punissant les villages qui résistaient à ses demandes d’esclaves (Kirk-Greene, 1960 : 75). Wouter Van Beek rapporte par exemple les propos d’un de ses informateurs kapsiki, Vandu Zra Tè, connu pour être l’une des rares personnes à s’exprimer sur les atrocités commises lors des raids esclavagistes menés par Hamman Hadji :

He used people as money, Hamman Yaji. He asked a Fulbe woman for a pounding stick and paid with a slave. He bought a mat, and paid with a slave. To buy a calabash, or a stick, he paid with people. Even a jar with shikwedi [a crop for the sauce] he paid with a slave. That is what he did » (Vandu Zra Té cité par Van Beek, 2012: 301).

Redouté par les populations des montagnes, Hamman Hadji était également très connu des colons qui ont parlé de lui comme d’un « tyran qui a conduit des raids esclavagistes et opprimé les esclaves pendant plus d’un quart de siècle avec une cruauté incroyable » (Kirk-Greene, 1969: 4). Si Hamann Hadji est présenté comme le prototype même de la brutalité esclavagiste, il ne fut certainement pas le seul souverain peul à se livrer à des incursions en territoire montagnard. Il n’est pour ainsi dire que la partie visible de l’iceberg dans la mesure où ce genre de phénomène était une pratique courante dans la région67. Cependant, Yadji s’est fait connaitre comme la figure emblématique de

mais a été longtemps empêché parce que son père n’était pas encore avancé en âge pour lui céder le trône. Son père lui dit: “Tu es encore petit, tu ne peux pas être chef”. Et Hamman Yadji de rétorquer: “qui a dit cela?”. Zubeiru” [nom donné à l’émir de Yola] répondit son père. Hamman Yadji partit l’instant d’après voir Zubeiru à Yola et lui dit: “Fais de moi un chef “. Celui-ci lui répondit: “Jamais, tu ne pourra être capable de régner”. “Je pourrais, répliqua Yadji, qu’est-ce que je peux faire pour mériter ta faveur?”. Alors Zubeiru lui dit: “Si tu peux, tu dois tuer ton père, prendre son cœur et son foie et les manger. Si tu peux faire cela, tu peux devenir chef”. Hamman Yadji sortit de là et rentra pour tuer son père – praw praw– il prit son cœur et son foie et les mangea. Alors le peuple lui donna la chefferie (Vandu Zra Té cité par Van Beek, 1992 : 303).

67 En effet, Hamman Yadji n’a pas été le seul souverain et n’a pas été le premier à avoir fait des razzias

esclavagistes le principal pilier de son économie. Renate Lukas (1973), Heinrich Barth (1857 :195) et Dixon Denham (1826 : 197) ont tous rapporté que cette région fut un grand fournisseur d’esclaves au XIXe siècle et ce, en dépit de la protection qu’offrait le relief accidenté des monts Mandara contre la cavalerie des esclavagistes.

l’esclavage grâce à son journal personnel saisi par les colons britanniques au moment de son arrestation en aout 1927. Rédigé entre le 16 septembre 1912 et le 25 aout 1927 par son scribe-esclave Ajia, ce journal fait état de ses aventures dans et autour des monts Mandara, comme illustrées dans les extraits suivants :

6-7-1913 On Saturday the 3rd of Mairordu Sumaye I sent my people to Sina and they captured 30 cattle and 6 slave girls.

Between 2 and 27-2-1915 I raided Humumzi and captured 4 slave girls and 20 cattle.

29-9-1918 On Sunday 22nd of Laihadji Fahld al Mar raided Futu in the morning and captured 23 cattle, 22 gowns, 3 red fezzes and 15 goats.

7-5-1919 On Wednesday the 6th of Wirardu Sumaye I raided Sir with Lawan Aji of Gaur and we captured 8 slaves, 122 cattle and 200 sheep. 30-12-1919 I raided Wula and we captured 20 slaves.

15-5-1920 On Saturday the 25th of Wairordu Sumaye I sent Jauro Soji to raid the pagans of Gumshi. They took from them 70 slaves, 48 cattle and 90 goats68.

À la lecture complète du journal, il ressort qu’Hamman Hadji a mené 118 raids dans 64 localités différentes en seulement neuf années (1912-1920). Un peu plus de 2000 esclaves furent capturés et 168 autres tués lors des attaques. À ce nombre déjà impressionnant s’ajoutent plus de 3500 bétails saisis par les razzieurs. Le graphique suivant donne un aperçu général du nombre d’esclaves et de bétails (bœufs, chèvres et moutons) pris ainsi que du nombre d’esclaves tués lors des raids tels qu’ils apparaissent dans le mémoire personnel de Yadji.

Graphique 5 : Bilan des raids menés par Hamman Yadji entre 1912 et 1920 (Source : Journal d’Hamman Hadji)

Il convient toutefois de remarquer que les rapts ne constituaient pas l’unique méthode d’approvisionnement en esclaves, car la prise se faisait aussi parfois de manière indirecte par le truchement des Montagnards eux-mêmes. La menace de l'esclavage interne était parfois plus redoutée, surtout pendant la période de grande famine des années 1920 au cours de laquelle les Montagnards vendirent leurs propres parents et amis aux Peuls et aux Wandala en échange des denrées alimentaires, du sel et du poisson (MacEachern, 1993; Van Santen, 1993; Van Beek, 1992)69. Dans certains massifs situés au cœur des mont

Mandara comme ceux des Muktele, il était presqu’impossible pour les esclavagistes de capturer directement les esclaves (Juillerat, 1971 : 16). Ils le faisaient indirectement par l’intermédiaire des locaux en profitant des guerres interminables qui les opposaient régulièrement. Hamman Yadji rapporte lui-même dans son journal la complicité des Montagnards dans les pratiques esclavagistes à partir de 1922, comme cela est illustré par les extraits suivants :

69 Sur les échanges commerciaux qui avaient cours dans le califat de Sokoto, voir entre autres Paul Lovejoy

(2005; 1986, 1978). 0 200 400 600 800 1000 1200 1400 1600 1912 1913 1914 1915 1916 1917 1918 1919 1920 Bétail Ovins et chèvres montagnards tués Esclaves

11-1922 On Tuesday the 17th of Haram Petel the pagans of Sina brought

a woman of theirs to me, who they say stole from the people.

24-11-1925 On Tuesday the 8th of Banjaru Tumbindu the pagans of

Kamale accused one of their men of being a ‘witch’ and they caught him and brought him to me. They wanted too to reap his corn, so I sent my horsemen to them.

Au regard du journal d’Hamman Yadji et des témoignages de Dixon Denham et Heinrich Barth rapportés plus haut, il ressort que le nombre d’esclaves qui parvenaient dans les cours des souverains peuls et wandala atteignait de très grandes proportions. Jacques Lestringant (1964) affirme que c’était le seul commerce véritablement florissant dans la région au XIX et au début du XXe siècle. Antoinette Hallaire estime également que près de la moitié de la population du Wandala était essentiellement constituée d'esclaves (1965 : 58). Il faut ajouter à cela les dons de diverses natures régulièrement attribués aux souverains musulmans par les Montagnards pour acheter la paix sur leurs territoires (MacEachern, 1993 : 256 ; Van Beek, 1992: 309; Vincent, 1978: 583). La question centrale qui émerge de ces considérations est celle de savoir à quoi et vers où étaient destinés ces esclaves ? Le journal d’Hamman Yadji70 et l’histoire orale des populations des monts

Mandara ne fournissent que peu de détails pour pouvoir répondre à cette question. Néanmoins, les travaux de Paul Lovejoy (2005 ; 2002 ; 1993 ; 1990 ; 1988 ; 1979 ; 1978b) sur les échanges commerciaux et les pratiques esclavagistes dans le califat de Sokoto duquel dépendait Madagali et la plupart des lamidats du Nord-Cameroun, offrent quelques indices utiles.

70 Il est vrai que Yadji mentionne occasionnellement la vente d’esclaves et leurs prix : « 25/2/1917: I received

50 shillings and two gowns for a slave girl. Sometimes the villagers ransomed their women back (36 shillings, 7/11/1914), but most slave women were given away (21 & 22/2/1919). For ‘slaves’ – presumably men – there is the case of 6 slaves returned to Sena (a Higi village, 23/7/1913). Voir annexe 5 pour plus de détails.

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