L’analyse économique des conflits juridiques a pour objectif d’étudier les
dif-férents modes de résolution des litiges, notamment du point de vue de leur déroulement
et de leur issue
12. Ce champ de l’économie du droit s’est développé suite à un constat :
le fait que la résolution des contentieux par les tribunaux civils semble violer le
théo-rème de Coase selon lequel, en l’absence de coûts de transaction, les parties devraient
négocier dès lors qu’une négociation mutuellement bénéfique est réalisable. Or, en
pra-tique, à partir du moment où un tribunal intervient au sein d’un litige, cela signifie que
les parties n’ont pas réussi à parvenir à un accord par elles-mêmes. En conséquence, à
partir des années 1970, certains économistes ont cherché à expliquer les raisons d’un
tel échec : les premiers modèles développés sont ceux de Landes (1971), Gould (1973)
et Shavell (1982). L’objectif de ces travaux est d’analyser les incitations des parties,
au sein d’un litige, à trouver un accord ou à aller en procès, et d’identifier les raisons
pouvant expliquer l’intervention du juge plutôt que le succès de la négociation.
Le principal facteur identifié par ces travaux expliquant ce processus réside dans
l’optimisme excessif des parties au litige concernant leurs chances de gagner le procès.
Dans ce contexte, les offres faites par les parties et représentant la part du surplus
qu’elles souhaitent obtenir dépend de leurs anticipations sur la décision du juge. Or,
selon les analyses citées, les parties forment des anticipations différentes, tant sur la
probabilité que le plaignant gagne (ou que le défendeur perde le procès), que sur la valeur
du gain obtenu par le plaignant en cas de victoire (ou sur la valeur de la perte supportée
par le défendeur en cas de défaite). Chaque partie est supposée être optimiste, au sens
où la somme que le plaignant s’attend à recevoir est supérieure à la perte espérée par le
défendeur, cette divergence d’anticipations étant à l’origine de l’échec des négociations.
Ainsi, dans ce type de modèle, le tribunal n’intervient que si les deux parties ont un
12Pour une revue plus exhaustive de la littérature relative à l’analyse économique de la résolution des litiges, voir Deffains (1997).
comportement optimiste.
Ces modèles dits “optimistes” ont été progressivement remis en cause dans les années
1980, en raison de leur ignorance de la nature stratégique des litiges. Les premiers à avoir
tenu compte de telles interactions dans le domaine de l’économie du droit sont Cooter
et al.(1982) : ceux-ci analysent la négociation préalable à un jugement au moyen d’un
modèle non coopératif, en considérant la négociation comme un processus dynamique
de décisions simultanées. De plus, les propositions faites par chaque partie se déroulent
dans un climat d’incertitude : une partie ne sait pas quelle réponse l’autre partie va
apporter à sa proposition, mais connaît seulement la distribution des stratégies de
celle-ci dans une situation similaire. Dans ce cadre, si une partie accroît ses prétentions dans
la négociation, cela réduit la probabilité d’obtenir un arrangement puisque la probabilité
que la somme des demandes des parties excède le surplus augmente. Le juge intervient
alors dès lors que l’une des parties fait des propositions relativement agressives tandis
que l’autre n’est pas disposée à faire des concessions suffisantes. Ce modèle remet en
cause les modèles optimistes puisque les croyances des parties ne sont pas erronées
à l’équilibre : en effet, les parties ne commettent pas d’erreurs systématiques ; cela
n’implique pas pour autant que la négociation aboutisse à coup sûr à un accord. En ce
sens, ce modèle stratégique décrit le processus judiciaire de négociation de façon plus
réaliste.
Les modèles stratégiques ont rapidement évolué de façon à prendre en compte les
asymétries informationnelles possibles entre les parties, l’une d’elles disposant d’une
information privée que ne possède pas l’autre partie. Par exemple, le défendeur peut
posséder une information privilégiée sur la faute qu’il a commise, ou bien le plaignant
peut savoir davantage d’éléments concernant le préjudice qu’il a subi. Ces modèles
stra-tégiques peuvent être de plusieurs types : il peut s’agir de modèles de filtrage (Bebchuk,
1984), dans lesquels la partie non informée est celle qui fait une offre, de modèles de
signal (P’ng, 1983 ; Reinganum et Wilde, 1986), où la partie possédant le plus
d’infor-mations est celle qui joue la première et enfin les modèles mixtes (Schweizer, 1989), dans
lesquels chaque partie possède une information privée. Ces différents articles ont
consti-tué le point de départ de nombreuses analyses portant sur les négociations préalables à
un procès.
Depuis quelques années, le développement de l’économie expérimentale et de la
neuroéconomie
13ont permis de mieux comprendre le comportement des agents
écono-miques. Ainsi, les modèles récents ont enrichi les modèles fondés sur des asymétries
d’information en incluant des caractéristiques telles que le pessimisme, l’aversion à
l’ambiguïté
14ou encore l’aversion aux pertes
15. Ces “nouveaux modèles” s’inspirent des
résultats obtenus en psychologie et sont utilisés par exemple en économie du droit ou
dans le cadre de modèles de négociation. Ainsi, Butler (2007) met en relief du point de
vue théorique l’apport de la “prospect theory” (empruntée à Kahneman et Tversky) à la
négociation : en utilisant plusieurs types de points de référence (tels que ceux basés sur
l’équité ou lestatus quo par exemple), il montre que ces différents types produisent un
comportement différent au niveau individuel et en association avec le type de point de
référence de l’autre partie. La notion d’aversion aux pertes est également utilisée dans
le domaine de la négociation en général : ainsi, certains services de résolution des litiges,
tels que www.settlenow.com montrent comment certains résultats de la neuroéconomie
concernant l’aversion aux pertes peuvent être utilisés au sein de la négociation.
L’aver-sion à l’ambiguïté est analysée par Segal et Stein (2006) dans le cadre du processus
criminel : selon ces auteurs, l’aversion à l’ambiguïté caractérisant le défendeur dans le
cadre d’un procès pénal le met dans une position de faiblesse du fait de l’asymétrie qui
existe avec le procureur. En effet, selon les auteurs, ce dernier ne serait pas averse à
l’ambiguïté, notamment parce que c’est un joueur répété intéressé par le taux global
13La neuroéconomie est “une branche de recherche au croisement de l’économie et des neurosciences cognitives qui étudie l’influence des facteurs cognitifs et émotionnels dans les prises de décisions, qu’il s’agisse d’investissement, d’achat, prise de risque, consommation.” (Source : http ://fr.wikipedia.org)
14L’aversion à l’ambiguïté, également appelée aversion à l’incertitude, reflète une préférence pour des risques connus plutôt que pour des risques non connus. Cette notion a été mise en relief par le paradoxe d’Ellsberg, qui constitue l’un des paradoxes de la théorie de l’espérance d’utilité.
15L’aversion aux pertes se définit comme la tendance des individus à fortement préférer éviter les pertes plutôt qu’acquérir des gains.