Chapitre 3 : Le rôle de la production écrite au sein de l'univers courtisan
A. Le livre comme monnaie d‟échange
Chez les peintres comme chez les sculpteurs, les orfèvres, les architectes et d‟autres
artistes, la réalisation d‟œuvres d‟art Ŕ de dimensions assez réduites pour la plupart Ŕ pour
les offrir à quelque commanditaire potentiel était devenue pratique courante au XVI
èmesiècle. Martin Warnke fournit une liste d‟exemples à ce sujet dont la longueur suffit à
convaincre de la diffusion d‟une telle coutume
15. Comme nous le rappelle l‟historien de
l‟art allemand, Giorgio Vasari signalait déjà ce phénomène dans ses Vite où il ressort
clairement que « simili transazioni degli artisti appaiono già un comportamento ben
affermato, volto a richiamarsi alla memoria dei principi »
16. L‟objectif serait en substance
pour les artistes d‟attirer sur eux l‟attention du prince mais cela ne nous semble cependant
pas être leur but final : ils pouvaient espérer tirer des bénéfices bien plus concrets des dons
13 Selon la chercheuse, un tel objet d‟étude « imporrebbe un ampio spettro di indagine che tenesse conto delle innumerevoli varianti e rispettive acquisizioni storiografiche » (Cavagna, Anna Giulia, « Libri in Lombardia e alla corte sforzesca tra Quattro e Cinquecento », in Quondam, Amedeo (dir.), Il libro a corte, Roma, Bulzoni Editore, 1994, p. 90).
14 Cela vaut dans certains cas également pour les éditeurs, imprimeurs ou traducteurs.
15 En voici quelques uns : « Piero di Cosimo avrebbe donato a Giuliano de‟ Medici le sue fantasticherie marine, come in precedenza Brunelleschi a Cosimo de‟ Medici il suo pezzo a rilievo, presentato in concorso ; Giuliano da Sangallo avrebbe offerto nel 1496 al re di Francia il modellino di un palazzo, come dono personale. Matteo del Nassaro, quando si recò in Francia nel 1515, portò con sé una quantità di medaglie » (Warnke, Martin, Artisti di Corte, p. 159).
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qu‟ils faisaient. Le terme de transaction que nous avons mis en italique nous ramène
directement au milieu de référence des rapports entre artiste et commanditaire, c‟est-à-dire
cette cour que nous avons dépeinte comme un lieu d‟échange. L‟œuvre d‟art pouvait ainsi
servir, dans ce contexte particulier, de monnaie d‟échange contre laquelle leurs auteurs
recevaient une rémunération ponctuelle
17, un travail
18, un titre nobiliaire
19, un cadeau ou
plusieurs de ces dons à la fois
20, et la liste ne s‟arrête pas là.
On observe le même type de phénomène si l‟on passe du domaine de la création
artistique à celui de la production littéraire. Le livre Ŕ ou plutôt, dans ce cas, l‟exemplaire Ŕ
valait comme objet d‟échange pendant toute la période qui précéda l‟apparition d‟un
véritable marché libraire et, donc, au cours du XVI
èmesiècle. Même après que les
développements techniques en matière d‟impression ont fait perdre à l‟ouvrage écrit sa
rareté, et par conséquent un peu de sa valeur, le livre représente au XVI
èmeun cadeau digne
d‟un prince. Dans le cadre d‟une telle fonction, la dédicace Ŕ sur laquelle nous reviendrons
en détail plus loin Ŕ jouait un rôle de premier ordre, ainsi que le confirme Gérard Genette :
En ces temps où la littérature n‟est pas vraiment considérée comme un métier, et où la pratique des droits d‟auteur au pourcentage sur les ventes est presque complètement inconnue (ce sera, je le rappelle, une conquête de la fin du XVIIIème siècle, due à l‟action de Beaumarchais), l‟épître dédicatoire fait très régulièrement partie des sources de revenu de l‟écrivain21.
17 Parmi les nombreux exemples cités par Martin Warnke, surtout en relation à l‟aire germanique, nous nous limiterons à reporter ici le cas d‟Anton Weillandt qui en 1565 offrit une peinture à l‟Empereur Maximilien II et reçu « gracieusement en échange 10 Gulden » (Ibid., p. 162).
18 « Alfonso Lombardi [...] donò ad Alessandro de‟ Medici il busto del sovrano, il che gli procurò immediatamente un lavoro » (Ibid., p. 160).
19
« Bandinelli donò allora all‟Imperatore un rilievo con la deposizione dalla croce ed una Venere [e] venne fatto cavaliere » (Ibid.).
20 Martin Warnke raconte que Johann Haid reçut en 1610 du Conseil de Nuremberg Ŕ nous ne sommes plus, donc, dans la sphère courtisane Ŕ un service de verres en remerciement pour le don d‟un portrait de l‟Empereur (Ibid., p. 164). L‟exemple de Giovan Battista di Jacopo, dit Rosso Fiorentino, mérite également d‟être cité. Si l‟on en croit Giorgio Vasari, en effet, celui-ci aurait été généreusement récompensé par François Ier alors qu‟il travaillait à sa cour. Le roi de France aurait particulièrement apprécié son travail, au point de lui concéder pas moins de « mille scudi d‟entrata e le provisioni dell‟opera, ch‟erano grossissime ». Vasari va même jusqu‟à affirmer, toujours en référence au peintre florentin : « egli non più da pittore, ma da principe vivendo, teneva servitori assai e cavalcature, e si trovava fornito di bellissime tappezzerie e d‟argenti » (Vasari, Giorgio, Le vite de’ più eccellenti architetti, pittori, et scultori italiani, da Cimabue, insino a’ tempi nostri, éd. Bellosi, Luciano ; Rosi, Aldo, vol. 2, p. 757).
21
Genette, Gérard, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 111-112. En citant L. Febvre et H.J. Martin (L’apparition du livre, Albin Michel, 1958, p. 235), Genette ajoute que « la vente d‟exemplaires d‟auteur, dits aussi, justement, “exemplaires de dédicace”, faisait partie, au XVIème siècle, des ressources légitimes des auteurs. Érasme, par exemple, disposait, nous dit-on, d‟ un “véritable réseau d‟agents qui allaient les distribuant et récoltant les récompenses” » (Ibid., p. 128).
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Pamela O. Long affirme à cet égard : « A book could function simultaneously as a
gift within the system of patronage and as a commodity in the book market »
22. Nous
jugeons nécessaire de relativiser la portée de la seconde fonction évoquée par la
chercheuse par rapport à la première, surtout à l‟époque et dans les domaines disciplinaires
dans lesquels nous nous situons. Ainsi que le rappelle Genette dans le passage cité,
l‟édition, il était encore extrêmement rare pour un écrivain italien au XVI
èmesiècle de vivre
du produit de la vente de ses œuvres
23. C‟est d‟autant plus vrai pour les auteurs des
dialogues techniques militaires qui s‟adressaient à un public de spécialistes ou d‟amateurs
qualifiés. Il est ainsi plus raisonnable de penser que l‟œuvre écrite avait pour eux d‟autres
fonctions que celle, pour ainsi dire, de « bien commercial » comme on pourrait l‟entendre
aujourd‟hui.
La littérature militaire fournit des exemples pertinents de la manière dont la
publication d‟un ouvrage pouvait servir à l‟obtention de faveurs de la part de personnages
qui, par ailleurs, n‟appartenaient pas forcément aux plus hautes sphères de la société. Nous
savons que les praticiens comme les artistes n‟adressaient pas exclusivement leurs
ouvrages ou leurs dons au prince lui-même, mais si le lectorat des ouvrages techniques
militaires du XVI
èmeŔ auquel on peut ajouter les dédicataires potentiels Ŕ était relativement
hétérogène du point de vue social, tous avaient en commun un intérêt certain pour les
disciplines militaires, qu‟il fût imposé par la nécessité ou choisi par plaisir
24. John Rigby
22
La chercheuse ajoute quelques lignes plus loin : « It could also instruct current and potential practitioners and help to shape the self-image and group identity of particular kinds of practitioners, such as military captains and engineers » (Long, Pamela O., Openness, Secrecy, Authorship, p. 176).
23 Encore à cette époque, en effet, « it was too early for writers to look to contracts with printers or publishers as a significant source of income » (Richardson, Brian, Printing, Writers and Readers in Renaissance Italy, p. 100). John Rigby Hale l‟explique de la façon suivante : « non c‟erano percentuali e la nozione di una proprietà esclusivamente letteraria non esisteva neppure » (Hale, John Rigby, « Industria del libro e cultura militare a Venezia nel Rinascimento », p. 249). Pendant toute la période prise en compte et même au-delà, les hommes de culture Ŕ littéraire, technique, artistique ou proto-scientifique Ŕ avaient ainsi un besoin vital de l‟appui de personnages riches et puissants. Au tournant des XVIème et XVIIèmes siècles par exemple, un homme du calibre de Galilée « non poteva fare astrazione dal patrocinio, necessario in un‟epoca in cui l‟uomo di scienza, come il letterato, era costretto a ricorrere al sostegno politico e finanziario di un uomo pubblicamente influente e finanziariamente solido » (Besomi, Ottavio, « I paratesti del galileiano Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo », in Terzoli, Maria Antonietta (dir.), I margini del libro. Indagine teorica e storica sui testi di dedica, p. 169).
24
Pamela O. Long écrit que la tradition littéraire militaire du XVIème siècle « came to provide a common ground of communication for princely rulers, military captains, and engineers » (Long, Pamela O., Openness, Secrecy, Authorship, p. 195). La liste des interlocuteurs de Tartaglia dans les Quesiti et inventioni diverse en atteste de façon manifeste. Parfois, le dédicataire est un personnage de la cour qui, bien qu‟influent, occupe nécessairement un rang inférieur. Cela peut s‟expliquer, surtout pour nos spécialistes d‟art militaire dont le nombre des commanditaires potentiels était logiquement beaucoup plus restreint que celui de ceux qui pouvaient employer un peintre ou un orfèvre, par le fait que la dédicace d‟un ouvrage à un courtisan pouvait servir à se faire connaître, de façon indirecte, par le prince et décideur principal dans les affaires de la guerre. Dans le contexte « international » des cours de la Renaissance, les ambassadeurs constituaient d‟excellents médiateurs entre artistes et praticiens d‟un côté et prince de l‟autre. Ce rôle, pour lequel ils recevaient une
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Hale évoque par exemple le cas de Giacomo Grassi qui, ne pouvant plus pratiquer sa
profession, fait appel à la générosité de certains de ces anciens élèves et espère tirer profit
de ses connaissances et de son savoir-faire en les confiant au véhicule textuel :
Giacomo Grassi dedicò nel 1570 la sua Ragion di adoprar sicuramente l’arme si da offesa come da difesa […] a quindici gentiluomini di Treviso dei quali era stato maestro di scherma con « honorato stipendio ». Ora che sta invecchiando ed è povero, chiede la loro protezione in compenso del frutto della sua lunga esperienza25.
B. La production écrite comme succédané à l’action
Il ne restait en somme à Giacomo Grassi, qui ne pouvait plus manier l‟épée, que la
plume. On ne sera pas surpris, dans ces conditions, de constater que la production écrite ait
pu servir de succédané à l‟action véritable. Nous avons vu que les techniciens et experts
militaires devaient notamment compter sur leurs compétences afin de pouvoir travailler au
service d‟un prince et bénéficier, en retour, de ses faveurs. Or, dans une période de paix
relative comme celle qui vit la publication des dialogues du corpus, les occasions de faire
montre de leurs connaissances et de leur savoir-faire dans les disciplines de la guerre
pouvaient être assez rares. Dans une telle situation, la rédaction d‟ouvrages militaires
offrait des avantages appréciables.
Il n‟est pas impossible que les spécialistes de l‟art de la guerre aient eu recours à la
rédaction d‟ouvrages militaires où ils pouvaient faire montre de leurs connaissances et de
leurs capacités et promouvoir, auprès du prince, la gamme de services qu‟ils étaient en
mesure de lui offrir. La dédicace du second livre de l‟Osservanza militare (1568) de
Francesco Ferretti contient une preuve tangible de cette possible utilisation de l‟ouvrage
écrit par les techniciens et hommes de guerre. L‟auteur s‟adresse à Côme de Médicis Ŕ ou
plutôt, par amplification rhétorique, le supplie Ŕ afin de pouvoir, au moment où cela se
révèlera nécessaire, mettre ses talents militaires au service du Duc. Puisqu‟au moment de
la composition de l‟ouvrage, la situation politico-militaire relativement calme
26empêchait
formation adéquate, faisait d‟ailleurs partie intégrante de leur métier d‟ambassadeurs (Warnke, Martin, Artisti di Corte, p. 170-174).
25 Hale, John Rigby, « Industria del libro e cultura militare a Venezia nel Rinascimento », p. 251.
26 Ainsi que nous aurons l‟occasion de le voir plus loin (Partie II, Chapitre 1, II, C), la péninsule jouit globalement d‟une période de paix durable à partir du traité de Cateau-Cambrésis signé en 1559.
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Ferretti de prouver sa valeur sur le terrain, il lui fallait trouver un moyen pour y parvenir,
même de manière imparfaite. Il a recours, dans cette optique, à l‟écrit, et soumet au Duc un
texte par le biais duquel il entend « mostrar segno della [sua] sincera e divota volontà, e
perché l‟Ecc. V. Illustriss. Resti servita di manifestamente conoscere tutto quello in che
[egli] possa per aventura esser buono a farle grata servitù »
27. Ferretti n‟attend d‟ailleurs
en retour qu‟une chose : le « cadeau » Ŕ selon ses propres termes Ŕ de pouvoir servir son
prince sur le terrain quand celui-ci en aura besoin
28. De même, Domenico Mora dédie son
traité Il Soldato à Octave Farnese sans omettre de rappeler que son objectif est celui de
mettre en application ses compétences : il affirme soumettre au duc son ouvrage « acciò
che, vedutolo, possa giudicare quello che io vaglio per servirla, sì come in ogni occasione
mi troverà prontissimo »
29.
Frédérique Verrier fait sienne l‟idée selon laquelle la florissante production de
traités militaires constituerait précisément « un succédané de l‟engagement physique »
30et
Ŕ comme pour Machiavelli
31et Francesco Ferretti qu‟elle cite en exemple Ŕ un moyen
d‟affronter la « phobie militaire de l‟oisiveté qui est plus qu‟un lieu commun »
32. Mais la
27 Ferretti, Francesco, Della osservanza militare del Capitan Francesco Ferretti d’Ancona, Cavalliere di S.
Stefano, libri due, in Venetia, appresso Camillo e Rutilio Borgomineri fratelli, 1568, dédicace au premier livre (nous soulignons).
28
Il écrit : « resti servita sua Eccellenza di prestare tal‟hora benigna orecchia a queste mie soldatesche fatiche, acciò che, quando le piaccia, possa in quello che le tornerà meglio comandarmi ; il che mi sarà singolarissimo dono » (Ibid., p. 38).
29
Mora, Domenico, Il Soldato, dedica. « Voglio » pour « vaglio » est certainement le résultat d‟une erreur d‟impression. John Rigby Hale, qui cite la dédicace, reporte « vaglio » (Hale, John Rigby, « Industria del libro e cultura militare a Venezia nel Rinascimento », p. 252).
30 Verrier, Frédérique, « Soldats et traités d‟art militaire au XVIème siècle : de l‟exclusion à la sélection »,
Lettere Italiane, Firenze, Leo S. Olschki Editore, Anno XLI Ŕ N. 3, Luglio Ŕ settembre 1989, p. 378.
31
Dans le proème à l‟Arte della guerra, l‟ancien Secrétaire écrit justement à Lorenzo di Filippo Strozzi : « diliberai, per non passare questi mia oziosi tempi sanza operare alcuna cosa, di scrivere » (Machiavelli, Niccolò, Arte della guerra e scritti politici minori, éd. Bertelli, Sergio, Milano, Feltrinelli, 1961, proème, p. 326).
32
Verrier, Frédérique, « Soldats et traités d‟art militaire au XVIème siècle : de l‟exclusion à la sélection », p. 378. La période de paix est ainsi mise à profit pour écrire, « faute de mieux » en quelque sorte : c‟est dans ces moments qu‟il faut réfléchir sur les erreurs commises et les moyens d‟améliorer la situation. C‟est tout du moins ce qu‟affirment les auteurs. La dédicace au second livre de la première édition de l‟Osservanza militare de Francesco Ferretti illustre cet aspect. Elle débute par ces mots, adressés à Côme de Médicis : « Desidero sopra ogni cosa del mondo di piacere a V.E. illustrissima ; e però non debbo restare, per valere in suo servigio, d‟operare continuamente con l‟ingegno, mentre che con la persona non posso » (Ferretti, Francesco, Della osservanza militare, 1568 p. 37). Le même thème est développé, de façon peut- être plus explicite encore, dans la dédicace de l‟édition de 1576, adressée cette fois à François de Médicis, grand-duc de Toscane de 1574 à 1581. Francesco Ferretti y rappelle la dédicace adressée à Côme, son père, et l‟impossibilité de prouver sa valeur sur le terrain : « Io ho sempre, con quella riverenza che si conveniva, osservato la felice memoria dello invitto granduca Cosimo, padre di vostra Altezza. E quando a sua Serenità piacque di ricevermi fra‟ suoi sinceri gentilhuomini soldati, che fu poi che mi hebbe dato l‟habito della religione di San Stefano, mi andai imaginando modo di far conoscere a sua Altezza la fedel servitù che, con ogni debita honorata maniera, per me si bramava farle ; e mancando occasione de adoperarmi con la persona, per manifestarmele al possibile, le offersi alcune Osservanze Militari da me scritte in dui libri, nel tempo che a’ miei signori è piaciuto lasciarmi in casa, sì per fuggir l’otio, come (se pur convien dir così) per