Chapitre 3 : Le rôle de la production écrite au sein de l'univers courtisan
B. La dédicace dans les rapports d‟échange
Nous aborderons ici les dédicaces de nos dialogues dans le but bien précis de
démontrer que la composition et la destination des ouvrages pris en considération s‟intègre
effectivement dans les rapports d‟échange que nous avons décrits précédemment. Nous
nous effectuerons une analyse systématique et approfondie de la structure rhétorique de
cette partie du paratexte dans la troisième et dernière partie de cette recherche. Pour le
moment, il nous suffira de constater que les dédicaces des ouvrages techniques militaires
ne dérogent en aucun cas aux normes Ŕ essentiellement rhétoriques Ŕ qui régissent les
mécanismes de l‟activité courtisane. Les épîtres dédicatoires des ouvrages de notre corpus
de recherche attestent clairement, en effet, des rapports d‟échange asymétriques entre le
courtisan-dédicateur et le prince-dédicataire que nous avons décrits et au sein desquels
l‟ouvrage Ŕ et les compétences dont il faisait montre Ŕ constituait l‟objet premier.
L‟un des éléments topiques les plus visibles au sein du matériel paratextuel étudié
consiste certainement dans la mise en relief de l‟infériorité du dédicateur par rapport au
dédicataire. Ce dernier Ŕ qu‟il s‟agisse de l‟auteur du texte lui-même, de l‟imprimeur ou
encore du traducteur Ŕ souligne en effet immanquablement et de façon souvent ostentatoire
sa position d‟infériorité par rapport au prince ou à un employeur potentiel
80. Malgré les
remarques de Marco Santoro qui affirme, en référence à la production éditoriale
napolitaine du XVI
èmesiècle, que « non sono poche le dediche alquanto dignitose e sobrie,
che non presentano elogi sperticati e quasi servili »
81, l‟analyse des dédicaces des textes
étudiés laisse penser que la tendance dominante dans la Péninsule est faite de pratiques
apologétiques des plus obséquieuses et, pour ainsi dire, courtisanesques. Dans la plupart
des cas, le dédicataire souligne en effet avec une insistance souvent redondante son statut
de serviteur. Prenons en examen, à titre d‟exemple, la dédicace au Modo di formar con
prestezza le moderne battaglie de Girolamo Cataneo, adressée au comte Octave Brembato.
L‟épître rédigée par l‟ingénieur de Novare n‟est pas particulièrement longue, mais on y
peut observer un nombre relativement élevé d‟éléments lexicaux qui indiquent la position
l‟œuvre ait été écrite pour son dédicataire, ou tout au moins que l‟hommage s‟en soit imposé dès la fin de la rédaction » (Genette, Gérard, Seuils, p. 119).
80 Nous analyserons cet aspect dans le chapitre 4, I de la troisème partie de notre recerche, notamment au moment de décrire le recours à l‟opposition topique entre haut et bas, supérieur et inférieur, ainsi que l‟apologie de la dynastie du dédicataire dans les dédicaces de notre corpus de recherche.
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subalterne de l‟auteur et expriment un respect qui frise la servilité envers son « signore »
82.
L‟auteur met plus particulièrement en relief sa dévotion pour le comte dont il est l‟obligé
ou, selon une formule conventionnelle, l‟« humilissimo servitore »
83.
Au sein des rapports d‟échange décrits, nous nous situons au niveau du flux
ascendant qui émane du courtisan et vise à atteindre le prince. La dédicace n‟est autre, en
effet, que la matérialisation et, d‟une certaine manière, l‟officialisation du don de l‟ouvrage
à son dédicataire
84. Or le don d‟une œuvre quelle qu‟elle soit à un personnage influent et
puissant constituait également, nous l‟avons vu, une requête : son auteur attendait, en
retour, une réponse qui, par un flux descendant cette fois, se manifestait sous les diverses
formes que nous avons décrites dans les paragraphes précédents. Dans le cas de la dédicace
rédigée par Girolamo Cataneo et qui illustre notre propos, le dédicateur pouvait espérer
bénéficier des mêmes avantages qu‟il affirme avoir reçu dès avant le don du dialogue.
L‟ingénieur souligne Ŕ avec une emphase qui pourrait très bien trahir une stratégie
purement apologétique
85Ŕ sa « gratitudine » envers Octave Brembato qui « ha usato sì
82 Girolamo Cataneo utilise le terme « signore » (ou les variantes « signora » et « signoria ») à de nombreuses reprises : en référence directe Ŕ 8 fois Ŕ ou indirecte Ŕ 3 fois Ŕ au dédicataire, et par trois fois pour désigner des parents de ce dernier (Cataneo, Girolamo, Modo di formare con prestezza le moderne battaglie, dédicace).
83 Le caractère éminemment conventionnel de ces formules Ŕ à propos duquel nous renvoyons au troisième
excursus d‟Ernst Robert Curtius (Letteratura europea e Medio Evo latino, p. 453-460) et dont on trouve des variantes en signature de l‟ensemble des épîtres dédicatoires du corpus Ŕ doit nous inciter à la prudence. Nous y faisons référence parce qu‟elles synthétisent efficacement le thème de l‟infériorité du dédicateur qui est développé avec plus ou moins d‟insistance dans le corps de la dédicace, ainsi qu‟en atteste par exemple celle qui précède le Modo di formare con prestezza le moderne battaglie de Girolamo Cataneo. On peut y lire en effet : « Quando alcun cavaliere è di alcun prencipe divoto, facendo alcuna magnifica fabrica, suole affigere sopra alla porta l‟arme di quel signore, ch‟egli sopra gli altri riverisce e tien caro, così io, honoratissimo mio Signore, ho voluto per dimostrare l’animo mio divoto verso di vostra Signoria illustre [...] » (Cataneo, Girolamo, Modo di formare con prestezza le moderne battaglie, dédicace). C‟est l‟ouvrage qu‟il dédie au comte Ottaviano Brembato qui constitue la preuve tangible d‟une telle dévotion : « Quinci è che quel gran tempio di Apolline in Delfo fu tanto celebrato dagli scrittori famosi, perciò che quivi si vedevano i doni divoti, quasi di tutte le genti del mondo. Volendo io adunque servare questa lodevolissima usanza di consacrare il mio libro ad alcun grand‟huomo, e a cui fossi grandemente obligato, quale doveva io anteporre a vostra Signoria illustre, essendole io tanto obligato ». À quatre reprises, enfin, l‟ingénieur évoque sa révérence envers le dédicataire de son dialogue (Ibid. ; nous soulignons).
84 Cataneo commence par comparer son ouvrage aux « doni divoti » que les Grecs offraient à Apollon en son temple de Delphes et, de façon plus explicite encore, affirme vouloir faire ce don au comte pour montrer au grand jour la dévotion qu‟il lui voue (Ibid.). On notera que ce type de topoi est caractéristique des pratiques dédicatoires en général : on les retrouve par exemple dans les dédicaces des œuvres musicales de la période baroque. Selon Erika Kanduth en effet, on trouve y fréquemment « il riferimento al mecenate che si distingue per grandezza, per virtù nei confronti dell’umilissimo servitore che mediante la degnazione del suo signore consacra il suo “ picciol dono” alla gloria, in sequenze che ricordano la preghiera » (Kanduth, Erika, « Appunti sul formalismo della dedica barocca » in Peron, Gianfelice (dir.), Strategie del testo. Preliminari Partizioni Pause, Padova, Esedra, 1995, p. 218 ; nous soulignons).
85 C‟est l‟une des hypothèses qui nous semble probable, mais peut-être Ottavio Brembato avait-il réellement gratifié Cataneo de ses faveurs dès avant le don de l‟ouvrage.
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larghe cortesie » en sa faveur
86. On ne manquera pas de remarquer, par ailleurs, la finesse
et l‟habilité rhétorique de l‟ingénieur de Novare, lequel se garde bien de formuler une
requête
directe
à
son
protecteur
mais
affirme
simplement,
feignant
le
désintéressement : « s‟io saprò che le sia stato caro [il dono del suo dialogo], ne sentirò
veramente allegria infinita e mi darà animo di operare sotto il suo chiarissimo nome per
aventura cose che non mi lascieranno senza fama un dì, né senza laude »
87. La dernière
partie de la citation contient des informations extrêmement utiles d‟un autre point de vue
également. L‟ingénieur semble y évoquer en effet, bien que de façon implicite, la fonction
de promotion des compétences de l‟auteur que nous avons attribuée aux ouvrages
militaires. Si le comte se montre satisfait de la lecture de l‟ouvrage qui lui est dédié Ŕ un
ouvrage à la portée éminemment pratique, ainsi que l‟indique son titre Ŕ il pourra donner à
l‟ingénieur l‟opportunité de mettre en application les connaissances et les savoir-faire dont
le dialogue fait montre et lui permettre, en d‟autres termes, non plus seulement d‟écrire
mais d‟ « operare ».
86 Cataneo écrit en outre : « Ché a pena fui io da lei [il conte Ottavio Brembato] conosciuto, che mi cominciò con infinita cortesia a favorire e a far benefici grandissimi » (Cataneo, Girolamo, Modo di formare con prestezza le moderne battaglie, dédicace).
87 Ibid.
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Partie II
L'art de la guerre :
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La production d‟ouvrages écrits représente l‟un des moyens les plus efficaces pour
les courtisans du XVI
èmesiècle dans la mise en œuvre des stratégies d‟évolution
professionnelle et sociale décrites dans le chapitre précédent. Le choix d‟y aborder
précisément les disciplines militaires n‟est pas anodin. Il va de soi que les sujets traités
correspondent avant tout aux domaines d‟activité des auteurs. Néanmoins, dans la culture
de la Renaissance si riche de figures polymorphes, il est légitime de penser que ce choix
est peut-être aussi, dans une certaine mesure, le fruit d‟une véritable réflexion. Cette
tradition littéraire, et les dialogues appartenant à notre corpus de recherche en particulier,
visaient en partie à satisfaire les besoins des employeurs potentiels de leurs auteurs, de ces
décideurs dont il a été question précédemment. La compréhension de ces textes passe
nécessairement par l‟éclaircissement de cette question cruciale : en quoi les dialogues
militaires répondaient-ils aux attentes de leurs destinataires ? Afin d‟y répondre, il convient
tout d‟abord de montrer combien le thème traité pouvait être attractif aux yeux des princes
italiens du XVI
èmesiècle, ce qui revient à traiter le problème de l‟utilité Ŕ générale et
circonstancielle Ŕ de la réflexion sur l‟art militaire à l‟époque considérée. À partir de là,
nous étudierons les approches différentes des auteurs d‟ouvrages militaires : cela nous
permettra de mettre en lumière certaines stratégies mises en œuvre par les différents types
d‟experts militaires pour répondre aux exigences des décideurs et potentiels employeurs.
Afin de satisfaire ces derniers, les seules connaissances et compétences Ŕ matérialisées en
substance dans le contenu de leur production littéraire Ŕ ne suffisaient pas toujours : nous
verrons que la dimension plaisante et divertissante de l‟œuvre écrite était un atout qu‟il
fallait, dans la mesure du possible, exploiter.
De fait, dans les cours italiennes du XVI
èmesiècle, la production littéraire technique
et militaire répond fondamentalement à une stratégie dont les deux pôles majeurs sont
l‟utile et l‟agréable. C‟est là l‟idée de base qui sous-tendra notre approche herméneutique
aux dialogues militaires. Elle a émergé spontanément au fil de la lecture des textes du
corpus et des ouvrages de critique historique et littéraire qui abordent, de points de vue
variés, la thématique qui nous occupe. Cette approche nous semble en effet la plus à même
d‟expliquer les différents aspects des dialogues pris en considération ainsi que les
motivations et les conditions de leur rédaction. Elle ne prétend pas, néanmoins, à
l‟exhaustivité, mais il ne pourrait guère en être autrement s‟agissant d‟aborder une
problématique aussi vaste et complexe. Ainsi, certains aspects que l'on ne peut traiter
systématiquement dans le cadre de notre recherche Ŕ pour des raisons de temps et d'espace
95
Ŕ peuvent avoir une origine qui échappe à cette optique bi-polaire mais, pour autant, ne la
contredisent ni ne l'excluent
1.
1 Pour expliquer l‟intense production d‟ouvrages normatifs en Italie entre la fin du XVème et le début du XVIIème siècle, Nicola Longo s‟appuie sur des arguments de portée beaucoup plus vastes, qui touchent toute la culture de l‟époque. La Renaissance était, selon Longo, l‟époque de la réflexion d‟une culture sur elle- même et sur l‟image qu‟elle fournissait d‟elle-même. Une telle réflexion déboucha naturellement sur la production de normes et de règles visant à réguler les comportements de la société dans toutes ses manifestations. De l‟avis du chercheur, « gli infiniti trattati di comportamento sono testimonianze di come quella civiltà avrebbe voluto essere e di come credeva di essere. Proprio i libri relativi alle istituzioni comportamentali nelle arti e nella vita quotidiana rappresentano lo specchio migliore in cui la società colta (alfabetizzata, almeno) [...] meditava intorno alla propria identità dandosi delle regole ed offrendosi, contemporaneamente, un modello esemplare » (Longo, Nicola, « Gli ultimi libri della corte di Urbino », in Quondam, Amedeo (dir.), Il libro a corte, Roma, Bulzoni Editore, 1994, p. 303). La présence à la cour des auteurs des traités de ce type Ŕ parmi lesquels figurent des ouvrages militaires Ŕ ne serait donc pas due exclusivement ni même principalement à leurs compétences dans leur domaine d‟activité spécifique mais plutôt à leur contribution à la représentation du pouvoir et à son utilisation par le prince. Longo écrit en effet : « Il principe raccoglie a corte gli scrittori di questi trattati (la casistica troverebbe la maggior parte di costoro al servizio di un signore più o meno potente) proprio perché egli vuole che in essi si rifletta la mirabile ed astratta perfezione del suo stato ed insieme si propone di apprendere dai loro studi quanto potrebbe giovare alla gestione del suo potere : propaganda ma anche controllo sulla propaganda » (Ibid.).