Ce chapitre a pour objet de faire le point sur une littérature relativement récente
mais qui se développe très rapidement. Pendant de nombreuses années, les recherches
portant sur le rôle de la protection de l’emploi se sont focalisées principalement sur
l’impact de celle-ci sur les performances du marché du travail, analysant l’effet de la
législation sur la durée du chômage, le taux d’emploi ou encore le taux de chômage
(Addison et Teixeira, 2003 ; L’Haridon et Malherbet, 2003). Cependant, depuis une
dizaine d’années, les économistes analysent également l’influence de la protection de
l’emploi, tant juridique que judiciaire, sur le comportement des agents économiques
pendant la relation de travail et lors des litiges liés à sa rupture. De manière générale,
les conclusions de Smith (1962) selon lesquelles les règles de fonctionnement du marché
déterminent le comportement des agents économiques lors de l’échange s’appliquent
pleinement ici. En effet, les interactions se développant entre les parties apparaissent
en grande partie guidées par des facteurs juridiques : confrontés à certaines lois et à
un certain système judiciaire, les acteurs les utilisent, les contournent et les manipulent
le cas échéant. Les arguments et analyses exposés dans cet article ont ainsi de
nom-breuses implications en termes de politiques économique et législative : les autorités
concernées doivent tenir compte de la capacité réactive des agents économiques afin de
structurer efficacement les règles de droit relatives au licenciement, ces règles ayant un
impact déterminant sur le comportement des parties lors de la séparation et en amont
de celle-ci. Plus spécifiquement, l’économie peut aider le droit à trouver des mécanismes
permettant d’optimiser l’utilisation des règles juridiques propres à la relation de travail,
notamment en réduisant leur manipulation par les parties à cette relation. Concernant
les litiges du travail, l’économie pourrait jouer un rôle plus important dans le
dévelop-pement de mécanismes judiciaires et extrajudiciaires visant à accroître l’efficacité de la
résolution des litiges. De façon similaire, l’analyse économique peut permettre de
nour-rir le débat sur l’efficacité de la justice du travail en apportant de nouveaux fondements
aux arguments avancés par les juristes et les professionnels du droit.
Cette analyse est bien amorcée mais demeure encore incomplète. En effet, il existe
peu de comparaisons tant théoriques qu’empiriques de l’efficacité des différents
méca-nismes de résolution des conflits pratiqués au sein ou en dehors du système judiciaire,
tels que l’arbitrage, la médiation ou la conciliation. En outre, d’un point de vue
métho-dologique, les moyens d’analyse des études empiriques sont parfois limités, notamment
lorsque l’on souhaite observer le changement de comportement des individus suite à la
mise en place d’une nouvelle législation. En effet, ce type de situation n’est observable
qu’à la condition que certaines politiques publiques soient ou aient été mises en oeuvre.
A cet égard, la méthodologie expérimentale apparaît prometteuse dans la mesure où elle
permet de simuler l’abstraction de la théorie dans le cadre contrôlé d’un laboratoire et
ainsi de “provoquer” ces situations afin d’en observer les conséquences et de fournir une
meilleure compréhension des motivations individuelles à différents stades de la relation
de travail
47.
Annexes
Modalités de licenciement dans quelques pays de l’OCDE
(Union Européenne et Etats-Unis)
Allemagne Espagne Etats-Unis France Obligation
d'information sur la cause du licenciement
Orale Oui Oui Non Oui
Ecrite Non Oui Non Oui
Période de préavis - - -
Lecture: 4 semaines < 2 ans = "préavis de 4 semaines si l'ancienneté est inférieure à 2
ans"
4 semaines < 2 ans, 1 mois < 5 ans, 2 mois < 8 ans, 3 mois
< 10 ans, 4 mois < 12 ans, 5 mois < 15 ans, 6 mois < 20 ans,
7 mois > 20 ans
30 jours pour les salariés licenciés pour raisons objectives. Pour les salariés sous contrat à durée déterminée : 0 < 1 an, 15 jours >
1 an.
Aucune réglementation juridique (mais elles
peuvent apparaître dans certains accords collectifs ou certaines politiques d’entreprise). 1 mois < 2 ans, 2 mois > 2 ans Indemnités légales Pas d’obligation légale, mais celle-ci
peut être incluse dans les accords collectifs et les plans
sociaux.
Aucune, sauf pour les salariés sous contrat dans des agences de travail temporaire qui obtiennent 12 jours par année d’ancienneté. 1/10e de salaire mensuel par année d’ancienneté + 1/15e de salaire mensuel au-delà de 10 ans d’ancienneté Définition du Licenciement Justifié Facteurs lies à la personne du salarié, à sa conduite ou raisons économiques
Motivé par des raisons disciplinaires ou objectives (économiques, technologiques, organisationnelles) Tout licenciement peut être pratiqué sans justification ou explication (concept de l’« employment-at-will »), sauf si les parties ont placé des
restrictions spécifiques sur la
terminaison du contrat de travail ou bien si le salarié est
protégé par la législation contre la discrimination. Raisons économiques ou raisons liées à la conduite ou à la performance du salarié Définition du Licenciement Injustifié Le salarié pourrait être maintenu à un autre poste, dans la même entreprise et licenciement pour raison économique
où certaines « considérations sociales » n’ont pas été prises en compte Discrimination (sexe, race, condition sociale, idées politiques ou religieuses, langue ou appartenance syndicale) Discrimination (appartenance à un syndicat, grossesse, origine, sexe, etc.)
Irlande Italie Pays-Bas Royaume-Uni Obligation
d'information sur la cause du licenciement
Orale Oui (si le salarié en
fait la demande) Oui
Non (Oui si
fonctionnaire) Oui
Ecrite Oui (si le salarié en fait la demande)
Oui (si le salarié en fait la demande)
Non (Oui si fonctionnaire)
Oui (si licenciement individuel)
Période de préavis - - -
Lecture: 4 semaines < 2 ans = "préavis de 4 semaines si l'ancienneté est inférieure à 2 ans"
0 < 13 semaines, 1 semaine < 2 ans, 2 semaines < 5 ans, 4 semaines < 10 ans, 6 semaines < 15 ans, 8 semaines > 15 ans. Ne peut être
< 2 semaines si licenciement économique. Employés: 2 jours < 2 semaines ; 6 à 12 jours ensuite. Cadres : 8 jours < 8 semaines ; 15 jours à 4 mois ensuite (obligations légales minimales souvent plus élevées dans
les accords collectifs)
1 mois pendant les 5 premières années
d’ancienneté, augmenté d’1 mois
pour toute tranche supplémentaire de 5 ans d’ancienneté, jusqu’à un maximum de 4 mois. 0 si < 1 mois, 1 semaine si < 2 ans, plus 1 semaine additionnelle de préavis par année d’ancienneté (jusqu’à 12 semaines maximum) Indemnités légales En cas de licenciement économique avec au moins 2 ans d’ancienneté : 1 semaine de salaire + ½ semaine de salaire par année
travaillée en-dessous de 41 ans + 1 semaine de salaire par année travaillée au-delà de 41 ans, avec un maximum
de 15600 Irl£
2/27e de salaire annuel par année
d’ancienneté (souvent plus élevée
dans les accords collectifs).
Aucune indemnité n’est prévue par la loi. Cependant, le salarié peut demander une indemnité à un tribunal du travail qui utilise la formule : 1 mois par
année d’ancienneté pour les salariés de moins de 40 ans ; 1,5 mois pour les salariés de 40 à 50 ans ; 2 mois pour les
salariés de plus de 50 ans.
Uniquement pour les licenciements économiques avec 2 ans d’ancienneté : 1/2
semaine par année d’ancienneté (pour des salariés âgés de 18 à 21 ans) ; 1 semaine par an (de 22
à 40 ans) ; 1,5 semaine par an (de 41
à 64 ans), limitée à 30 semaines et 220 £ par semaine. Définition du Licenciement Justifié Manque de compétence ou de qualifications, ou licenciement économique Cause subjective (obligations contractuelles non-remplies) ou objective (activité productive, organisation du travail) Manque de capacité ou de qualifications, mauvaise conduite importante ou persistente, licenciement économique ou certaines raisons « substantielles ». Définition du Licenciement Injustifié
Salarié licencié sans préavis ou avec préavis non-adéquat ainsi que discrimination (grossesse; race, appartenance à la communauté nomade irlandaise...) Sans cause subjective ou objective justifiée ou bien discrimination (appartenance politique, syndicale,
religion, race, sexe et langue)
Licenciement motivé par des preuves erronées, licenciement éco ne
respectant pas la règle "dernier entré,
premier sorti" ou discrimination
(handicap, maternité…)
Appartenance à un syndicat, race, sexe,
santé, grossesse et maternité
Litiges du travail, décisions
d’investissement et système judiciaire
“There has been heated policy debate on the costs and benefits of
regula-tions governing dismissals and other features of employment protection. The
key issue is how to keep a balance between the need for firms to adapt to
ever-changing market conditions on the one hand, and workers’ employment
security on the other.”
OCDE, Perspectives de l’emploi de l’OCDE (2004)
L’impact de la législation sur la protection de l’emploi (LPE), définie comme un
ensemble de règles gouvernant les processus d’embauche et de licenciement, sur la
per-formance du marché du travail, a reçu une attention croissance depuis la publication de
l’article séminal de Lazear (1990). Jusqu’à une période récente, la LPE était
générale-ment assimilée à la législation du travail et aux conventions collectives. Depuis quelques
années, les débats et questionnements sur le système judiciaire ont mis en lumière non
seulement le rôle de la législation mais également l’importance de sa mise en oeuvre.
A cet égard, les pratiques des tribunaux et leur interprétation des règles contractuelles
et législatives suscitent de plus en plus d’intérêt. Cette question est importante,
no-tamment dans les pays où le système judiciaire est un moyen couramment utilisé pour
résoudre les litiges du travail : c’est le cas de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de
l’Espagne et du Royaume-Uni. Ainsi, en France, plus de 200 000 litiges individuels du
travail ont été portés devant les tribunaux en 2003
1, tandis qu’en Allemagne, 600 000
conflits du travail en moyenne ont été clos chaque année par les tribunaux du travail
entre 1999 et 2002
2. Cela équivaut dans ces deux pays à environ un licenciement sur
cinq qui est suivi du dépôt d’une plainte, ce qui donne de facto un rôle central aux
instances judiciaires en charge des litiges du travail
3.
Les analyses sur le système judiciaire dans le contexte des litiges du travail
s’inté-ressent à deux thèmes principaux. Certains économistes, tels que Blanchard et Tirole
(2003), remettent en question le rôle et la légitimité du système judiciaire dans les litiges
du travail. Ils plaident pour une restriction de son intervention concernant les décisions
de licenciement par l’employeur : en effet, selon eux, un juge n’aurait ni l’information
nécessaire ni les compétences requises pour annuler de telles décisions. D’autres
au-teurs ont pour objectif d’ouvrir la “boîte noire” des décisions judiciaires en analysant
les déterminants de ces décisions. Ichino et al. (2003) montrent que les décisions des
juges seraient influencées par des facteurs économiques tels que les conditions locales du
marché du travail lorsqu’ils prennent une décision suite à un licenciement. Ce chapitre
4s’inscrit dans le second thème, mais de façon plus normative : nous nous interrogeons
sur la conception optimale du processus de décision du système judiciaire concernant
l’efficacité de la relation employeur/salarié. L’efficience est ici considérée à travers les
décisions d’investissement prisesex ante par les parties. Plus précisément, nous tentons
de mettre en relief de quels éléments le système judiciaire devrait tenir compte lorsqu’il
prend une décision suite à un licenciement, afin de fournir aux parties les meilleurss
1Source : Munoz-Perez et Serverin (2005).
2Source : European Industrial Relations Observatory.
3L’annexe A présente quelques données relatives au nombre de litiges du travail portés devant les tribunaux de première instance dans plusieurs pays européens.